CADET, JOSEPH-MICHEL, marchand-boucher, homme d’affaires et munitionnaire général des armées françaises au Canada, né le 24 décembre 1719 à Québec, fils de François-Joseph Cadet (Caddé), marchand-boucher, et de Marie-Joseph Daveine (Davesne, Davenne) ; son grand-père paternel était aussi marchand-boucher à Québec et son arrière-grand-père l’avait été à Niort, France ; décédé le 31 janvier 1781 à Paris.

Joseph-Michel Cadet n’avait pas encore cinq ans quand sa mère, veuve, épousa, le 29 novembre 1724, Pierre-Joseph Bernard, écrivain au ministère de la Marine, fils de l’un des secrétaires de Maurepas. Quelques années plus tard, elle suivit son mari à Rochefort, laissant Cadet, âgé de 12 ans, se débrouiller seul ou à peu près, selon ce qu’il déclara plus tard. Au début, il demeura chez son grand-père maternel, Gabriel Daveine, avec qui, devait-il rappeler par la suite, il étudia les mathématiques. De toute évidence, il fit peu d’études régulières, ses lettres comportant plus d’expressions familières et de mots écrits au son que celles des marchands et de leurs commis à cette époque ; en septembre 1732, n’ayant pas encore 13 ans, il se joignit à l’équipage d’un navire marchand effectuant un voyage à l’île Saint-Jean (Île-du-Prince-Édouard) et par la suite travailla pour Augustin Cadet, demi-frère de son père et boucher à Québec, qui l’employa à l’achat des bestiaux.

Les relations familiales de Cadet valent d’être notées, pour comprendre dans quel milieu il commença à Québec sa carrière d’homme d’affaires. Son oncle, Michel-François Cadet, frère d’Augustin, tenait boutique à Québec, débitant à une certaine époque des tissus importés de France, mais il était aussi boucher comme le reste de la famille. La sœur du père de Cadet, Marie-Anne, épousa un maître serrurier, Pierre Amiot, en 1714, et leur fils, Jean-Baptiste*, connut la réussite comme marchand-importateur, représentant dans la colonie plusieurs marchands-expéditeurs de France, au cours des années 1740 et 1750. Une cousine germaine, Louise Cadet, fille d’Augustin, épousa en 1755 un marchand huguenot, Joseph Rouffio*, membre d’une famille de marchands à Montauban. Les deux oncles, Pierre Amiot et Augustin Cadet, étaient du nombre des sept témoins au mariage de Cadet, le 10 septembre 1742, avec Angélique, fille de Michel Fortier, marchand de Montréal. Un autre témoin était un certain « Monsieur Duburon », probablement Jean-Joseph Feré Duburon, officier dans les troupes de la Marine, dont la fille, Louise-Élisabeth, épousa en 1738 Denis Goguet, marchand de La Rochelle vivant à Québec. Après le retour de Goguet à La Rochelle, Cadet fit, comme de nombreux Canadiens, des affaires avec lui, et, en 1763, Goguet détenait des effets de commerce appartenant à Cadet pour plus de 323 000#. Cadet a-t-il tiré avantage du mariage de sa mère à un écrivain de la Marine décédé à Rochefort vers 1737, au moment où il était grand prévôt de la Maréchaussée, ou du mariage de sa sœur Marie-Joseph (8 septembre 1749) à un chirurgien, Jean-Raymond Vignau ? On ne saurait le dire. Ses autres relations familiales suffisent grandement pour expliquer sa réussite comme marchand-boucher.

