LE MOYNE DE BIENVILLE, JEAN-BAPTISTE, officier, explorateur, gouverneur de la Louisiane, baptisé en bas âge à Montréal le 23 février 1680, fils de Charles Le Moyne* de Longueuil et de Châteauguay et de Catherine Thierry (Primot), décédé à Paris le 7 mars 1767.

Jean-Baptiste Le Moyne appartenait à une famille dont plusieurs membres laissèrent leur marque dans l’histoire du Canada et de la Louisiane. Il perdit tôt ses parents, mais cette perte fut compensée par la solidarité fraternelle. À la mort de son frère François, en 1691, Jean-Baptiste hérita de son domaine et du titre de Bienville sous lequel il est connu.

Entré dans les gardes-marine en 1692, Bienville servit sous les ordres de son frère aîné, Pierre Le Moyne* d’Iberville, près de Terre-Neuve, le long de la côte de la Nouvelle-Angleterre et à la baie d’Hudson. Blessé au combat en 1697, il accompagna d’Iberville en France. La guerre de la Ligue d’Augsbourg venait de prendre fin ; la France et l’Angleterre étaient désormais prêtes à se disputer la colonisation de la vallée du Mississipi, laquelle avait été ouverte à l’exploration peu de temps avant la guerre par Jacques Marquette* et Louis Jolliet*, René-Robert Cavelier* de La Salle et Henri Tonty*. D’Iberville, récemment rentré après ses exploits spectaculaires contre les Anglais, fut désigné par les Français pour conduire l’expédition envoyée à la recherche de l’embouchure du Mississipi. Bienville partit de Brest avec son frère le 24 octobre 1698. Après une escale à l’avant-poste espagnol de Pensacola en Floride, les Français longèrent la côte en direction de l’ouest ; ayant découvert un fort courant d’eau douce au milieu d’un amas de bois flottant, ils s’engagèrent sur le grand fleuve le 2 mars 1699. Ils étaient les premiers Européens à pénétrer dans le Mississipi par la mer.

Au moment de son retour en France en mai 1699, d’Iberville confia à l’enseigne Sauvole le commandement de la garnison de Biloxi (fait aujourd’hui partie d’Océan Springs, Miss.) qui comptait près de 70 hommes. Bienville y était commandant en second. Au cours d’une exploration du bas Mississipi, Bienville, accompagné de cinq hommes répartis dans deux canots, rencontra l’officier de marine anglais Bond, dont la corvette faisait partie de l’expédition qui devait occuper le Mississipi. Simulant la menace de demander du secours, Bienville ordonna à Bond de quitter le fleuve appartenant au roi de France. Bienville allait rappeler cet événement vingt ans plus tard dans ses exposés devant le roi : « Je les obligeay, lui dira-t-il, d’abandonner leurs entreprises ». L’incident est à l’origine du nom de Détour à l’Anglais qu’on donna à l’endroit où eut lieu la rencontre.

Revenu au pays en janvier 1700, d’Iberville allait de nouveau repartir pour la France à la fin de mai. Entre temps, Bienville, après avoir exploré la partie inférieure des rivières Rouge et Ouachita, avait reçu le commandement du petit fort Mississipi, situé sur la rive gauche du fleuve, à 18 lieues de l’embouchure. À la mort de Sauvole survenue en août 1701, Bienville fut nommé commandant de Biloxi. À peine âgé de 21 ans, Bienville commençait à gouverner la Louisiane à l’aube d’une des décades les plus difficiles de son histoire. Durant un séjour de quatre mois dans la colonie en 1702, d’Iberville confirma les nouvelles fonctions de Bienville ; il repartit pour la France en avril et ne revint jamais en Louisiane. La guerre de la Succession d’Espagne avait éclaté ; d’Iberville mena une expédition aux Antilles et s’empara de l’île de Nevis, mais il mourut de la fièvre à La Havane le 9 juillet 1706. Bienville, de 19 ans plus jeune que d’Iberville, devenait le plus actif des Le Moyne dans la colonisation de la Louisiane.

