RIGAUD DE VAUDREUIL DE CAVAGNIAL, PIERRE DE, marquis de Vaudreuil, officier dans les troupes de la Marine et dernier gouverneur général de la Nouvelle-France, né à Québec le 22 novembre 1698, quatrième fils de Philippe de Rigaud* de Vaudreuil, marquis de Vaudreuil, et de Louise-Élisabeth de Joybert* de Soulanges et de Marson, décédé à Paris le 4 août 1778.

Descendant d’une famille féodale de la noblesse languedocienne, le père de Pierre de Rigaud de Vaudreuil de Cavagnial servit dans les mousquetaires avant d’accepter sa nomination comme commandant des troupes de la Marine au Canada. Il devint, par la suite, gouverneur de Montréal et, en 1703, il succéda à Louis-Hector de Callière* comme gouverneur général de la Nouvelle-France. Il gouverna la colonie à une époque troublée mais s’attira le respect et l’estime des Canadiens. Pierre allait bénéficier largement de la réputation légendaire de son père.

À l’âge de dix ans, Pierre reçut une commission d’enseigne dans les troupes de la Marine ; le 5 juillet 1711, il fut promu lieutenant et, la même année, il se vit accorder dans la marine le grade de garde-marine. Deux ans plus tard, son père l’envoya porter à la cour les dépêches de l’année. Sa mère, qui y vivait depuis les quatre dernières années, avait obtenu le poste prestigieux de sous-gouvernante des enfants du duc de Berry. Elle fut en mesure d’influencer le ministre de la Marine relativement à la politique canadienne et, en même temps, de promouvoir les intérêts de sa famille. Pierre rentra à Québec en 1715 avec le grade de capitaine, bien au fait des mécanismes de l’administration coloniale et de la manière de s’y prendre avec les fonctionnaires qui prenaient les décisions importantes.

À Québec, sous la tutelle de son père, il apprit comment venir à bout de l’intrigue, phénomène endémique commun à toutes les colonies françaises. Plus important encore, il acquit une compréhension très poussée des mesures adoptées par son père pour la défense des intérêts de la Nouvelle-France contre les menaces que représentaient les colonies britanniques au sud et la Hudson’s Bay Company au nord. En 1721, il accompagna un groupe d’officiers supérieurs dans une tournée d’inspection au lac Ontario. À partir du fort Frontenac (Kingston, Ontario), ils côtoyèrent la rive nord du lac, examinant les sites possibles de forts. Au fort Niagara (près de Youngstown, New York), ils conférèrent avec les chefs tsonnontouans et onontagués. Cette expérience de l’éloquence et de la diplomatie indiennes allait se révéler précieuse au jeune capitaine. Au retour, le parti longea la rive sud du lac ; ainsi Cavagnial acquit une connaissance de première main d’une zone vitale dans le système de défense étendu du Canada.

En 1725, le gouverneur général Vaudreuil mourait. Sa veuve traversa en France et, l’année suivante, elle réussit à obtenir pour son fils la nomination de major des troupes au Canada. Bien qu’il dût maintenant soutenir le fardeau de l’administration des affaires de sa famille au Canada, il se montra assidu dans l’accomplissement de ses tâches et mit de l’avant plusieurs réformes administratives depuis longtemps nécessaires.

En 1727, il obtint un congé pour aller en France, afin d’y aider sa mère à disposer de la succession de son père, mais il abandonna ce projet quand on apprit que les Renards avaient attaqué un détachement français sur le Missouri, tuant un officier et sept soldats. Le gouverneur général Beauharnois* jugea que ce geste exigeait une puissante riposte de la part des Français. Il donna au capitaine Constant Le Marchand* de Lignery le commandement d’un grand corps d’armée chargé d’écraser une fois pour toutes cette tribu. Cavagnial fit partie de l’expédition, qui n’accomplit pas grand-chose, mais qui représenta pour lui une expérience valable dans les questions de logistique et de difficultés inhérentes à la guerre dans les territoires sauvages et lointains.

Revenu à Québec en 1728, Cavagnial traversa en France avec son frère cadet, François-Pierre de Rigaud de Vaudreuil. Il impressionna Maurepas, ministre de la Marine, et fut nommé au grade d’aide-major des troupes de la Marine. À partir de ce moment, il considéra Maurepas comme son protecteur. En 1730, il reçut la croix de Saint-Louis et une promotion dans la marine, au grade de lieutenant de vaisseau. Quand il devint évident que le poste de gouverneur de Montréal deviendrait vacant sous peu – le titulaire, Jean Bouillet* de La Chassaigne, étant presque moribond – Cavagnial présenta un plaidoyer au ministre pour qu’on lui en accordât la succession. Cette fois, ses aspirations furent déçues, mais, deux ans plus tard, en 1733, année où le gouverneur de Trois-Rivières, Josué Dubois* Berthelot de Beaucours, reçut le gouvernement de Montréal, Cavagnial fut nommé pour combler la vacance ainsi créée. Il apprit vite à dispenser avec sagesse les modestes faveurs dont il avait la libre disposition, se bâtissant un cercle de fidèles partisans. Sa réussite à ce poste peu important de gouverneur peut être évaluée d’une façon négative : les neuf ans qu’il passa à Trois-Rivières furent singulièrement dépourvus d’incidents fâcheux.

Quand sa mère mourut, en 1740, Cavagnial demanda un congé et, l’année suivante, il partit pour la France. Il y arriva à un moment des plus favorables. Jean-Baptiste Le Moyne* de Bienville, gouverneur de la Louisiane, brisé par quatre décennies de combats incessants pour établir solidement cette colonie, avait demandé son rappel. À l’heure même où Maurepas cherchait quelqu’un qui pût le remplacer convenablement, Cavagnial parut à la cour. En avril, le ministre prit sa décision et Cavagnial reçut sa nomination officielle le 1er juillet 1742. Cette nomination représentait une importante promotion dans le service du roi, mais le marquis de Vaudreuil (nouvelle désignation utilisée par Cavagnial lui-même) visait déjà plus haut. Il n’y vit qu’un marchepied vers la réalisation de sa grande ambition : accéder un jour prochain au gouvernement général de la Nouvelle-France.

II mit à la voile à Rochefort le 1er janvier 1743, en compagnie de Jeanne-Charlotte de Fleury Deschambault, de 15 ans son aînée, la veuve appauvrie du lieutenant de roi à Québec, François Le Verrier* de Rousson. Ils durent être en relations avant de s’embarquer pour ce voyage, qui comportait des risques, mais la traversée leur fournit certainement l’occasion de se connaître beaucoup mieux l’un l’autre. Après une navigation de quatre mois, ils débarquèrent à La Nouvelle-Orléans le 10 mai. Que Vaudreuil ait été un homme prudent, qui n’aimait point la précipitation, cela se manifeste dans le fait qu’il attendit encore trois ans, jusqu’en novembre 1746, avant d’épouser Mme Le Verrier, alors âgée de 63 ans. Ils allaient rester profondément attachés l’un à l’autre pendant les 17 années qui suivraient.

Vaudreuil découvrit vite que son haut poste, accepté avec tant d’empressement, ne serait pas de tout repos. Il avait la responsabilité de maintenir la souveraineté française sur l’intérieur du continent, depuis les Appalaches et la Floride, à l’est, jusqu’à la Nouvelle-Espagne, à l’ouest, et du golfe du Mexique à la rivière des Illinois. Sauf pour les établissements agricoles échelonnés le long du Mississippi, du sud de la Nouvelle-Orléans à Natchez (Mississippi), et dans le pays des Illinois, la présence française n’était assurée parmi les diverses nations indiennes, dont beaucoup étaient hostiles, que par des postes de traite entourés de palissades, défendus par des garnisons formées d’un commandant et de quelques hommes des troupes régulières, qui désertaient à la première occasion. La population blanche de la colonie comptait, au total, moins de 6 000 personnes. La Nouvelle-Orléans, centre administratif de ce simulacre d’empire, se situait à l’extrémité de deux longues voies de communication, toutes deux vulnérables. L’une s’allongeait à travers le dangereux passage des Bahamas (détroit de Floride) et, par delà l’Atlantique, jusqu’à Rochefort ; l’autre remontait le Mississippi et, par delà les Grands Lacs, jusqu’à Québec. Il fallait des mois pour atteindre l’une ou l’autre destination. Une menace sérieuse à la sécurité de la colonie dût-elle surgir, le gouverneur aurait à se débrouiller du mieux qu’il pourrait pour faire face à la situation.

Vaudreuil savait aussi qu’un gouverneur de colonie n’était qu’un élément de l’administration coloniale, quelque important que fût cet élément. Théoriquement subordonné au gouverneur général de la Nouvelle-France, qui résidait à Québec, le gouverneur de la Louisiane, à cause de la distance et de la lenteur des communications, jouissait en fait d’une autorité propre, faisant rapport directement au ministre de la Marine et recevant ses ordres directement aussi. Au-dessus de lui, le ministre et son adjoint, le premier commis, devaient être cultivés avec soin, apaisés, influencés, convaincus et, surtout, favorablement impressionnés. Sous lui, des fonctionnaires subalternes et des officiers, qu’il devait maintenir dans leur devoir, dont il devait gagner la loyauté et l’appui, et déjouer l’hostilité. Le gouverneur devait trouver les moyens de se faire craindre et respecter d’eux. Il se trouvait dès lors, et de toutes sortes de manières, soumis aux pressions et aux jeux d’influence, souventes fois cachés. L’intrigue et la chicane faisaient rage partout au sein du gouvernement byzantin de Louis XV.