Ces liens de parenté n’entrent cependant pas en ligne de compte dans l’étonnante carrière de Cadet comme munitionnaire général des vivres en Nouvelle-France et comme riche et puissant homme d’affaires. Cette carrière ne peut s’expliquer que par son habileté à saisir les occasions fournies par les deux guerres du milieu du siècle, qui amenèrent au Canada de plus en plus de troupes françaises. Tout au long de l’histoire de France, et à vrai dire de celle de la plupart des pays, d’immenses fortunes se sont édifiées grâce à l’approvisionnement des forces armées en temps de guerre. Sous les Bourbons, les gouvernements donnaient les approvisionnements à contrat à des syndicats d’hommes d’affaires, dont l’histoire n’a pas encore été écrite, si bien qu’on ne peut comprendre parfaitement le contexte général de la carrière de Cadet. Il est utile de se rappeler, toutefois, qu’au moment où il faisait des affaires en ravitaillant l’armée au Canada, beaucoup d’autres hommes du même type ravitaillaient d’autres forces armées dans l’Empire français. Par exemple, sous le nom de Nicolas Perny, un prête-nom, 13 hommes d’affaires français formèrent une compagnie de munitionnaires généraux faisant affaire avec le ministère de la Marine et des Colonies, pour une période de six ans commençant le 1er janvier 1757. Parmi eux, des personnalités tel Pierre Escourre, de Bordeaux, fils d’un maire de Tournon, qui plaça aussi de l’argent dans des affaires relatives à la traite des esclaves en Angola, et dans la compagnie qui approvisionnait les hôpitaux de l’armée française, entre autres entreprises similaires, et qui épousa la fille d’un munitionnaire général de la marine à la Martinique, Laurens-Alexandre Dahon. D’autres personnages semblables s’engagèrent par contrat à approvisionner la marine en bois de construction, canons, ancres et vêtements. Tous étaient mêlés à de nombreuses entreprises. La carrière de Cadet doit être étudiée dans ce contexte, car elle ne signifie pas grand-chose dans l’histoire strictement nationale du Canada. Des centaines de semblables brasseurs d’affaires, qui échouèrent dans certains cas, s’enrichirent dans d’autres, ou connurent des hauts et des bas, mais qui s’arrangèrent, comme Cadet, pour marier leurs filles dans des familles de la petite noblesse, existaient en France. Françoise Cadet épousa François Esprit de Vantelon, fils d’un conseiller du roi dans l’élection de Châtellerault, également maire et capitaine général du même endroit ; Angélique Cadet épousa Jérôme Rossay, seigneur des Pallus, officier du duc d’Orléans, échevin et capitaine de milice de Châtellerault ; un des fils de Cadet se désignait lui-même du nom ronflant de Joseph Cadet Deschamps, seigneur de Mondon. Comment leur père, simple boucher dans une colonie, rendit-il tout cela possible ?

Selon ses déclarations en 1761, pendant son interrogatoire à la Bastille, Cadet avait travaillé à la fin des années 1730 pour le fournisseur de viande du roi à Québec, Romain Dolbec, dont il était bientôt devenu l’associé sur un pied d’égalité. En 1745, pendant la guerre de la Succession d’Autriche, l’intendant Hocquart lui demanda de fournir toute la viande requise par l’État, ce qu’il fit jusqu’en 1756. Cette activité s’avéra très profitable. Entre-temps, il poursuivit son propre commerce de boucherie pendant quelques années, mais se lança aussi dans d’autres entreprises, moulant la farine et la vendant aux capitaines de navires, achetant des cargaisons et les revendant, et s’occupant de poisson, de fourrures et d’expéditions de marchandises générales. Au début des années 1750, il passa des contrats avec Michel Mahiet, Antoine Morin, Louis Michaud, entre autres, pour aller chercher le poisson et les fourrures aux postes situés à l’intérieur du fief des Monts-Louis, dont il avait acquis les droits. Il commença d’acheter des vaisseaux de cabotage. En 1752, par exemple, avec un associé, Nicolas Massot, il envoya à la Martinique un navire d’environ 140 tonneaux, le Joseph de Québec, sous les ordres du capitaine Maurice Simonin, avec une cargaison de poisson, de bois de construction et d’huile, à vendre et à échanger en retour d’un chargement de sucre destiné au port de Bordeaux. Là, Pierre Desclaux, grâce à un emprunt à la grosse aventure de 11 000# fait à David Gradis et Fils, et portant intérêt à 12 p. cent, arma le navire pour le voyage de Louisbourg, île Royale (île du Cap-Breton), et Québec, à l’été de 1753. Ainsi que Cadet le reconnut, et comme en fait foi le minutier bien garni de son principal notaire, Jean-Claude Panet, la guerre de la Succession d’Autriche apporta à Cadet assez de profits et lui fournit assez de bonnes occasions pour qu’il devînt un entrepreneur général pendant la période d’expansion économique qui suivit la guerre. Il importa de France de grandes quantités de vin, d’eau-de-vie et de marchandises générales, en association, particulièrement, avec Barthélemy* et Jean-Baptiste-Tropez Martin, et, en 1759, avec Pierre Delannes et Jean-Jacques Gautier, ainsi qu’avec un contrôleur de la Marine, Jean de Villers.