Après quelque dix ans de guerre (1701–1713), la Louisiane se retrouvait mal approvisionnée et constamment menacée. La diplomatie de Bienville avec les Indiens, basée sur la connaissance de leur langue et de leurs coutumes, joua alors un rôle de première importance dans la survie de la colonie naissante. Cependant, malgré le talent prometteur du jeune Bienville, le ministre de la Marine, Pontchartrain, nomma plutôt Nicolas Daneau* de Muy comme gouverneur de la colonie, au printemps de 1707. Les Le Moyne étaient en défaveur parce que d’Iberville était accusé d’avoir utilisé sa position officielle et les avantages de son poste pour s’enrichir et enrichir sa famille. Quant à Bienville, on lui reprochait son autoritarisme envers ses compatriotes et sa cruauté à l’égard des prisonniers indiens. Nicolas de La Salle*, commissaire intérimaire en Louisiane, et Henri Roulleaux de La Vente, curé de la paroisse de Mobile (Ala.), envoyaient régulièrement en France des plaintes contre lui. (En 1702, Bienville avait transféré son quartier général à fort Louis, sur la rivière Mobile ; en 1711, le fort et la ville furent fixés à quelque 25 milles en aval de la rivière, sur l’emplacement actuel de Mobile). Jaloux des Le Moyne, La Salle se plaignit que le commandant avait usurpé ses droits. La Vente dénonça la faiblesse de Bienville à l’égard de la tribu des Corrois, dont certains membres avaient abattu à coups de hache un groupe de Français, parmi lesquels se trouvait Nicolas Foucault*, missionnaire du séminaire de Québec. Il reprochait également à Bienville de tolérer la débauche avec les esclaves indiennes. Comme il enviait le jésuite Jacques Gravier* d’avoir été aidé et nommé aumônier par Bienville, La Vente se plaignit de ce que Bienville s’immisçait dans les affaires de la paroisse, qu’il donnait le mauvais exemple en ne pratiquant pas sa religion et qu’il était impliqué dans une aventure amoureuse avec une femme qu’il ne nomme pas. La Salle et La Vente accusèrent Bienville de les harceler et d’intercepter leur correspondance avec Versailles.

Le candidat de Pontchartrain, de Muy, mourut à La Havane, en route pour la Louisiane. Le gouvernement de la métropole confia alors l’enquête sur la vie publique et privée de Bienville à Jean-Baptiste-Martin d’Artaguiette Diron, qui devenait cocommissaire avec La Salle. L’enquêteur ne put fournir aucun fait pour appuyer les accusations. Quelle qu’ait été la part de vérité dans l’accusation, longuement soutenue, concernant l’enrichissement démesuré de d’Iberville, Bienville fut des années sans recevoir de salaire. On ne put établir la preuve qu’il se soit livré à des tortures ou qu’il se soit conduit en lâche. De plus, on démontra que les vivres étaient rares pour tout le monde et non seulement pour les ennemis politiques du commandant, lesquels lui reprochaient de les avoir privés de nourriture pendant la guerre. La femme dont il avait été question était, paraît-il, déjà morte à l’arrivée de d’Artaguiette, et Bienville soutenait que La Vente avait rétracté son accusation ; les archives ne font jamais mention d’aucun acte de débauche imputable à celui qui fut célibataire toute sa vie. L’accusation d’intercepter des lettres se révéla également fausse.

Cette décade d’accusations et de contre-accusations illustre bien l’hostilité traditionnelle qui existait entre les gens de plume comme La Salle et les gens d’épée comme Bienville. L’esprit de faction qui affectait l’administration bicéphale de la Louisiane se trouvait renforcé par les alliances ecclésiastiques de chacun des chefs politiques. Bienville entretint l’amitié que Les Le Moyne vouaient aux jésuites. La Salle, quant à lui, eut besoin de l’aide de La Vente, membre du séminaire des Missions étrangères, lequel poursuivait en Europe et en Asie un important débat avec les jésuites sur la question des rites chinois.