Tout gouverneur de la Louisiane devait se rappeler constamment le rôle assigné à cette colonie dans les desseins politiques de l’Empire français. La Louisiane n’avait d’abord été établie que pour des raisons purement politiques et militaires, soit freiner l’expansion des Anglo-Américains vers l’ouest. Aussi, on avait espéré qu’éventuellement l’économie de la colonie progresserait au point d’apparaître sous un jour favorable dans les bilans de l’Empire. La couronne, qui ne se relevait d’une crise financière que pour tomber dans une autre, chercha toujours à atteindre ses objectifs au moindre coût. Les besoins des colons étaient rarement pris en considération. Vaudreuil devait mettre en œuvre toutes les mesures requises, malgré des ressources invariablement insuffisantes. Étant lui-même né dans une colonie, il éprouvait une grande sympathie pour les colons et cherchait à les aider par tous les moyens possibles. Trop souvent ces deux objectifs – poursuite de la politique de l’Empire et amélioration des conditions de vie des Créoles – s’ils n’entraient pas en conflit, s’excluaient l’un l’autre.

Bienville, le prédécesseur de Vaudreuil, avait veillé aux intérêts de la colonie depuis la période de sa fondation. Il avait fait des prodiges, simplement pour éviter qu’elle échouât entièrement, mais il avait été incapable de faire des miracles. Il voulut – c’était humain – faire croire au ministre qu’en la quittant il laissait la colonie en sécurité et les nations indiennes solidement alignées sur les intérêts de la France, à la suite de sa récente campagne contre les redoutables Chicachas. Vaudreuil vit les choses d’un autre œil. Politiquement, il lui était de bonne guerre de décrire sous un mauvais jour la situation dont il avait hérité. Il informa le ministre qu’il restaurerait rapidement la discipline au sein des troupes et mettrait fin aux abus qui avaient cours tant parmi les civils que parmi les militaires. Sur l’état de l’économie, il se montra assez optimiste et judicieux. C’est la menace de l’extérieur qui l’inquiétait le plus, et il en tenait son prédécesseur responsable. Peut-être se sentirait-il plus enclin à l’indulgence, quelques années plus tard, après avoir bataillé pour faire face aux problèmes complexes qui avaient mis à l’épreuve les talents indiscutables de Bienville. Mais il n’exagérait pas en informant le ministre que l’influence française parmi les nations indiennes était au plus bas, en particulier chez les puissants Cherokees et Chicachas, et que les colons britanniques semaient la discorde au sein de toutes les tribus, grâce à leurs marchandises de traite à rabais, de manière à se les attacher l’une après l’autre.

Moins d’un an après son arrivée, la situation prit une acuité particulière, du fait de l’ouverture des hostilités entre la France et la Grande-Bretagne, marquant les débuts de la guerre de la Succession d’Autriche. Vaudreuil chercha à convaincre les Chactas d’attaquer les Chicachas, alliés des Britanniques. Les Chactas, d’allégeance française à un moment donné, s’y refusèrent. Une faction, au sein de la tribu, sous la direction du chef Matahachitoux (Soulier Rouge), avait été gagnée aux Britanniques de la Caroline et de la Géorgie par le moyen de riches cadeaux et de marchandises de traite à bon marché. Il y avait grand danger que la nation entière passât du côté britannique, laissant le sud de la colonie ouvert à des attaques dévastatrices auxquelles ses faibles défenses ne lui eussent pas permis de résister. La garnison de la Louisiane comprenait 835 hommes et officiers, dont 149 mercenaires suisses. La milice pouvait lever au plus 400 hommes, de 200 à 300 esclaves noirs pouvaient servir à des tâches diverses, sans combattre, et de 500 à 600 Indiens alliés pouvaient être recrutés dans les petites tribus. Pour empirer les choses, trop souvent les navires portant les ravitaillements de France n’arrivaient pas à destination. La situation se détériora à ce point, dans les avant-postes, que les officiers étaient durement pressés de donner à manger à leurs hommes, sur le bord de la mutinerie. L’attitude du commissaire général Sébastien-François-Ange Le Normant de Mézy, qui insistait pour qu’on respectât à la lettre les restrictions budgétaires imposées par le ministre, quelles qu’en fussent les conséquences politiques ou militaires, n’allégea en rien cette situation. Vaudreuil écrivit au ministre : « Mr. Le Normant ne cherche qu’a se faire un Merite aupres de vous de tous ces arrangemens de finance et de ses Epargnes, Le principe en est bon, Mais il ne faut pas quil soit prejuduciable au bien du service et a la tranquilité de cete Colonie. »

Vaudreuil tint de fréquentes conférences avec des délégués des nations indiennes, dans ses efforts pour les tenir attachées à l’alliance française et les attirer loin de l’influence britannique. Tout cela ne passa pas inaperçu chez le ministre ; en 1746, Vaudreuil fut promu à l’important grade de capitaine dans la marine. Vaudreuil informa le ministre que la colonie pourrait se développer si les tribus indigènes étaient amenées à vivre en paix – une paix qui ne pourrait être obtenue qu’en éliminant l’influence des trafiquants de la Caroline. Pour y arriver, il fallait des marchandises de traite pour une valeur additionnelle de 100 000#, mais du fait que les approvisionnements assurés par la couronne ne paraissaient jamais suffisants et que Le Normant tenait serrés les cordons de la bourse, Vaudreuil, dans toutes ses rencontres, se trouvait entravé. Manquant à la fois d’effectifs militaires et de marchandises de traite nécessaires pour répondre à la menace britannique, Vaudreuil dut forcément recourir à d’autres moyens. L’influence de Matahachitoux sur les Chactas devait être contrée, d’une façon ou d’une autre, pour éviter la subversion de la nation entière. Vaudreuil mit à prix la tête du chef indien ; la récompense offerte était suffisamment alléchante pour que, cinq mois plus tard, le chef fût assassiné par quelques-uns de ses propres compatriotes. Vaudreuil réussit aussi à persuader les Chactas d’attaquer un parti de trafiquants de la Caroline et de piller leur convoi de 60 chevaux. Les gens de la Caroline ressentirent durement la perte de leurs marchandises et de leurs chevaux. Ils mirent du temps avant d’envoyer un autre convoi par delà les montagnes. Cet épisode, s’il ne termina pas la bataille entre les deux puissances, n’en écarta pas moins le danger de la domination des tribus de la Louisiane par les Britanniques.

En mars 1748, le départ de Le Normant pour Saint-Domingue (île d’Haïti) dut procurer une grande satisfaction à Vaudreuil. Mais son soulagement allait être de courte durée. Le successeur de Le Normant, Honoré Michel* de Villebois de La Rouvillière, qui s’était marié dans la puissante famille Bégon, se révéla beaucoup plus irritant pour Vaudreuil que ne l’avait été Le Normant. Cet homme, qui avait passé sa vie à se quereller, commença, quelques mois après son arrivée, à adresser au ministre des tirades féroces contre Vaudreuil. Malheureusement pour ce dernier, son vieux protecteur, Maurepas, avait été démis de ses fonctions en avril 1749 et remplacé par Antoine-Louis Rouillé, qui paraissait décidé à faire sentir aux fonctionnaires nommés par Maurepas qu’ils avaient un nouveau maître. Il accepta les accusations de Michel pour argent comptant, en particulier l’affirmation que les troupes dans la colonie faisaient preuve d’insubordination et que Vaudreuil protégeait ceux à qui il avait accordé des postes et qui se rendaient coupables de toutes sortes de crimes. Désormais, Vaudreuil se vit constamment réprimandé et forcé de se défendre contre les accusations les plus variées. Il le fit sans permettre que cette dispute n’éclatât en public. Avec Michel, il adopta une attitude distante et polie, qui rendit le commissaire général plus furieux encore. Dépité du refus de Vaudreuil de se quereller ouvertement et de sa propre incapacité de trouver un appui parmi les notables locaux, Michel fut en proie à une colère intérieure qui en vint à un point tel qu’à la mi-décembre 1752, une attaque d’apoplexie l’emporta. Vaudreuil envoya à Rouillé une note prudente, disant que la contribution de Michel au service colonial était bien connue du ministre et demandant que l’on fit quelque chose pour le fils du défunt, encore au collège.

Cet épisode, quoique ennuyeux, avait été somme toute de peu d’importance dans les affaires de la colonie. Vaudreuil avait à se préoccuper d’autres problèmes, beaucoup plus sérieux. À plusieurs centaines de milles au nord, le pays des Illinois s’avérait la source de constantes inquiétudes. Les colons y étaient peu nombreux, mais la région constituait la clé de voûte de l’Empire français d’Amérique. Officiellement sous la juridiction du gouverneur de la Louisiane, les établissements de l’Illinois étaient autant, sinon plus, sous la direction du gouverneur général de Québec. Ironiquement, le père de Vaudreuil avait fort mal accueilli le détachement de cette région des territoires sous sa juridiction, en 1717, en vue de renforcer la Compagnie des Indes de John Law. Colonisée par des Canadiens qui vivaient d’agriculture, de chasse et de la traite avec les Indiens [V. Antoine Giard* ; Jean-François Mercier*], la région entretenait des liens économiques tant avec Montréal qu’avec La Nouvelle-Orléans. Les marchands montréalais dominaient la traite des fourrures mais les surplus de farine de ce territoire, les peaux de gros animaux et le produit des mines de plomb locales étaient envoyés à La Nouvelle-Orléans.