Les hommes d’affaires qui réussirent le mieux dans l’Empire français, alors comme toujours, furent ceux qui parvinrent à traiter avec le gouvernement et à obtenir telle influence officielle, tels postes, titres, privilèges, honneurs et bons mariages pour leurs enfants, que l’argent pouvait acheter. Dès 1754, Cadet écrivait au ministre de la Marine et des colonies, pour lui offrir de signer un contrat par lequel il deviendrait le munitionnaire général du roi au Canada ; il approvisionnerait les magasins royaux de Québec, Trois-Rivières et Montréal, aussi bien que ceux des postes avancés. Il n’obtint aucune réponse. Puis, au cours de l’été de 1755, il rapporta sa proposition à un officier ayant beaucoup d’intérêts dans diverses entreprises, Michel-Jean-Hugues Péan, aide-major de Québec, qui sut intéresser l’intendant Bigot et gagner son appui. En octobre, Bigot écrivit à Versailles au sujet de la proposition de Cadet et, en juillet 1756, il recevait du ministre la permission de signer un contrat de neuf ans, commençant le 1er janvier 1757. Cadet assuma alors la responsabilité des approvisionnements canadiens, jusque-là assurés en partie par des entrepreneurs coloniaux de moindre importance et en partie par la compagnie des munitionnaires généraux, œuvrant sous le nom de Claude Fort et dont le contrat expirait le 31 décembre 1756. Cadet et l’intendant signèrent, le 26 octobre 1756, un contrat officiel comprenant 42 clauses.

Aux termes de ce contrat, Cadet devait donner à chaque soldat en campagne une ration quotidienne de deux livres de pain, un quart de livre de pois séchés, et soit une livre de bœuf, soit une demi-livre de lard ; si ces rations venaient à manquer, il devait en donner la valeur en argent comptant. Les soldats en garnison dans les villes devaient avoir une livre et demie de pain, un quart de livre de pois séchés et la même quantité de lard. En hiver, alors que les combats étaient habituellement suspendus, Cadet payait normalement l’équivalent de ces rations aux chefs de maison chez qui les soldats logeaient, aux taux fixés par l’intendant. Ce contrat officiel en masquait d’autres, tenus secrets, qui associaient divers fonctionnaires et autres individus à l’affaire des approvisionnements. Au cours du même mois d’octobre 1756, Cadet signa avec Péan une entente sous seing privé établissant le partage des trois cinquièmes des profits réalisés dans cette entreprise, soit respectivement un cinquième pour l’intendant Bigot, le gouverneur Vaudreuil [Rigaud] et Péan, du moins selon ce dernier, qui pressa Cadet de garder cette entente secrète. Vers le même temps, Cadet concéda une autre part d’un cinquième à diviser également entre ses trois adjoints : Jean Corpron*, qui tenait les livres à Québec, François Maurin* et Louis Pennisseaut qui géraient conjointement un magasin à Montréal pour la fourniture des vivres en cet endroit et aux forts et postes des pays d’en haut. Cela ne laissait à Cadet qu’un cinquième des profits, mais il en recouvra un autre quand, au printemps de 1759, ses adjoints se retirèrent de l’association. En outre, il ne manquait pas maintenant d’occasions d’obtenir de profitables contrats accessoires. En 1757 et 1758, on l’invita à approvisionner l’Acadie, ce qu’il fit en société avec le secrétaire de Bigot, Joseph Brassard Deschenaux, et un capitaine de l’armée, Charles Deschamps de Boishébert.