Incapable de fournir le capital nécessaire au développement de la colonie, Louis XIV céda la colonie au riche Antoine Crozat en 1712. Le nouveau propriétaire s’associa financièrement avec le nouveau gouverneur, Cadillac [Laumet*], qui, nommé en mai 1710, arriva en Louisiane en juin 1712, venu du Canada via la France. Bienville avait de nouveau été éliminé. Le loquace gouverneur gascon poursuivit l’enquête sur la conduite de Bienville, sans autre résultat que d’humilier et de s’aliéner Bienville qu’il qualifiait d’intrigant politique et d’homme de cabale. Bienville souligna à Pontchartrain une raison supplémentaire pour expliquer l’hostilité de Cadillac : il avait refusé d’épouser la fille de ce dernier. La double faction continua d’exister en Louisiane, mais, en tant que lieutenant de roi sous le gouverneur Cadillac, Bienville se trouvait désormais dans une position de faiblesse.

Néanmoins, en 1714, Pontchartrain, mieux disposé à l’égard de Bienville, lui confia le commandement militaire du Mississipi, depuis l’Ohio jusqu’au golfe. Cadillac s’étant révélé incapable de transiger avec les autochtones, on fit appel à Bienville pour renouer les alliances et les liens d’amitié avec ceux-ci. Le fanfaron gouverneur, que les initiatives militaires du commandant importunaient, ne lui en témoigna aucune reconnaissance. Cependant, lorsque éclata la crise provoquée par l’assassinat de quatre voyageurs français par une bande de Natchez, Cadillac poussa Bienville, dont les forces ne comptaient que 34 hommes, à demander justice à la tribu qui comptait 800 guerriers. Accompagné de plusieurs Canadiens qu’il avait recrutés pour son expédition, Bienville pénétra dans le territoire des Natchez, où, par la ruse et les enlèvements, il força les chefs à condamner à mort les six meurtriers. La crise fut réglée sans coup de feu. Sous l’incitation de Bienville, les Natchez acceptèrent d’aider les Français et les Canadiens à ériger le fort Rosalie (Natchez, Miss.).

Entre temps, en France, le conseil de Marine nouvellement formé retirait Cadillac de son poste ; bien que moins méfiant que Pontchartrain à l’égard des Le Moyne, le conseil préféra Jean-Michel de Lespinay* à Bienville comme gouverneur. Mais ce dernier assura l’intérim de Lespinay, d’octobre 1716 à son arrivée en mars 1717. En récompense pour ses services, Bienville reçut du roi, en octobre 1716, la concession de l’île à Corne (île Horn), sur la côte du golfe, non pas en seigneurie tel qu’il l’avait demandé, mais en roture. Bienville désirait ardemment être nommé chevalier de Saint-Louis ; cette reconnaissance royale lui fut accordée le 20 septembre 1717.

Lorsque, en 1717, le régent de France transmit la Louisiane à la Compagnie d’Occident de John Law – elle allait bientôt devenir la Compagnie des Indes – le poste de gouverneur royal cessa d’exister. Les nouvelles fonctions de commandant général, qui comportaient la défense royale du territoire de la compagnie, furent confiées à Bienville. Le pays des Illinois fut rattaché à la Louisiane et tomba ainsi sous sa juridiction militaire. Les affaires de la compagnie furent administrées par un civil, Marc-Antoine Hubert. Quant à Bienville, la compagnie l’intégra davantage dans son administration en le nommant à l’un des postes d’administrateur et en lui faisant présider les séances du conseil d’administration.

Au printemps de 1718, en un lieu de portage qu’il avait choisi entre le Mississipi et le lac Pontchartrain, Bienville fonda un poste de la compagnie et une ville qui allait être nommée La Nouvelle-Orléans. Face au problème de l’envasement des passes à l’embouchure du fleuve, il préféra entreprendre des travaux de dragage pour maintenir la profondeur nécessaire plutôt que d’abandonner les avantages d’un port desservant la rivière et la mer. Il reconnut la nécessité de construire des digues pour éviter les inondations et proposa de creuser un canal qui relierait la rivière et le lac.

En général, Bienville coopéra de façon prudente avec les Espagnols à l’est et à l’ouest, tout en rêvant de commercer avec Vera-cruz. Toutefois, comme les Espagnols étendaient leurs colonies jusqu’à Los Adayes (près de Robeline en Louisiane), Bienville entreprit de fortifier Natchitoches, fixant ainsi la frontière est du Texas. Il tenta en vain d’occuper le haut de la rivière Arkansas. Lorsque la guerre éclata entre les deux monarchies bourboniennes en 1719, Bienville, ayant eu l’avantage d’en être informé avant les autres, s’empara de Pensacola, qui passa ensuite aux mains des Espagnols pour être finalement repris par lui.