Les établissements de l’Illinois étaient également vitaux pour la sécurité des voies de communication entre le Canada et la basse Louisiane. Les désordres des coureurs de bois canadiens renégats au sein des tribus illinoises et de celles qui habitaient le long du Missouri causaient l’un des plus graves problèmes, dans cette région. Ils créaient une situation que les trafiquants britanniques, comme le craignait Vaudreuil, ne tarderaient pas à exploiter à leur profit, si on n’y mettait point ordre. Le gouverneur alla plus loin, en soutenant que la traite dans toute la vallée du Mississippi appartenait de droit aux colons de la Louisiane, les Canadiens y étant des intrus.

Vaudreuil devait accepter le fait que le prix des marchandises de traite était moindre à Montréal qu’à La Nouvelle-Orléans et que la traite des fourrures au Canada connaissait une organisation plus efficace. Dans sa correspondance avec le gouverneur général Beauharnois, résidant à Québec, il proposa qu’on autorisât les Canadiens à trafiquer le castor et les fourrures fines dans la haute Louisiane, mais qu’on envoyât les peaux des cervidés et des bisons à La Nouvelle-Orléans. Il entreprit de mettre sur pied une compagnie formée de 20 des principaux trafiquants du pays des Illinois et proposa de leur octroyer le monopole de la traite sur le Missouri. La compagnie devait accepter de construire un fort et d’entretenir un détachement de soldats pour maintenir l’ordre dans la région. Pour Vaudreuil, ce projet paraissait si raisonnable et si bien conçu pour faire progresser les intérêts de l’Empire français en Amérique qu’il le mit en branle avant d’en informer Beauharnois, tout à fait confiant de recevoir l’appui tant du gouverneur général que du ministre. Or Beauharnois en prit ombrage, déclarant que c’était là une usurpation de son autorité, si bien que le district retourna par la suite sous la gouverne de Québec.

Vaudreuil chercha à éviter d’autres conflits avec Québec en obtenant une délimitation des juridictions territoriales tant du Canada que de la Louisiane. En 1746, La Jonquière [Taffanel*], nommé en remplacement de Beauharnois, reçut instructions de régler rapidement ce problème. Au même moment, le ministre commençait à être convaincu qu’il serait plus économique de placer le pays des Illinois sous la juridiction de Québec, d’autant que son éloignement de La Nouvelle-Orléans empêchait les autorités de la Louisiane de le gérer efficacement. Il jugea aussi que ce territoire grevait le budget de la Louisiane et que le détachement de deux compagnies des troupes régulières pour les envoyer à quelque mille milles au nord affaiblissait le pauvre système défensif du sud de la colonie. Quant aux aspects économiques, les fourrures de la région seraient dirigées sur Montréal, et le blé sur La Nouvelle-Orléans, sans préjudice de la juridiction administrative.

C’est à Roland-Michel Barrin* de La Galissonière, provisoirement en poste en l’absence de La Jonquière, qu’il revint de régler le problème. En septembre 1749, il prépara un plan détaillé pour la défense de la souveraineté française en Amérique du Nord contre l’agression des Anglo-Américains. D’accord avec Vaudreuil sur l’importance vitale du pays des Illinois, il déclara toutefois que cette région devait dépendre du Canada tant pour sa défense que pour sa mise en valeur. La Galissonière ne se préoccupait que des grandes lignes de la politique de la métropole ; Vaudreuil, par ailleurs, était peu disposé à abandonner l’autorité qu’il détenait sur la haute Louisiane et les possibilités qu’elle lui offrait d’avoir plus de faveurs à distribuer. Aussi s’opposa-t-il fortement à l’annexion du pays des Illinois par le Canada.

Quand il fallut prendre une décision, en 1749, Rouillé fit un compromis. On laissa l’administration des établissements du pays des Illinois à la Louisiane, mais on plaça la vallée de l’Ohio et les postes de la Ouabache (Wabash) sous la dépendance du commandant de Détroit. Vaudreuil s’était depuis longtemps inquiété d’une menace possible, de la part des Britanniques, sur la région de l’Ohio. En 1744, il avait prôné la construction d’un fort sur l’Ohio, à quelque 30 milles de son embouchure, mais Maurepas avait tergiversé. Entre-temps, des trafiquants de la Pennsylvanie avaient commencé à s’infiltrer dans la vallée. Sans une forte présence française et une ample provision de marchandises de traite à un prix concurrentiel, Vaudreuil ne pouvait faire grand-chose pour mettre un frein à ces incursions. Il craignait que les Britanniques, après avoir bâti un fort sur l’Ohio, ne gagnassent l’allégeance de toutes les tribus et qu’il ne devînt impossible de les y déloger. L’expédition de Pierre-Joseph Céloron* de Blainville dans la vallée de l’Ohio, en 1749, révéla justement à quel point ce danger était devenu sérieux. Vaudreuil fit alors appel à La Jonquière pour qu’il recourût à l’armée afin de chasser les Britanniques, mais le gouverneur général s’y refusa. Tout ce que Vaudreuil pouvait faire, c’était de renforcer la garnison du pays des Illinois de six compagnies supplémentaires, d’envoyer des officiers de confiance pour tenter de retenir les alliés défaillants de passer du côté des Britanniques, et de faire des plans pour la restauration du fort de Chartres (près de Prairie du Rocher, Illinois), qui tombait en ruine.

En 1752, l’audacieuse attaque de Charles-Michel Mouet de Langlade, qui, à la tête de 200 ou 250 coureurs de bois, Outaouais et Sauteux de Michillimakinac (Mackinaw City, Michigan), fit irruption sur la base des trafiquants britanniques à Pickawillany (Piqua, Ohio), chez les Miamis, démontra l’efficacité qu’eût pu avoir l’action proposée par Vaudreuil. Ils tuèrent Memeskia (La Demoiselle, Old Britain), le chef de la faction dévouée aux intérêts britanniques, et 20 de ses compagnons, s’emparèrent de cinq ou six trafiquants britanniques et se retirèrent rapidement. L’influence des Britanniques s’écroula dans toute cette région. Certaines des bandes qui trafiquaient avec eux abandonnèrent leurs villages, par crainte d’un pareil traitement. Une demi-douzaine de nations, dont l’allégeance française était devenue douteuse, envoyèrent dès lors des partis de guerre contre les villages qui avaient fait alliance avec les trafiquants britanniques. Vaudreuil put affirmer, dans un rapport, que les tribus de la vallée de l’Ohio faisaient toutes des ouvertures aux Français, dans l’espoir de rentrer dans leurs bonnes grâces. Il lança, cependant, un avertissement : la situation restait encore fluctuante. Pour maintenir la domination française sur la région, il fallait un fort sur l’Ohio [V. Claude-Pierre Pécaudy de Contrecœur].

La plus grande réussite de Vaudreuil, en Louisiane, s’avéra peut-être sa contribution à l’établissement, pour la première fois dans l’histoire de cette colonie, d’une relative prospérité économique. En 1744, les colons avaient connu la famine ; les terres étaient négligées, et le manque de marchés extérieurs autant que de moyens d’expédier par mer les produits avait réduit les colons à une agriculture de pure subsistance. La solution de Vaudreuil à ce problème fut de trouver accès aux marchés des colonies espagnoles de Cuba et du Mexique. La marine britannique se fit sa complice inconsciente dans cette entreprise. Les administrateurs des colonies espagnoles, devant les graves pénuries causées par la guerre, durent accepter les propositions de Vaudreuil d’admettre les produits agricoles louisianais, qui apparaissaient en bonne partie sur leur liste de produits de contrebande. La Balise, à l’embouchure du Mississippi, devint un entrepôt où les navires espagnols prenaient en charge les vivres français en vue de leur transbordement à La Havane, à Saint-Domingue et à Veracruz (Mexique). Vaudreuil évaluait à 750 000# approximativement l’apport de ce commerce pendant les années 1742 à 1744. Quand la guerre prit fin, ce trafic tomba d’une façon dramatique, pour revivre peu après. Les colonies espagnoles jugèrent qu’elles ne pouvaient plus s’en passer.

En 1743, Vaudreuil acheta une plantation en pleine activité, avec 30 esclaves, sur la rive du lac Pontchartrain, au prix de 30 000#. Il l’améliora assidûment, de façon à accroître ses revenus, son salaire de 12 000# par année seulement étant tout à fait insuffisant pour soutenir son style de vie fastueux. Il avait aussi l’intention d’encourager, par son exemple, les autres planteurs. En quittant la colonie, il vendit cette propriété pour la somme de 300 000#, mais cette augmentation – dix fois le prix d’achat – est vraisemblablement attribuable, jusqu’à un certain point, à l’inflation occasionnée par la guerre.