Cadet se trouvait maintenant empêtré dans un de ces mélanges douteux d’entreprises privées et publiques si caractéristiques de la France des Bourbons. On peut percevoir les ramifications de ces entreprises, grâce à un coup d’œil rapide sur la biographie de ses associés. Du 1er juillet 1755 au 11 juin 1756, Pennisseaut et Péan furent en société en commandite avec le receveur général des finances de La Rochelle, Gratien Drouilhet, et le garde-magasin du roi à Québec, Pierre Claverie*. Par sa mère, Jeanne La Barthe, Claverie était cousin germain du garde-magasin du roi à Montréal, Jean-Pierre La Barthe, qui, le 30 octobre 1759, forma une société avec Pennisseaut et ses parents, Jacques-Joseph Lemoine Despins et Jean-Baptiste Lemoine Despins, de Montréal. Entre-temps, François Maurin avait fait des affaires en société avec son beau-frère, Pierre Landriève Lamouline, écrivain principal de la Marine à Montréal, et nous savons aussi que Maurin était cousin de plusieurs marchands huguenots de Québec dont Pierre Glemet, Jean-Mathieu et François* Mounier, pour la plupart originaires de sa ville natale, Jarnac, sur la Charente. Quelques-uns de ceux-là, à l’instar de Cadet, firent beaucoup d’argent dans des affaires d’approvisionnement pendant la guerre de Sept Ans.

Cadet se distingua des autres, toutefois, par ses héroïques efforts pour ravitailler la colonie avec sa propre flotte de navires marchands, non seulement en 1757 et 1758, mais aussi en 1759, année où la marine et les navires de course britanniques avaient paralysé presque tout le trafic français sur l’Atlantique. Il serait difficile de dresser une liste complète des navires de Cadet, car ses agents expéditionnaires, en particulier Pierre Desclaux, à Bordeaux, François Gazan et Joseph Aliés, à La Rochelle, lui dépêchèrent beaucoup de chargements de marchandises sur des navires appartenant à d’autres propriétaires. Quoi qu’il en soit, à un moment ou l’autre, pendant ces trois années décisives, il acheta plus de deux douzaines de navires en France et au Canada, la plupart quand, à la fin de 1758, il devint évident qu’à aucun prix on ne pourrait trouver, à bord des navires, de l’espace pour expédier des marchandises à Québec le printemps suivant. Un bon nombre des officiers et des marins, sur ces navires, étaient canadiens – un groupe oublié dans l’histoire du Québec : des hommes comme le capitaine Jean Carbonnel, de la Vénus (200 tonneaux), le capitaine Michel Voyer, de l’Amitié (130 tonneaux), et le capitaine Joseph Massot, l’officier en second André de Lange et la plupart des 17 hommes d’équipage de la Magdeleine (92 tonneaux), une goélette que Cadet acheta pour 4 000# en mai 1756 et qu’il perdit à l’ennemi en avril 1757. La moitié, peut-être, des navires de Cadet firent naufrage ou furent capturés, mais beaucoup d’autres arrivèrent heureusement à Québec, en particulier une flotte de quelque 20 navires, sous les ordres de Jacques Kanon*, en mai 1759. Comme le gouverneur Vaudreuil l’écrivait à Versailles le 7 novembre 1759, « c’est au secours qu’il [Cadet] a fait venir de France qu’on peut attribuer la conservation de la Colonie au Roi ». Point n’est besoin de prétendre que Cadet agissait avec un complet désintéressement pour apprécier la vigueur, l’étendue, l’audace et le succès de sa campagne pour nourrir la colonie affamée.