La banqueroute vint mettre fin aux rêves de John Law et à sa compagnie. Au début de 1722, Bienville apprit que la Compagnie des Indes réorganisée le retenait à son poste de commandant général. (On lui assignait La Nouvelle-Orléans comme lieu de résidence ordinaire plutôt que Nouveau-Biloxi (Biloxi, Miss.), où se trouvait son quartier général depuis 1720.) Mais cela n’allait pas durer longtemps : moins de deux ans plus tard, en effet, il fut rappelé en France « pour consultation ». Faisant partie des gens d’épée, Le Moyne n’était pas dans les grâces des nouveaux administrateurs commerciaux qui envoyaient des gens de plume et des membres de la compagnie pour diriger la colonie. Toujours tenté de s’attribuer un droit paternaliste ou de propriétaire sur la Louisiane, Bienville fut forcé à l’été de 1725 de s’embarquer pour la mère patrie qu’il connaissait à peine ; la compagnie jugeait qu’ « il n’était pas dans ses intérêts » de le maintenir à son poste en Louisiane.

Le contrôleur général qui était à la tête du Conseil des Indes, Charles-Gaspard Dodun, comprit la position de la compagnie ; il expliqua à Maurepas que Bienville était « brave homme et bon officier ; et quoyqu’effectivement il ne conv[enait] pas de le laisser commandant à la Louisiane il n’y a rien en cela qui attaque son honneur et sa probité, et il pourroit estre capable de bien servir dans tous autres employs auxquels [le ministre pourrait] le destiner ». En août 1726, Étienne de Périer fut nommé commandant général de la Louisiane en remplacement de Bienville. Au cours de la même année, la compagnie obtint que plusieurs partisans de Bienville soient démis de leurs fonctions en Louisiane. L’ère des Le Moyne y semblait définitivement révolue.

La nouvelle administration remplit son rôle de façon satisfaisante jusqu’à ce que le commandant du fort Rosalie incite les Natchez à se révolter contre les Français. L’assassinat de colons et de soldats sema la crainte dans toute la colonie, sapa la confiance à l’égard des dirigeants et amena la Compagnie des Indes, qui ne prévoyait tirer aucun profit de cette pauvre colonie, à supplier le roi de reprendre en main l’administration de la Louisiane. Le transfert eut lieu à l’été de 1731. La cour entra en contact avec Bienville au printemps de la même année et, à l’été de 1732, le roi le nomma gouverneur de la Louisiane, parce que le « Sr de Bienville, qui par les services qu’il y a desjà rendus, a donné des marques de son expérience et de sa capacité. Et elle [sa majesté] s’est autant plus volontiers determinée a faire ce choix, qu’elle sait que le Sr Bienville possede la confiance des habitants et celle des sauvages. »

Au cours des premiers jours de mars 1733, au moment où le poste de gouverneur changeait de mains à La Nouvelle-Orléans, Périer, malgré son amitié pour les Le Moyne et leurs partisans, se plaignit d’être traité mesquinement par Bienville. Quant à Bienville, il trouva la colonie « dans un état pire que celui auquel il s’attendait » ; il mentionna entre autres la diminution de la population, la quantité insuffisante de vivres et de marchandises, et surtout l’attitude des Indiens envers les Français. Croyant fermement que la colonie « fondait toute son espérance sur [son] retour », il demanda à plusieurs reprises qu’on lui envoie des troupes, des munitions, des biens manufacturés et des vivres.

Les problèmes auxquels Bienville dut faire face durant les années 1730 concernaient le commerce, légal et de contrebande, avec la France, l’Angleterre et le Mexique, l’importation d’esclaves noirs, les concessions de terre aux soldats retraités, l’expérimentation en agriculture, la production et le transport du tabac, la recherche d’une meilleure machine à égrener le coton, la valeur du papier-monnaie, les fortifications et les casernes, les désertions parmi les troupes, les ouragans et les inondations, et naturellement le budget annuel.