Vaudreuil encouragea fortement la production de l’indigo, en Louisiane, et réussit à en accroître considérablement la qualité. De 1743 à 1750, le prix de ce produit doubla, et il était tellement en demande que le parlement britannique dut obligatoirement subventionner l’indigo de la Caroline. Cette subvention eut pour conséquence un florissant commerce de contrebande entre La Nouvelle-Orléans et Charleston (Caroline du Sud). Les Louisianais se retrouvèrent avec un marché supplémentaire, lucratif de surcroît, pour leur indigo, et les exportateurs de la Caroline empochèrent les subventions britanniques, les uns et les autres prospérant. On produisit aussi en vue de l’exportation, et en quantités de plus en plus grandes, le bois de construction, la poix, le goudron, la térébenthine, le tabac, le riz et les peaux. En 1750, une centaine de navires relâchèrent à La Balise, en provenance des Antilles françaises et espagnoles, du Mexique et de la France. En 1751, les exportations de la colonie s’élevaient à 1 000 000#. En 1753, la valeur en avait doublé. Vaudreuil pouvait s’attribuer en partie le mérite de ces réalisations.

Un autre apport de première grandeur à la prospérité de la colonie, dont Vaudreuil pouvait aussi s’attribuer le mérite, réside dans le fait que, de 1742 à 1752, le budget tripla, passant de 322 798# à 930 767#. La plus grande partie de cet argent était dépensée dans la colonie, pour la solde des troupes et le salaire des fonctionnaires, pour la construction de fortifications et les subventions au clergé, pour les présents distribués aux Indiens, le bien-être social et une multitude d’autres choses. La plus grande partie aboutissait dans les poches des colons, qui jouissaient désormais d’une honnête sécurité économique, quelques-uns d’entre eux étant relativement riches. Vaudreuil lui-même donna l’exemple, dans la colonie, des dépenses d’apparat. Il recevait avec faste, tenait table ouverte pour les officiers et les notables, et sut rendre fort désirable le fait d’avoir ses entrées dans le cercle qu’il présidait, et pernicieux de s’attirer son déplaisir et d’en être exclu.

Tout au long de ces années, Vaudreuil espéra qu’un jour prochain il serait nommé gouverneur général de la Nouvelle-France, et il vivait dans cette attente. Cela avait été, pendant longtemps, le but principal de sa vie. Apprenant que La Jonquière, et non pas lui, avait été nommé, en 1746, en remplacement de Beauharnois, il en éprouva une terrible déception. La Jonquière, toutefois, le rassura en disant qu’il n’avait accepté ce poste à Québec que pour un mandat de trois ans, et que Maurepas avait affirmé que Vaudreuil lui succéderait. Mais Maurepas fut ensuite démis de ses fonctions. En 1752, on nomma Duquesne pour remplacer La Jonquière, décédé. Vaudreuil commença à craindre que son tour ne fût définitivement passé. Sa famille s’en montra outragée. Son frère François-Pierre lui écrivit, disant qu’il était sûr, maintenant, que Vaudreuil abandonnerait le service. Il ajoutait que, même s’il ne devait avoir que 4 000# de pension annuelle, Vaudreuil pourrait vivre à l’aise dans le Languedoc, sans avoir de compte à rendre à personne. Quel immense soulagement dut lui apporter la lettre de Rouillé, datée du 8 juin 1752, qui l’informait de son remplacement, comme gouverneur de la Louisiane, par Louis Billouart de Kerlérec. Ordre lui était donné de rester à La Nouvelle-Orléans assez longtemps pour instruire Kerlérec des affaires de la colonie, puis de rentrer en France, d’où, en temps opportun, il partirait pour Québec.

Vaudreuil avait mérité les acclamations des colons de la Louisiane. Il laissait la colonie dans un état de sécurité et de prospérité bien plus grand que celui dans lequel il l’avait trouvée. Il avait acquis une expérience considérable et inestimable dans ses négociations avec les nations indiennes. Il avait aussi développé une conscience aiguë de la menace grandissante que représentaient les colonies britanniques. Le 24 janvier 1753, le navire de Kerlérec arriva à La Balise. Le 8 mai, Vaudreuil et sa suite quittaient La Nouvelle-Orléans. Débarqué à Rochefort le 4 août 1753, Vaudreuil élut ensuite domicile à Paris.

On n’émit la commission nommant Vaudreuil gouverneur général de la Nouvelle-France que le 1er janvier 1755. Pendant les quelque 20 mois qu’il passa en France, il y eut une échauffourée dans la vallée de l’Ohio entre le major George Washington, à la tête d’un parti de miliciens coloniaux, et un détachement de la garnison du fort Duquesne (Pittsburgh, Pennsylvanie) [V. Louis Coulon* de Villiers]. Cet accrochage marqua le début des hostilités, entre la Grande-Bretagne et la France, qui allaient s’étendre à quatre continents pendant les neuf années suivantes. Ni Vaudreuil ni le gouvernement français ne se faisaient d’illusions sur leur capacité de vaincre les Britanniques en Amérique. La tâche de Vaudreuil, dès lors, serait d’empêcher l’ennemi de s’emparer de la Nouvelle-France.

Pour renforcer les défenses de Louisbourg, île Royale (île du Cap-Breton), et du Canada contre l’attaque prévisible des Britanniques, le gouvernement français détacha, en 1755, six de ses 395 bataillons d’infanterie du ministère de la Guerre et les plaça sous l’autorité du ministère de la Marine. Le maréchal de camp Jean-Armand de Dieskau* reçut le commandement des bataillons de l’armée au Canada. La rédaction de sa commission, qui serait émise le 1er mars 1755, fut entreprise avec le soin le plus minutieux. On en fit plusieurs projets, de façon à s’assurer que tous les concernés comprissent clairement et acceptassent que le commandant de ces bataillons était sous le commandement suprême du gouverneur général. On prévoyait la possibilité de conflits entre eux ; aussi Pierre Arnaud de Laporte, premier commis de la Marine, fit-il de très sincères efforts pour supprimer toutes les causes possibles de querelles en définissant, dans le détail, les sphères respectives d’autorité. À Dieskau, on demandait d’exécuter sans discuter les ordres du gouverneur général ; de celui-ci, on s’attendait qu’il consultât Dieskau au moment d’établir sa stratégie. Entre hommes sensés, l’arrangement eût fonctionné raisonnablement bien.

Vaudreuil, accompagné de sa femme, mit à la voile pour Québec à Brest, le 3 mai 1755, avec les navires qui portaient Dieskau et les six bataillons de l’armée. Le convoi échappa à l’escadre du vice-amiral Edward Boscawen*, dépêchée par l’Amirauté britannique, avant que la guerre eût été déclarée, pour l’intercepter et s’en emparer ou pour le couler ; il arriva à Québec le 23 juin. Une semaine plus tôt, les Britanniques aux ordres de Robert Monckton s’étaient emparés du fort Beauséjour (près de Sackville, Nouveau-Brunswick), et une armée commandée par le major général Edward Braddock avait traversé les Alleghanys, progressant lentement mais d’une façon régulière vers le fort Duquesne. D’autres effectifs anglo-américains se regroupaient en vue d’attaquer les forts français du Niagara et du lac Champlain.

En qualité de gouverneur général, Vaudreuil était responsable en dernier ressort de tout ce qui se passait à l’intérieur du vaste territoire sous sa juridiction. Les fonctionnaires qui lui étaient subordonnés, en particulier l’intendant, avaient la charge de l’administration civile, des finances et de la justice. Le grave problème de l’approvisionnement de l’armée et des populations civiles était aussi du ressort de l’intendant. Bigot, doit-on dire, assumait cette tâche avec efficacité, bien qu’à des coûts accablants pour la couronne. Il s’arrangeait toujours pour fournir aux troupes ce qu’elles requéraient. Tout au cours de la guerre, les relations entre Vaudreuil et Bigot, un homme charmant, à n’en pas douter, demeurèrent bonnes. Après son amère déception en Louisiane avec Le Normant et Michel, qui l’avaient contrecarré en toute occasion, ce dut être un grand soulagement de travailler avec quelqu’un d’aussi complaisant et efficace que Bigot. Vaudreuil était bien au courant que l’intendant amassait une fortune personnelle, mais celui-ci faisait ce qu’il avait à faire, libérant le gouverneur de toute inquiétude relative aux problèmes de logistique. De toute manière, un gouverneur général n’était pas supposé se mêler des questions de finances.

Les affaires militaires et les relations avec les nations indiennes, sur l’appui desquelles il devait beaucoup compter au point de vue militaire, ressortissaient au gouverneur. Si quelque chose devait ne pas tourner rond dans ces domaines, il en serait tenu seul responsable. La principale préoccupation de Vaudreuil, à partir du moment où il mit pied à terre à Québec, devait être la conduite de la guerre.