Le gouvernement français ne reconnut jamais les réalisations de Cadet, et cela pour trois raisons au moins, dont aucune n’était digne d’une grande nation. Premièrement, Cadet eut plus de succès que la marine française en maintenant le trafic transatlantique dont tant de choses dépendaient. La flotte française alla de défaite en défaite et abandonna bientôt la patrouille normale des routes maritimes impériales, et même des côtes françaises, au profit de l’éternel projet d’envahir l’Angleterre avec une flotte de navires de transport que, en l’occurrence, l’amiral Edward Hawke détruisit à la baie de Quiberon le 20 novembre 1759. Ces navires eussent été mieux employés à escorter les navires marchands et les transports militaires, mais les autorités françaises semblaient incapables d’organiser un convoi avec autant d’efficacité que Cadet. Même le rapatriement des administrateurs et des réfugiés français, après 1759, fut largement le fait des navires britanniques. Humilié de ses propres échecs, le gouvernement français n’était pas dans un état d’esprit qui lui permît de reconnaître les succès de Cadet. Deuxièmement, une fois Québec perdue, en septembre 1759, on pouvait facilement ignorer ou déprécier les efforts de Cadet pour ravitailler la colonie, et, politiquement, il fallait trouver des boucs émissaires pour les pertes et les échecs. Cadet et d’autres fonctionnaires furent les boucs émissaires tout désignés pour la perte du Canada, comme Jean Laborde pour la perte de Louisbourg, et le comte de Lally et Joseph-François Dupleix pour la perte de l’Inde française, parce qu’ils avaient réalisé de jolis profits dans ces malheureuses colonies. Enfin, la troisième raison pour laquelle on n’apprécia pas convenablement les réalisations de Cadet réside justement dans le fait qu’il avait amassé une fortune évaluée à plusieurs millions de livres. Cette fortune était sous forme de propriétés, de lettres de change et de billets de monnaie déposés chez Denis Goguet, à La Rochelle, chez Barthélemy et Jean-Baptiste-Tropez Martin, à Marseille, chez Lanogenu et la société de la veuve Courrejolles, à Bayonne, et chez Pierre Desclaux, Jean-André Lamaletie et Jean Dupuy, Fils et Cie, à Bordeaux. Quand Cadet ne put rien faire de plus au Canada, il gagna la France pour régler ses nombreuses dettes et réaliser la plus grande partie de sa fortune. Embarqué à bord d’un navire britannique, l’Adventure, le 18 octobre 1760, à Québec, il débarqua à Brest le 26 novembre, arriva 12 jours plus tard à Bordeaux, où sa famille vivait depuis 1759, et entra à Paris le 21 janvier 1761 ; arrêté quatre jours plus tard, il fut emprisonné à la Bastille avec la plupart de ses collègues, administrateurs du Canada.