Bienville appuya avec enthousiasme le travail de son vieil ami, Nicolas-Ignace de Beaubois, récemment nommé supérieur des missions jésuites en Louisiane. Le gouverneur s’occupa de l’hôpital royal et louangea la qualité des soins prodigués par les sœurs aux militaires malades ou blessés. Un legs de Jean Louis, marchand navigateur, permit de fonder un hôpital de charité pour les civils de la Louisiane durant le mandat de Bienville et du commissaire Edme-Gatien Salmon. Selon le témoignage d’un officier, plusieurs années auparavant, Bienville était charitable. « Je luy ay veu donner, écrivait l’officier, le dernier morceaux de pain et la dernière goutte de vin pour des malades et c’est réduit au pain de mays et souvent à la sagamittay. »

En ce qui concerne l’administration, Bienville et Salmon collaborèrent durant des années en « bonne intelligence », ainsi qu’il fut souvent recommandé par la métropole aux fonctionnaires de la Louisiane. Quoique le bicéphalisme colonial les ait amenés à des accusations réciproques aux environs de 1740 ils se réconcilièrent au début de 1742. Bienville louangea son neveu Gilles-Augustin Payen de Noyan et défendit ses intérêts, s’exposant ainsi à la vieille accusation de népotisme et de partialité qui poursuivait les Le Moyne. De La Nouvelle-Orléans, Bienville demanda au roi de rétablir ses concessions de terrain du Mississipi qui avaient été annulées par la Compagnie des Indes.

Dans ses relations diplomatiques avec les Indiens, il eut toujours la courtoisie élémentaire d’apprendre leur langue. Il apprit et pratiqua également leur façon d’accueillir les visiteurs et de tenir conseil et envoya des jeunes Français et Canadiens vivre dans les villages indiens, afin qu’ils se familiarisent avec leur langue et leurs coutumes. Pendant toute la durée de son mandat, sa politique principale fut de soutenir les Chactas dans leur guerre contre les Chicachas appuyés par les Anglais. Il favorisa une coopération amicale avec les tribus de moindre importance ; il avait d’ailleurs accueilli les réfugiés apalaches qui fuyaient leurs villages de Floride détruits par les Anglais. Un désavantage sérieux pour lequel sa diplomatie devait compenser était l’incapacité des Français à offrir des articles de traite à bon marché pour concurrencer les Anglais à la frontière sur le chapitre des approvisionnements et des prix.

Bienville soutenait que la paix serait conclue entre les Français et les Chicachas à la condition que ceux-ci leur rendent comme esclaves les Natchez à qui ils avaient donné asile après la défaite de leur tribu par les troupes de Louis Juchereau de Saint-Denis en 1731 ; les Chicachas refusèrent et continuèrent d’héberger ces réfugiés politiques. Depuis son retour en 1733, Bienville tentait d’amener les Chicachas à la coopération ou à la soumission. Pour soutenir le moral des Chactas et autres alliés, il mena lui-même une offensive en 1736, même s’il jugeait une telle campagne « pénible » à son âge. Son armée était constituée de troupes françaises peu fiables, de Canadiens (qu’il disait « naturellement un peu mutins ») et d’Indiens. À la suite d’une attaque mal calculée et de manœuvres peu concluantes, il dut se retirer du pays des Chicachas. Le jeune Bernard d’Artaguiette Diron se plaignit amèrement de ce que le retard de Bienville à atteindre un point de jonction avait coûté la vie à son frère Pierre. II déplora aussi le fait que Bienville favorisait les Canadiens « servillement et au point qu’il n’y a[vait] qu’eux de capables ».

En 1737 et 1738, la colonie ne possédait pas les moyens d’organiser une offensive. Mais le ministre de la Marine qui désirait plus « qu’un succèz douteux » lui envoya de France des effectifs, des munitions et même de l’artillerie. Durant l’hiver de 1737–1738, quoique souvent retenu au lit par « une sciatique très douleureuse », Bienville continua quand même les préparatifs.

Avant de lancer sa campagne il se mit à la recherche de nouveaux officiers pour ses troupes. Celles-ci, de même que les civils, étaient très difficiles à commander. Les soldats étaient souvent tentés de déserter à cause des dures conditions de vie dans les postes reculés. Les civils étaient bien souvent d’anciens coureurs de bois. Son idéal était d’avoir (ou d’être) « un commandant qui cherche à se faire estimer et respecter sans chercher à se faire craindre ». Les Chactas se scindèrent lorsque « ceux de l’est » firent la paix avec les Chicachas et acceptèrent de commercer avec les Anglais. Bienville contrecarra la démarche des Anglais en renforçant son alliance avec les Chactas « de l’ouest » et avec certains éléments favorables « de l’est ».