Toute sa stratégie consistait à profiter au maximum des voies de communication intérieures : le Saint-Laurent, les Grands Lacs, le Richelieu et le lac Champlain. Les Anglo-Américains pouvaient, il le savait bien, grouper des forces bien supérieures en nombre à celles dont il disposait, mais il y avait une limite au nombre de celles qu’ils pouvaient utilement déployer le long des voies d’invasion. Le ravitaillement et son expédition, les routes et les moyens de transport constituaient autant de facteurs qui leur imposaient des limites. Il comptait aussi sur la désunion des coloniaux américains, sur leur inaptitude à faire la guerre et, au contraire, sur la capacité de ses troupes de frapper rapidement, été comme hiver, sur n’importe quel point de la frontière. Il pouvait transporter son armée par eau beaucoup plus rapidement qu’ils ne pouvaient faire avancer les leurs sur des routes ouvertes à travers les forêts. Ainsi il pouvait attaquer les ennemis, leur infliger une défaite sur un front et ensuite porter l’armée sur un autre point menacé, à temps pour les arrêter de nouveau. Il avait aussi recours aux miliciens canadiens et aux auxiliaires indiens pour semer la destruction dans les établissements américains, forçant l’ennemi à immobiliser d’importants effectifs aux fins de la défense. La férocité de cette petite guerre, à laquelle les Canadiens excellaient [V. Joseph Marin de La Malgue ; Joseph-Michel Legardeur de Croisille et de Montesson], terrorisait les Américains et affectait gravement leur moral. En outre, les prisonniers qu’on ramenait en ces occasions fournissaient à Vaudreuil des renseignements sur les intentions de l’ennemi et les dispositions prises par lui. Il pouvait alors organiser des attaques destructrices contre les bases et les convois de ravitaillement, rendant difficile l’organisation d’un assaut. Combien efficaces et dévastateurs pouvaient être les Canadiens et les Indiens, tant contre les unités de la milice américaine que contre les troupes régulières britanniques, on en a la preuve dans la destruction de l’armée de Braddock, à quelques milles du fort Duquesne, en juillet 1755 [V. Jean-Daniel Dumas].

Au cours des trois années suivantes, Vaudreuil recourut avec beaucoup d’efficacité à ces tactiques. Le major général William Johnson, qui effectuait une avance vers le lac Champlain, fut repoussé en 1755, bien qu’avec moins de succès que Vaudreuil n’avait espéré. L’année suivante, les troupes de Montcalm* détruisirent la base américaine fortifiée de Chouaguen (ou Oswego ; aujourd’hui Oswego, New York), ce qui valut aux Français la maîtrise des Grands Lacs. En 1757, le fort George (également appelé fort William Henry ; maintenant Lake George, New York) fut capturé après un court siège et rasé – ce qui éliminait pour une autre année la possibilité d’une attaque ennemie à partir de ce quartier. Il ne fut jamais question de conserver les bases dont on s’emparait ainsi, les opérations étant purement défensives. Vaudreuil considérait l’attaque comme la meilleure défense.

Cette menace extérieure, si grave fût-elle, se révéla plus facile à affronter que les problèmes auxquels Vaudreuil avait à faire face au sein des bataillons français, et plus particulièrement parmi les officiers d’état-major. Pendant la campagne de 1755 contre l’armée de Johnson, Dieskau n’avait pas tenu compte des ordres de Vaudreuil de garder ses troupes groupées en un seul corps et avait tenté de surprendre l’ennemi avec moins de la moitié des hommes à sa disposition. C’était un risque calculé, et il ne réussit qu’en partie. Les Américains restèrent maîtres du champ de bataille et Dieskau fut fait prisonnier. Vaudreuil informa le ministre que les Canadiens avaient perdu confiance dans la compétence des officiers d’état-major français pour la conduite des opérations militaires sur le champ de bataille. Les conditions au Canada, insista-t-il, différaient sensiblement de celles auxquelles les troupes françaises étaient habituées, et leurs officiers ne voulaient pas tenir compte des conseils, ni même des ordres. En conséquence, il demandait au ministre de ne point envoyer d’officier général pour remplacer Dieskau. Cette requête fut repoussée.

En octobre 1755, André Doreil*, le commissaire des guerres, dans une dépêche au ministre de la Guerre, faisait le commentaire suivant sur les problèmes et sur le caractère de Vaudreuil : « C’est un général qui a les intentions bonnes, droittes, qui est doux bienfaisant, d’un abord facile et d’une politesse toujours prévenante, mais les circonstances et la besogne presente sont un peu trop fortes pour sa tête, il a besoin d’un Conseiller, dégagé des vues particulieres et qui luy suggere le courage d’esprit. » Doreil continuait en exprimant l’espoir que le commandant qu’on enverrait au printemps pour remplacer Dieskau fût « d’un esprit liant et d’un caractère doux », parce qu’une telle personne saurait « gouverner » le gouverneur. Doreil n’était certainement pas le meilleur juge des caractères, le sien même laissant beaucoup à désirer, mais il y avait du vrai dans ce qu’il écrivit.

Le ministre de la Guerre eût-il entrepris de trouver quelqu’un qui possédât les qualités exactement contraires à celles qu’énumérait Doreil, il n’eût pu mieux choisir que le marquis de Montcalm, qui n’avait jamais commandé plus d’un régiment avant d’être nommé commandant des bataillons français du Canada. Le ministre de la Marine écrivit à Vaudreuil : « M. le Mr de Montcalm n’a que les mêmes pouvoirs qu’avoit M. de Dieskau, et on luy a donné les mêmes instructions qu’a luy. Ce n’est que sous votre autorité qu’il peut exercer le commandement qui lui est confié. Et il vous sera subordonné en tout. » Montcalm reçut instructions d’avoir à établir et à maintenir de bonnes relations avec Vaudreuil, mais il fit rapidement voir que cela dépassait ses forces. Il avait un esprit vif et caustique, et plus encore un tempérament emporté qu’il ne parvenait pas à maîtriser. Si sa bravoure personnelle ne peut être mise en doute, il était un défaitiste invétéré, convaincu que chaque campagne dans laquelle il était engagé tournerait mal, et cherchait toujours à faire retomber le blâme sur d’autres épaules que les siennes. Il souffrait beaucoup d’être forcé de recevoir ses ordres d’un officier de la Marine, il était violemment en désaccord avec Vaudreuil sur les questions de stratégie et se montrait extrêmement critique devant la manière de combattre des Canadiens. Il ne se faisait pas scrupule de critiquer Vaudreuil en présence de ses subordonnés et de ses serviteurs, et ses paroles étaient, bien sûr, rapidement rapportées à Vaudreuil, qui tant bien que mal s’arrangeait encore pour se montrer poli à son endroit au vu et au su de tous.

Au delà des apparences, toutefois, l’état d’esprit de Vaudreuil était loin d’être bon. À la vérité, il n’en pouvait plus et il était sur le point de perdre son sang-froid. Quelques mois après son arrivée à Québec, il avait entièrement perdu ses illusions, devant la situation qu’il devait affronter. Au point, à vrai dire, que les premiers navires en partance pour la France, au printemps de 1756, portaient une requête urgente de sa part pour obtenir qu’on le rappelât. Il l’envoya vraisemblablement à son frère aîné Jean, vicomte de Vaudreuil, pour qu’il la présentât au ministre. Comme aucune communication de ce genre, ni aucune mention d’icelle, n’apparaît dans la correspondance officielle, il semble évident que le destinataire décida de ne pas y donner suite. L’eût-il fait, la carrière de Vaudreuil se fût sans doute terminée abruptement. Le 26 octobre 1756, sa santé étant mauvaise, il écrivit à son ami Calanne, à Saint-Domingue, une lettre, interceptée par les Britanniques, qui révélait à quel point son moral était bas. Après avoir mentionné la prise de Chouaguen, il ajoutait : « Le Canada est a present un chaos. Si je ne repasais pas en france je deviendrois fol. je n’ai pas eu un mot de reponse sur mon retour que jai demande fortement au commencement de lannée. Comme on ne mauroit pas plus dobligation si je devenois impotant dans ce pays ci et quon ne me dira seurement pas grand merci des services essentiels que jy rends je repasserai sans permission Si ma santé l’exige. on fait la guerre a present en Canada comme en france avec autant de suitte et dequipage il ny a que les pauvres Canadiens qui ne sont pas dans le Cas étant toujours en partie avec les sauvages et essuyant tout le feu. »

Dans ses dépêches au ministre de la Marine, que Montcalm trouva le moyen de faire intercepter et copier, Vaudreuil portait les Canadiens aux nues mais critiquait les bataillons français en général et le commandement de Montcalm en particulier. Il fut extrêmement irrité de ce que Montcalm n’eût pas obtempéré à ses ordres, en 1757, de poursuivre plus avant et d’aller détruire le fort Lydius (aussi appelé fort Edward ; maintenant Fort Edward, New York) après la chute du fort George. Il se plaignit que trop d’officiers français refusaient de servir dans les partis de guerre canadiens, sous prétexte qu’ils n’étaient pas venus au Canada pour mener cette sorte de guerre. Tout ce qu’ils consentaient à faire, c’était d’attendre que l’ennemi vînt à eux, en espérant alors éviter une défaite. Il rapporta aussi que les miliciens canadiens, chez qui les soldats français avaient des billets de logement pendant l’hiver, acceptaient mal d’être appelés à se joindre à des partis de guerre pendant que les soldats restaient à l’arrière, au coin du feu. Il accusa les officiers français de soutirer des rations en gonflant exagérément les effectifs de leurs régiments, de disposer de ces surplus et d’en empocher les revenus. D’autres sources apportent la preuve du fondement de ces accusations. À la fin de la guerre, plusieurs de ces officiers cherchèrent à convertir l’argent de papier de la colonie en lettres de change pour des montants qui excédaient de beaucoup la solde et les gratifications touchées. Vaudreuil affirma plus tard qu’il avait, de concert avec Bigot, émis des ordres – contre lesquels Montcalm avait vivement protesté – pour mettre fin à ces abus. Leurs efforts à cet égard obtinrent peu de succès. C’est l’attitude des officiers français à l’endroit des Canadiens qui provoqua le plus la colère de Vaudreuil. Lui, et d’autres aussi, rapportèrent que les troupes françaises se comportaient comme si elles eussent été en territoire ennemi, pillant les habitants et les maltraitant impunément. Il informa le ministre que rien ne ferait plus de bien à la colonie, dès la paix déclarée, que le rappel de ces troupes.