Les historiens qui prennent le procès qui suivit pour argent comptant n’éprouvent aucune difficulté à voir en Joseph-Michel Cadet, comme la juridiction du Châtelet le fit le 10 décembre 1763, un criminel monstrueux, chanceux de s’en tirer avec neuf ans de bannissement de Paris et une amende s’élevant à 6 000 000#. Pour faire de Cadet un héros national, il faudrait remonter une pente difficile, puisqu’il existe des indices qu’en 1759, il était en contact étroit avec l’ennemi dans quelque noir dessein. Il ne fut jamais jugé pour cela, toutefois, et divers faits et circonstances montrent que son cas n’était pas aussi simple que le Châtelet le laissa voir. Tous les observateurs, au Canada, ne le croyaient pas criminel. « Je le crois le moins coupable de tous », écrivait un important marchand, François Havy*, en apprenant l’arrestation de Cadet, « car ce n’estoit qu’un instrument dont on s’est servie et lequel sera peut-être la seulle victime. » La couronne elle-même trahit ses doutes à cet égard, semble-t-il, quand, le 5 mars 1764, elle leva la peine du bannissement prononcée contre Cadet et décida de le relâcher de la Bastille et de réduire son amende de moitié. Quelle que soit la signification de ces décisions, la justice criminelle française était notoirement inéquitable envers les accusés et déficiente à d’autres égards, comme plusieurs observateurs éclairés le soulignaient à cette époque, et ce n’est pas pour rien que les gouvernements révolutionnaires abolirent le Châtelet et firent de la prise de la Bastille, le 14 juillet 1789, un symbole de la victoire sur un régime tyrannique et rétrograde. Plus précisément, les ministres, qui intentèrent la poursuite, et les juges firent paraître les crimes de Cadet plus grands qu’ils n’étaient en le blâmant non seulement pour avoir vendu à haut prix des vivres à la couronne, mais aussi pour la hausse des prix elle-même.

Cadet faisait face à une incompréhension, typique du xviiie siècle, des mécanismes du marché, que lui, avec son bon sens, semble avoir saisis clairement. Il dit qu’il « ne [pouvait] dissimuler que les dépenses pour le Roy en Canada ont été immenses [mais] qu’on ne [pouvait] en attribuer la cause qu’à la rareté des marchandises » qui découlait du manque de navires parvenant à Québec. Ce dernier élément, pour sa part, provenait du fait que « le danger que couraient les navires et les bastiments dans leurs transport de France en Canada n’étoit point chimérique ». Sur cette question, la vérité semble du côté de Cadet. Les primes d’assurances maritimes passèrent de moins de 5 p. cent de la valeur assurée, en 1755, à 50 p. cent ou plus, en 1758 ; en 1759, il était souvent impossible d’obtenir des assurances. Pour le transport des marchandises jusqu’à Québec, le fret payé en France monta de 190# le tonneau en 1756 à 240# ou même 280# en 1757 ; mais, pour une livraison garantie à Québec, en 1758 et 1759, il se situait entre 400# et 1 000# le tonneau, quand toutefois on réussissait à trouver de l’espace à louer sur les navires. La couronne, dans son infinie sagesse et sur l’avis de la commission Fontanieu, mise sur pied en 1758 pour réduire les dettes du ministère de la Marine en général [V. Alexandre-Robert Hillaire de La Rochette], adopta la ligne de conduite suivante : tout ce qui était facturé au-dessus du tarif de 190# en vigueur en 1756 était abusif et inadmissible, et ramena sommairement à ce chiffre les réclamations des marchands-expéditeurs. La couronne adopta le même principe quand elle présenta les prix élevés des années de guerre au Canada comme le résultat d’une conspiration, pour laquelle Cadet était en partie à blâmer. À vrai dire, il semble maintenant certain que, quoi qu’ait pu faire Cadet, les conditions issues de la guerre suffisaient à elles seules à expliquer la montée des prix de la nourriture. Le procès de Cadet et de ses associés amena le grand public à croire qu’ils étaient particulièrement égocentriques, corrompus, sans scrupule, alors qu’une petite enquête montre qu’ils faisaient ce que beaucoup d’autres fonctionnaires faisaient sous les Bourbons, en particulier dans les colonies, mais ils eurent, eux, la malchance de trouver des circonstances inhabituellement avantageuses dans une colonie qui, par la suite, allait être perdue aux mains des ennemis, en temps de guerre. La monarchie, sous les Bourbons, avait l’habitude de réduire périodiquement ses dettes à court terme en recourant à une chambre de justice qui faisait le procès de quiconque était soupçonné de s’enrichir aux frais du gouvernement ; c’est dans cette tradition qu’on mena l’infâme Affaire du Canada.