L’offensive longuement préparée fut mise en branle à l’automne de 1739, après que tous les Chactas se furent ralliés aux Français. Le Canada envoya des troupes avec leurs alliés indiens sous le commandement de Charles Le Moyne de Longueuil et de Pierre-Joseph Céloron de Blainville. L’impressionnante expédition ne sut entraîner une victoire complète. Incapable de transporter près des villages ennemis l’artillerie nécessaire à leur destruction, Bienville décida de pactiser avec les Chicachas, lorsque ceux-ci demandèrent la paix face à une troupe aussi grande et aussi bien approvisionnée. Ils lui rendirent quelques réfugiés natchez en lui promettant de coopérer dans la paix.

En juin 1740, le sexagénaire qui, déjà en 1707, s’était plaint au père de Maurepas du « mauvais état de [sa] santé », supplia le ministre de lui accorder un congé pour aller se rétablir en France. Il proposa de partir à l’été de 1742, confiant qu’à cette époque le récent armistice se serait transformé en une paix durable. Maurepas lui accorda la retraite demandée en octobre 1741, mais il s’écoula presque un an avant qu’on nommât son successeur.

En mars 1742, Bienville soulignait avec tristesse « qu’une espèce de fatalité [s’était] attaché depuis quelque temps à traverser la plupart de [ses] projets les mieux concertés ». Apprenant qu’il serait bientôt remplacé, il s’engagea à préparer le terrain du mieux qu’il put pour son successeur, lequel, espérait-il, aurait plus de chance que lui. Le nouveau gouverneur, Pierre de Rigaud* de Vaudreuil, lors de son arrivée en mai 1743, mit en doute la solidité de la paix instaurée par Bienville, et souligna la nécessité d’entreprendre des réformes et d’établir une plus stricte discipline militaire.

Fatigué de sa lourde charge de gouverneur qu’il assumait par intermittence depuis quatre décades, Bienville adressa un dernier adieu à la Louisiane le 17 août 1743. Débarqué à Rochefort en France le 19 octobre, il alla s’établir à Paris où il vécut plus de 20 ans dans un isolement relatif.

Le vieux retraité jouissait d’une bonne aisance financière, cumulant une pension du roi en retour de ses services, des revenus provenant de l’achat de certificats de l’hôtel de ville de Paris, une petite pension de la Compagnie des Indes, une rente des jésuites en retour de la location d’un terrain attenant aux terres qu’il leur avait vendues à l’extérieur de La Nouvelle-Orléans. Bienville était entouré d’un valet et d’un laquais, d’une cuisinière et d’une aide domestique, et d’un cocher pour son carrosse et ses chevaux. On pourrait facilement l’imaginer, déambulant à partir de sa résidence de la rue Vivienne (marquée d’une plaque depuis 1968) jusqu’aux jardins avoisinants du Palais Royal, en racontant ses gestes d’antan. Pendant ce temps, dans la lointaine Louisiane, Bienville vivait dans la mémoire des Français et aussi des Indiens, qui « l’évoquent constamment dans leurs discours ». Son nom était « si profondément enraciné dans le cœur de ces bonnes gens, que son souvenir leur sera toujours cher », note un voyageur. Il vécut assez longtemps pour voir passer la Louisiane sous la domination espagnole en 1766, malgré les pétitions envoyées à Versailles par les colons français.

Il mourut en 1767 à l’âge de 87 ans. Son testament rempli de piété envers Dieu assurait une pension à ses serviteurs et divisait ses possessions entre ses neveux, ses petits-neveux et ses petites-nièces. Ses funérailles se déroulèrent dans l’église paroissiale de Saint-Eustache, mais s’il y fut enterré les archives n’en font pas mention, détruites qu’elles ont été par le pillage et le feu.