L’année 1758 marqua le point tournant de la guerre et vit le conflit qui couvait depuis longtemps entre Vaudreuil et Montcalm éclater au grand jour. Le gouvernement britannique était plus que jamais déterminé à éliminer la puissance française en Amérique du Nord. De nombreux renforts de troupes régulières britanniques traversèrent l’Atlantique, et des attaques furent préparées contre Louisbourg, Carillon (Ticonderoga, New York), les forts Frontenac (Kingston, Ontario) et Duquesne. Louisbourg tint assez longtemps pour empêcher l’armée d’Amherst, qui en fit le siège, d’attaquer Québec cette même année. À Carillon, Montcalm, bien qu’il se battît presque à un contre quatre, remporta une étonnante victoire contre le major général Abercromby. Un corps d’armée américain, sous les ordres du lieutenant-colonel Bradstreet, détruisit le fort Frontenac au cours d’une attaque surprise. Vaudreuil s’était fié aux Iroquois qui devaient le tenir informé des mouvements de l’ennemi dans cette région, mais, n’ayant jamais accepté la présence de ce fort sur une terre qu’ils considéraient comme leur appartenant, ils omirent de le prévenir. La garnison du fort Duquesne, commandée par François-Marie Le Marchand* de Lignery, livra un brillant combat d’attente contre une troupe ennemie très supérieure en nombre, aux ordres du général de brigade John Forbes*, et lui infligea de lourdes pertes, mais dut finalement se retirer en haut de la rivière Allegheny. Le système défensif extérieur de Vaudreuil avait commencé de s’écrouler, mais l’ennemi était encore retenu bien loin du cœur de la colonie. Cependant, Vaudreuil savait que l’assaut serait renouvelé l’année suivante. Il informa le ministre que deux choses seulement pouvaient sauver la colonie : la fin hâtive de la guerre ou l’envoi de très importants renforts, en hommes et en matériel, au printemps. Il chargea le major Michel-Jean-Hugues Péan de porter ses dépêches à la cour, de façon à sensibiliser le ministre sur l’urgence de la situation. La décision, dès lors, ne lui appartenait plus.

Pour ce qui est du conflit avec Montcalm, il devait s’en occuper lui-même. Avant la campagne de Carillon, Montcalm avait critiqué les ordres de Vaudreuil et l’avait ridiculisé ouvertement. Après sa victoire, il porta de graves accusations, particulièrement féroces, contre le gouverneur général et les troupes canadiennes, accusations qu’aucun officier supérieur ne pouvait appuyer ni ignorer. Montcalm déclara aussi qu’il demanderait son rappel en France. Vaudreuil, trop heureux d’appuyer cette requête, envoya au ministre un vigoureux plaidoyer pour que Montcalm fût promu lieutenant général et qu’on employât ses incontestables talents en Europe. Il accorda à Bougainville* et à Doreil la permission de passer en France, à l’automne de 1758, pour y représenter les vues de Montcalm sur la situation du moment. À leur arrivée, ils trouvèrent un nouveau ministre de la Marine, Nicolas-René Berryer, le quatrième des cinq qui occupèrent ce poste pendant la guerre ; le maréchal de Belle-Isle, vieillard décrépit et vieil ami de Montcalm, était le nouveau ministre de la Guerre, le troisième depuis le début des hostilités. Le gouvernement français eût pu difficilement se trouver dans un plus grand désarroi.

Berryer refusa d’entendre Péan, mais la requête de Vaudreuil, demandant le remplacement de Montcalm par Lévis, avec raisons à l’appui, fut examinée avec soin et acceptée. Toutefois, la décision devait être soumise au roi, qui la rejeta, décrétant, pour des motifs non formulés, que Montcalm devait rester au Canada. Il fut promu lieutenant général le 20 octobre 1758, ce qui créait une situation anormale. Comme le fit valoir le ministre de la Marine en recommandant le rappel de Montcalm, un lieutenant général était, hiérarchiquement, au-dessus du gouverneur général d’une colonie. Montcalm, par conséquent, devait se voir confier le commandement de toutes les forces armées, encore que la responsabilité de la sécurité de la colonie incombât toujours à Vaudreuil, en tant que gouverneur général. Les modalités du commandement étaient dès lors désespérément confuses entre deux hommes qui ne pouvaient pas se sentir l’un l’autre.

Pendant ce temps, à Québec, Montcalm se disputait avec Vaudreuil sur la stratégie à employer en 1759. Il demandait qu’on incorporât les meilleurs hommes de la milice dans l’armée régulière et qu’on abandonnât les forts de l’ouest et du sud du lac Champlain, de façon à concentrer tous les effectifs disponibles pour la défense du cœur de la colonie. Il fit aussi des recommandations pour la défense du bas du fleuve. Vaudreuil accepta d’incorporer la milice dans l’armée régulière, mais il refusa d’abandonner les postes avancés. Il fit valoir que d’agir ainsi permettrait à l’ennemi de marcher sans opposition sur la colonie du Saint-Laurent, où le sort de la Nouvelle-France se déciderait en une seule bataille contre une armée jouissant d’une supériorité numérique écrasante. Son intention était de s’opposer pied par pied à l’avance de l’ennemi, de façon à le retarder le plus possible et dans l’espoir que les mères patries mettraient fin à la guerre avant l’envahissement du cœur de la colonie.

À la mi-mai 1759, Bougainville rentra à Québec, accompagné de neuf navires marchands, suivis de près d’un autre convoi de 17 navires [V. Jacques Kanon*]. Ces arrivages vinrent soulager la grave pénurie de vivres des mois précédents et apportèrent suffisamment de ravitaillement pour la prochaine campagne. Tout au cours de la guerre, la question des approvisionnements avait été une source d’ennuis. Des navires s’étaient toujours présentés devant Québec en nombre suffisant – plus de 40 en 1758 – pour répondre aux besoins de l’armée et de la population civile. Le véritable problème en était un de distribution. Une partie importante des approvisionnements disparaissait Dieu sait où, et les habitants hésitaient beaucoup à donner leurs produits en échange d’une monnaie de papier d’une valeur douteuse.

Montcalm se montra au comble de la joie en apprenant sa promotion et il promit des miracles. Vaudreuil ne pouvait qu’être déprimé. Il fut consterné aussi de ce que, sur l’avis de Montcalm, son plaidoyer en faveur de l’envoi de puissants renforts eût été repoussé. Seulement 336 misérables recrues débarquèrent à Québec. Et encore Vaudreuil recevait-il l’ordre de tenir l’ennemi en échec et de conserver la maîtrise de la plus grande partie possible de la colonie, de manière à renforcer le pouvoir de marchandage de la France quand le temps serait venu de négocier un règlement de paix. Le ministre, ayant déjà noté que Montcalm détenait un grade supérieur à Vaudreuil, continuait de s’adresser à celui-ci comme à l’officier responsable. Montcalm ne tenta pas de s’emparer du commandement, ni de la responsabilité inhérente de ce qui pouvait arriver par la suite. Il était bien content de laisser cela à Vaudreuil. Ce fut une piètre consolation pour ce dernier d’apprendre qu’on lui avait accordé la grand-croix de Saint-Louis, accompagnée d’une gratification de 10 000# ; il avait été nommé commandeur de l’ordre en 1757. Il n’eut, toutefois, guère le temps de s’apitoyer sur son sort, car, à la fin de mai 1759, on apprenait qu’une grande flotte britannique remontait le Saint-Laurent. D’une façon inexplicable, les dispositifs de défense dont Montcalm et lui avaient discuté n’avaient pas été mis en place [V. Gabriel Pellegrin]. L’eussent-ils été, la flotte britannique eût pu subir des dommages considérables avant d’atteindre Québec. Vaudreuil doit être tenu responsable de cette omission.

Vaudreuil donna provisoirement le commandement de toutes les forces armées et de la ville elle-même à Montcalm, qui, fort bien secondé par Lévis, réussit à tenir l’armée de Wolfe* en échec pendant tout l’été. En septembre, les Britanniques étaient découragés, les Français et les Canadiens jubilaient, croyant que l’ennemi serait forcé de se retirer dans peu de jours et que la campagne se terminerait glorieusement. Alors, Wolfe fit rapidement passer le gros de son armée d’aval en amont de Québec, il la fit débarquer dans la nuit du 12 septembre et, au point du jour, il l’avait alignée à moins d’un mille des murs de la ville. On a dépensé beaucoup d’encre pour discuter qui devait être blâmé, du côté français, pour ce renversement de situation. En fait, Vaudreuil et Montcalm eussent-ils désiré tendre un piège à l’armée de Wolfe et la mettre en position d’être entièrement détruite, ils n’eussent pu espérer la voir dans un endroit plus convenable à leurs desseins que celui que Wolfe avait choisi. Montcalm, cependant, se laissa gagner par la panique. Sans prendre le temps d’évaluer la situation, de consulter Vaudreuil ou son propre état-major, il se lança, avec le tiers seulement des forces dont il disposait, dans une attaque mal conçue et encore plus mal dirigée. En moins d’une heure son armée taillée en pièces avait fui le champ de bataille, et lui-même était mortellement blessé.

Dans une dépêche au ministre, Vaudreuil affirma plus tard que, en apprenant la position des Britanniques, il avait envoyé une note à Montcalm, lui demandant de ne rien précipiter, d’attendre plutôt que toutes les troupes fussent rangées en ordre de bataille. À son arrivée sur les hauteurs, tout était terminé. Il soutint avoir vainement tenté de rallier les troupes en fuite. Seuls les Canadiens répondirent à son appel. Subissant de lourdes pertes, ils tinrent les Britanniques en échec sur le flanc droit, ce qui permit aux troupes régulières de traverser la Saint-Charles sans encombre. Ensuite Vaudreuil entreprit d’instaurer un certain ordre. Il fit remettre une note à Montcalm, qui était entre les mains des chirurgiens à Québec et n’en avait que pour quelques heures à vivre, lui demandant son idée sur ce qu’on pouvait faire. Montcalm répondit qu’il devait chercher à obtenir des conditions pour la capitulation de toute la colonie, ou lancer une nouvelle attaque, ou encore remonter le fleuve pour rallier la troupe d’élite de 3 000 hommes de Bougainville à la rivière Jacques-Cartier. Vaudreuil voulait lancer une autre attaque, à l’aurore, le lendemain. Les pertes britanniques avaient été aussi grandes que celles des Français, qui étaient encore supérieurs en nombre dans une proportion de trois contre un, et qui tenaient encore la ville fortifiée. Il convoqua un conseil de guerre, auquel assistèrent Bigot, Pierre-André Gohin de Montreuil, Nicolas Sarrebource* Maladre de Pontleroy, Jean-Daniel Dumas et les commandants des corps d’armée. Les officiers n’avaient pas assez d’estomac pour se lancer dans une nouvelle bataille ; seul Bigot la désirait. Unanimement, les militaires votèrent pour la retraite sur la Jacques-Cartier. Vaudreuil dut s’y résoudre. On ne pouvait guère espérer une attaque victorieuse d’une armée vaincue commandée par de tels officiers, et une nouvelle défaite eût été fatale. Vaudreuil donna donc des ordres pour que l’on se repliât sur la Jacques-Cartier, à la faveur de la nuit. Les canons furent encloués, les tentes, l’équipement et les provisions, abandonnés. Vaudreuil envoya un mot à Montcalm, l’informant de sa décision et exprimant très sincèrement l’espoir qu’il se remettrait de ses blessures. Au commandant de la garnison de Québec, Jean-Baptiste-Nicolas-Roch de Ramezay, il envoya un ordre, rédigé plus tôt par Montcalm, lui demandant de tenir aussi longtemps qu’il pourrait, mais l’autorisant à rendre la ville plutôt que de soutenir une attaque qui eût amené les ennemis, selon les lois de la guerre, à ne point faire quartier à ses habitants. Il envoya aussi un mot, sur ces événements, à Lévis, qui se trouvait à Montréal. Lévis quitta Montréal à l’instant, arriva à la Jacques-Cartier le 17 et, immédiatement, entreprit de restaurer l’ordre au sein de l’armée démoralisée.

Vaudreuil et Lévis tombèrent d’accord que la situation pouvait encore être rétablie si on pouvait empêcher les Britanniques d’occuper Québec. Vaudreuil envoya à Ramezay un ordre, qui annulait le précédent, de tenir et de ne pas capituler, et l’informant que des approvisionnements et des renforts lui parviendraient dans les quelques heures suivantes. Ramezay ne tint pas compte de cet ordre et rendit Québec le 18. Sans cela, l’armée britannique eût dû lever le siège dans les jours suivants et partir avec la flotte, qui n’aurait osé courir le risque d’être bloquée sur le fleuve par l’arrivée soudaine de l’hiver. Vaudreuil envoya à Ramezay une note brève et acerbe, l’informant qu’il aurait à rendre compte au roi personnellement de son geste ; Vaudreuil, lui, ne le pouvait pas. Il n’y avait plus rien à faire, sinon d’envoyer un message en France, avec un plaidoyer désespéré pour l’envoi de puissants renforts tôt au début de l’année suivante, de façon qu’ils arrivassent avant que la flotte britannique ne transportât à Québec une nouvelle armée. Vaudreuil arriva à Montréal le 1er octobre, et, en novembre, Lévis se replia avec ses troupes abattues pour aller le rejoindre, pendant que trois armées britanniques se préparaient à marcher sur cette place non fortifiée, dernier reste de la puissance française en Amérique, à l’est du Mississippi.

Vaudreuil, qui avait toujours maintenu de bons rapports avec Lévis, lui laissa les préparatifs et la direction de la prochaine campagne, en lui apportant toute l’aide possible. Quand, en avril 1760, Vaudreuil ordonna aux miliciens canadiens de rallier l’armée pour marcher sur Québec, ils répondirent bien. Lévis remporta une brillante victoire sur l’armée britannique aux ordres de Murray, devant les murs de Québec, mais la flotte et les renforts attendus de France n’arrivèrent point. Les troupes françaises, et les grenadiers eux-mêmes, tout autant que les Canadiens des troupes de la Marine et de la milice, voyant toute résistance désormais inutile – elle ne pouvait mener qu’au vain sacrifice de leurs vies, qu’à la rapine et à la destruction d’un plus grand nombre encore de fermes et de récoltes, avec la perspective prochaine de l’hiver et de la famine – commencèrent à déserter en masse.

Quand les armées britanniques, qui avaient fait leur avance par le Saint-Laurent et le lac Champlain, se trouvèrent aux portes de Montréal, leurs canons pointés en direction de la ville, Vaudreuil, dans la nuit du 6 septembre 1760, convoqua un conseil de guerre auquel assistèrent les officiers supérieurs et Bigot. Ils s’accordèrent tous à juger la situation sans espoir et discutèrent des conditions à demander à Amherst pour la capitulation du Canada, de l’Acadie et des postes de l’Ouest, aussi éloignés au sud que le pays des Illinois. Vaudreuil en rédigea ensuite les clauses avec grand soin, ayant à l’esprit deux objectifs principaux : d’abord, la protection des droits des Canadiens concernant leur religion, leurs biens et leurs lois, même dans l’éventualité où le Canada ne serait pas rendu à la couronne française à la fin de la guerre ; puis, les traditionnels honneurs de la guerre aux troupes sous son commandement et leur passage, en toute sécurité, en France. Ensuite, on députa Bougainville auprès d’Amherst, au matin, pour demander une trève jusqu’au 1er octobre. Si, à cette date, on n’avait point reçu la nouvelle du rétablissement de la paix en Europe, les Français capituleraient. La journée entière du 7 septembre se passa en négociations. Amherst refusa de suspendre les armes jusqu’à la fin du mois. Il accepta la plupart des conditions proposées par Vaudreuil, répondit d’une façon équivoque à quelques-unes, la question de la religion en particulier ; il insista cependant pour que les soldats de l’armée régulière comme ceux des troupes de la Marine ne servissent plus au cours de cette guerre, et il leur refusa fort incivilement les honneurs de la guerre. Bougainville allait et venait d’un camp à l’autre, Vaudreuil essayant toujours d’obtenir d’Amherst des conditions plus généreuses, mais sans résultat.

À la fin de la nuit, quand Lévis et ses officiers supérieurs apprirent l’intransigeance d’Amherst, qui refusait de les obliger, ils protestèrent dans les termes les plus forts auprès de Vaudreuil, tant verbalement que par écrit. Lévis demanda la rupture des négociations et la permission de Vaudreuil de faire une sortie sur l’ennemi avec les 2 400 hommes qui leur restaient, ou à tout le moins l’autorisation de se retirer dans l’île Sainte-Hélène, près de la ville, pour y défier Amherst, plutôt que d’accepter des conditions qui priveraient la France de dix bataillons, sans mentionner la ruine de leurs propres carrières. Vaudreuil et Montcalm avaient antérieurement reçu des ordres de la cour à l’effet qu’ils devaient à tout prix sauvegarder l’honneur de l’armée. Les conditions auxquelles Augustin de Boschenry* de Drucour avait rendu Louisbourg avaient été jugées humiliantes, et le roi avait clairement laissé entendre qu’il ne souffrirait plus semblable affront.

Vaudreuil avait maintenant à prendre une cruelle décision. Donner le champ libre à Lévis sauverait l’honneur et plairait à Louis XV, mais au prix du massacre de ce qui restait des troupes régulières, de la destruction de Montréal, de souffrances incalculables du peuple canadien, qu’on abandonnerait ainsi à la merci de l’ennemi, lequel n’aurait nulle raison de faire quartier ou d’éprouver quelque scrupule. Les Britanniques avaient déjà prouvé, en Irlande, dans les Highlands d’Écosse et en Acadie, à quel point ils pouvaient être impitoyables sous la provocation. Faisant montre à la fois de sens commun et de force de caractère, Vaudreuil rejeta la demande de Lévis et lui ordonna de se soumettre aux conditions d’Amherst. Dans un dernier geste de défi, avant que ses troupes ne déposassent leurs armes sur le Champ de Mars, Lévis donna l’ordre de brûler les drapeaux des régiments. Plus tard ce même jour, 8 septembre, les Britanniques entraient à Montréal.