Sa dépouille mortelle est ainsi privée de reconnaissance officielle ; de même durant sa vie, ni le roi ni la nation n’avaient récompensé l’intrépide action de ce chef qui sut transformer un poste minable en un centre permanent de culture française. Il faudra attendre deux siècles pour que La Nouvelle-Orléans, la plus grande des villes qu’il fonda, érige une statue splendide en l’honneur du père de la Louisiane.

C. E. O’Neill

AN, Col., B, 25, ff.1523v. ; 27, ff.193194 ; 29, ff.269294v. ; 32, ff.321324v., 477478v. ; 38, ff. 288289v., 326v.327, 338 ; 39, ff.449v.453 ; 42 bis, ff.8386, 188 ; 43, pp. 342343, 363, 408409 ; 57, ff.796863v. ; 59, ff.571620 ; 61, ff.644v.705 ; 63, ff.591633 ; 64, ff.500530v. ; 65, ff.495532 ; 66, ff.341373v. ; 68, ff.401426v. ; 70, ff.453473v. : 72, ff.470498v. ; 74, ff.609626v. ; Col., C13A, 127 ; Col., C13B, pièces 6, 8, 9, 10 ; Col., C13C, 1, f.406 ; 2, ff.4345 ; 4, ff.4548, 93 ; Col., E, 277 ; Col., F3, 24, ff.341357 ; Marine, B1, 9, ff.263293 ; Minutier central, II : 621, 622 ; Section Outre-Mer, G1, 465 (dossier Bienville).— ANDM, Registres des baptêmes, mariages et sépultures, 23 févr. 1680.— Archives du séminaire des Missions étrangères (Paris), 344, p. 62.— ASQ, Lettres, M, 35, 38 ; R, 79, 83.— Louisiana State Museum Archives (New Orleans), 63/68, 3 sept. 1763 ; 2 196, 20 juill. 1767.— Bénard de La Harpe, Journal historique de létablissement des Français à la Louisiane (Nouvelle-Orléans, 1831).— Bienville’s claims against the Company of the Indies for back salary, etc., 1737, H. P. Dart, édit., Louisiana Historical Quarterly (New Orleans), IX (1926) : 210220.— [J. B. Bossu], Travels in the interior of North America, 1751–1762, traduit et édité par Seymour Feiler (Norman, Okla., 1962).— Charlevoix, Histoire de la N.-F. (1744), II.— Découvertes et établissements des Français (Margry), IV, V, VI.— Documents concerning Bienville’s lands in Louisiana [...], H. P. Dart, édit., Louisiana Historical Quarterly, X (1927) : 524, 161184, 364380, 638661 ; XI (1928) : 87110, 209232, 463465.— The first state trial in Louisiana, H. P. Dart, édit., Louisiana Historical Quarterly, XIV (1931) : 535.— [André Pénicault], Fleur de lys and calumet : being the Pénicaut narrative of French adventure in Louisiana, traduit et édité par R. G. McWilliams (Baton Rouge, 1953).— JR (Thwaites), LXVI : 128–140.— Le Page Du Pratz, Histoire de la Louisiane (3 vol., Paris, 1758).— Tanguay, Dictionnaire.— Frégault, Le grand marquis.— Giraud, Histoire de la Louisiane française.— G. E. King, Jean Baptiste Le Moyne, Sieur de Bienville (New York, 1892).— O’Neill, Church and state in Louisiana.— Marc de Villiers Du Terrage, Histoire de la fondation de la Nouvelle-Orléans, 1717–1722 (Paris, 1917).— C. E. O’Neill, The death of Bienville, Louisiana History (Baton Rouge), VIII (1967) : 362–369.

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C. E. O’Neill, « LE MOYNE DE BIENVILLE, JEAN-BAPTISTE », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 3, Université Laval/University of Toronto, 2003– , consulté le 28 nov. 2024, http://www.biographi.ca/fr/bio/le_moyne_de_bienville_jean_baptiste_3F.html.

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Auteur de l'article:    C. E. O’Neill
Titre de l'article:    LE MOYNE DE BIENVILLE, JEAN-BAPTISTE
Titre de la publication:    Dictionnaire biographique du Canada, vol. 3
Éditeur:    Université Laval/University of Toronto
Année de la publication:    1974
Année de la révision:    1974
Date de consultation:    28 novembre 2024