Le 18 octobre, Vaudreuil partit de Québec sur un navire britannique et débarqua à Brest le 28 novembre. Il savait bien que c’était au prix de sa carrière, qui ne pouvait maintenant se terminer que dans la honte, qu’il avait agi de façon à épargner les Canadiens. S’il eût quelques doutes à ce sujet, ils furent levés quand, au début de décembre, alors qu’il était encore à Brest, une missive du ministre l’informait de l’étonnement du roi en apprenant que sa colonie, le Canada, avait été rendue à l’ennemi. Les protestations de Lévis et de ses officiers étaient citées pour démontrer que, malgré la disproportion des combattants en présence, une dernière attaque ou, à tout le moins, la résistance à l’assaut de l’ennemi contre les positions françaises eût obligé Amherst à consentir des conditions plus honorables à l’armée de Sa Majesté.

Le vicomte de Vaudreuil fit immédiatement savoir au duc de Choiseul, ministre de la Marine, son vif dépit de voir son frère ainsi traité. Choiseul répliqua avec courtoisie, comme toujours, qu’il avait été obligé d’exprimer le déplaisir du roi au sujet de la capitulation de Montréal, que l’ancien gouverneur général ne devait pas prendre cette affaire trop à cœur, et qu’il serait toujours heureux de rendre justice au zèle et aux longues années de service du frère du vicomte. Cette réponse, toutefois, s’avéra une mince consolation pour Vaudreuil, puisqu’elle ne l’empêcha pas d’être impliqué dans l’Affaire du Canada.

Le gouvernement devait trouver un bouc émissaire pour la perte de son empire en Amérique du Nord et pour les factures énormes qu’il avait accumulées afin d’en assurer la défense. Les ministères de la Marine et de la Guerre, il fallait s’y attendre, ne prendraient point leur part de blâme. Montcalm était mort, et le roi ne permettrait pas que les bataillons de l’armée fussent tenus pour coupables. Restaient Vaudreuil et Bigot : le choix s’imposait. Le 17 novembre 1761, Bigot fut envoyé à la Bastille. Vaudreuil l’y suivit le 30 mars 1762, mais fut remis en liberté provisoire le 18 mai.

Pendant son long procès, interminable, une pénible maladie frappa son épouse. Ses souffrances durèrent six mois et ne se terminèrent qu’avec sa mort, à l’automne de 1763. Le frère de Vaudreuil, Louis-Philippe*, mourut aussi au cours de ces mêmes mois. Vaudreuil avoua que ces afflictions, ajoutées à tout ce qu’il avait eu à traverser depuis son arrivée en France, lui avaient fait penser que la vie ne valait plus guère la peine d’être vécue. Même si rien ne pouvait le consoler de la perte de sa femme, il se sentit revivre quand, le 10 décembre 1763, les juges du tribunal le disculpèrent. Le roi lui permit alors d’être investi de la grand-croix de l’ordre de Saint-Louis ; il lui accorda en outre un supplément de pension de 6 000#, en compensation de tout ce qu’il avait souffert pendant qu’il était impliqué dans l’Affaire du Canada. Dans une lettre du 22 mars 1764, Vaudreuil rapporte que la noblesse, les ministres, les princes mêmes avaient manifesté le plaisir que leur causait sa justification. Pour couronner le tout, il avait dîné avec le duc de Choiseul, qui lui révéla n’avoir jamais ajouté foi aux accusations portées contre lui par un des ministres de la Marine du temps, Berryer, et qu’il était très heureux de voir son nom finalement blanchi.

Vaudreuil pouvait dès lors considérer avec plus de sérénité le déroulement de sa carrière. Il avait atteint le plus haut degré hiérarchique dans le service aux colonies et il touchait une pension qui lui permettait de vivre modestement, mais dignement. Pendant les 14 années qui suivirent, il connut le calme de la retraite, dans sa maison de Paris, rue des Tournelles, dans le quartier latin, où il mourut le 4 août 1778.

Pierre de Rigaud, marquis de Vaudreuil, était de toute évidence une personne nerveuse, au tempérament complexe, qui étouffait ses émotions et ne laissait quiconque dans son entourage soupçonner le trouble qui l’agitait intérieurement. Sa crise de nerfs de 1756, année où il demanda d’être rappelé, même si cela eût mis fin à sa carrière, en est la preuve. Les circonstances de ses longues fréquentations et de son mariage tardif avec une femme sans fortune, alors dans la soixantaine et de 15 ans son aînée, paraissent étranges aussi, même si l’on considère l’époque et l’ambiance.

Son rôle de commandant en chef de la Nouvelle-France, déjà compliqué par la longue et acerbe rivalité opposant les troupes régulières et celles de la Marine, fut empoisonné par la vendetta personnelle menée contre lui par Montcalm. Il ne pouvait pas être blâmé pour la défaite finale et la perte de la colonie. Il faut plutôt lui attribuer en bonne partie le mérite de la ténacité de la colonie qui résista aussi longtemps contre des forces très supérieures. Sa vraie mesure, cependant, il la donna quand, passant pardessus les sentiments de Lévis, il insista pour que Montréal capitulât, de façon à épargner au peuple canadien des morts et des destructions inutiles. Ce geste demandait une grande force de caractère, puisqu’il devait savoir, en agissant ainsi, qu’il mettait en péril sa carrière et tout ce pour quoi il s’était si longtemps battu. Lévis résuma honnêtement et brièvement cette affaire quand, à son arrivée à La Rochelle, le 27 novembre 1760, il écrivit au ministre de la Marine : « Sans chercher a donner des Eloges déplacées je crois pouvoir dire que M. le Mis de Vaudreuil a mis en usage jusqu’au dernier moment toutes les resources dont la prudence et l’Experience humaine peuvent estre capables. »

W. J. Eccles

Les principales sources manuscrites relatives à la carrière de Vaudreuil se trouvent aux AN, Col., B ; C11A ; C13A ; D2 ; F3 ; AMA, SHA, A1 ; APC, MG 18, G2 ; ses manuscrits sont déposés à la Huntington Library, Loudoun papers. L’ouvrage The Vaudreuil papers : a calendar and index of the personal and private records of Pierre de Rigaud de Vaudreuil, royal governor of the French province of Louisiana, 1743–1753, Bill Barron, compil. (La Nouvelle-Orléans, 1975), constitue un excellent catalogue, et pratiquement un inventaire analytique, de ces derniers papiers.

Une assez grande partie de la documentation manuscrite a été imprimée, comprenant la vaste Coll. des manuscrits de Lévis par l’abbé Henri-Raymond Casgrain* qui a aussi édité les Extraits des archives de la Marine et de la Guerre. Plusieurs documents pertinents ont été publiés au cours des années dans ANQ Rapport. On doit consulter la Table des matières des rapports des Archives du Québec, tomes 1 à 42 (1920–1964) ([Québec], 1965) sous les rubriques Guerre, Journaux, Mémoires, Capitulations, Siège de Québec. On doit consulter avec prudence les NYCD (O’Callaghan et Fernow), VI ; VII ; IX ; X ; on ne peut en effet se fier ni à la transcription ni à la traduction.

Guy Frégault* est l’historien qui a, et de loin, le mieux traité Vaudreuil jusqu’à maintenant dans ses trois ouvrages, François Bigot, le Grand Marquis, et la Guerre de la Conquête, mais son étude laisse beaucoup à désirer. L’auteur s’est senti obligé, particulièrement dans les deux derniers ouvrages, de s’occuper assez longuement des canards des historiens qui avaient avant lui présenté Vaudreuil sous un jour défavorable. Exaspéré par leur méconnaissance et leur mauvaise utilisation de la documentation historique, il manifesta, à l’occasion, une aigreur compréhensible à leur égard. Certains historiens anglophones préfèrent considérer son attitude comme une dérogation partisane à la sagesse de l’interprétation cléricale des historiens traditionnels. Des trois ouvrages déjà mentionnés, seul le Grand Marquis est consacré spécifiquement à Vaudreuil, mais ce volume porte seulement sur le début de sa carrière et la période où il occupa le poste de gouverneur de la Louisiane. Dans les deux autres ouvrages, Vaudreuil figure comme un personnage de premier plan, mais inévitablement débordé par les événements. Les trois ouvrages contiennent d’excellentes bibliographies donnant les sources manuscrites et imprimées concernant l’homme et son époque. Quant à l’Almanach royal (Paris), il fournit de brefs mais précieux renseignements sur la carrière militaire de Vaudreuil, comme ses nominations et ses promotions.

Pour les ouvrages généraux traitant brièvement de la guerre de Sept Ans en Amérique, on peut consulter les bibliographies annexées aux biographies de Wolfe et de Montcalm dans le DBC III. Une bibliographie beaucoup plus considérable se trouve dans Stanley, New France. [w. j. e.]

Comment écrire la référence bibliographique de cette biographie

W. J. Eccles, « RIGAUD DE VAUDREUIL DE CAVAGNIAL, PIERRE DE, marquis de VAUDREUIL », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 4, Université Laval/University of Toronto, 2003– , consulté le 28 nov. 2024, http://www.biographi.ca/fr/bio/rigaud_de_vaudreuil_de_cavagnial_pierre_de_4F.html.

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Titre de la publication:    Dictionnaire biographique du Canada, vol. 4
Éditeur:    Université Laval/University of Toronto
Année de la publication:    1980
Année de la révision:    1980
Date de consultation:    28 novembre 2024