Le procès de Cadet se poursuivit pendant un bon nombre d’années, au cours desquelles plusieurs agences de la couronne, mises sur pied pour recouvrer l’argent de ceux qui avaient été condamnés à payer dans l’Affaire du Canada, découvrirent que 6 000 000#, c’était trop demander. Une commission créée par un arrêt du Conseil d’État, le 31 décembre 1763, jugea, un an plus tard, que les dettes de Cadet se montaient à la somme renversante de 17 000 000# environ, dont quelque 9 000 000 # dues à la couronne, mais, le 27 novembre 1767, on avait ramené cette dernière dette à 3 898 036#, qu’il paya fidèlement le 20 août 1768, bien que le montant s’avéra plus élevé que celui auquel le contrôleur des bons d’État du conseil, Pierre-François Boucher, était arrivé. Au cours de l’enquête, on l’emprisonna et l’interrogea de nouveau, du 17 février au 25 mars 1766. À sa mort, Cadet compilait encore les chiffres qu’il espérait présenter à la couronne pour sa justification. Il n’avait aucunement l’intention, toutefois, de payer plus qu’il ne devait et, à sa mort, il n’avait pas encore satisfait ses créanciers privés, qui s’étaient regroupés, à la façon du temps, et avaient élu des administrateurs, dont Tourton et Baur, banquiers parisiens bien connus, Jean-Baptiste-Tropez Martin, ancien marchand de Québec, originaire de Marseille, et Arnoult, ancien notaire de Paris. Cadet avait, cependant, réglé quelques dettes, ayant payé 61 583# à son principal agent à Bordeaux, Pierre Desclaux, le 11 janvier 1768, 52 856# à son vieil adjoint personnel, Étienne Cébet, le 23 avril 1767, et ainsi de suite, comme en témoignent les minutes de son principal notaire à Paris, maître Delage.

Au cours des années 1760, Cadet vendit aussi les biens qu’il possédait au Canada, dont un lot de 120 pieds sur 90, rue Saint-Pierre, à Québec – sur lequel avait déjà été érigée une maison construite par une dame Cugnet – qu’il vendit, pour 22 500#, à William Grant* (mort en 1805), qui lui rendit visite à Paris à ce sujet ; trois autres maisons situées à Québec, une en ruine et une autre, sur la vieille rue Saint-Paul, qui existait encore au début des années 1970 ; deux terres sur la rivière Saint-Charles, à une lieue environ de Québec ; et sa seigneurie des Monts-Louis, sur le Saint-Laurent, à quelque 90 lieues en aval de Québec. Son notaire de Québec, Panet, et son vieil ami et adjoint, Antoine-Pierre Houdin, alors à Québec, vendirent pour lui la plupart de ces propriétés.

Pendant les 15 dernières années de sa vie, Cadet utilisa ce qui lui restait de biens et son crédit pour édifier en France ce que nous pourrions appeler, de nos jours, une société d’investissement et une société immobilière. Il achetait, vendait et gérait de grandes propriétés. Par exemple, en janvier 1767, il achetait la seigneurie de Barbelinière, dans la paroisse de Thuré (dép. de la Vienne), par l’intermédiaire d’un prête-nom, et plusieurs autres biens, « consistant en anciens châteaux demolis en partis, maisons de metairies, fermes, moulins à eau, bois, terres labourables, prés, vignes, chaumes, rentes, cens etc. dans le Poitou, Le Maine et la Touraine ». Comme beaucoup d’autres négociants et spéculateurs de France, il vivait une partie du temps à Paris ou dans ses faubourgs, où il faisait ses affaires – et il devait mourir, dans l’hôtel de Sainte-Avoye, paroisse Saint-Nicolas-des-Champs – et une partie du temps dans l’une de ses propriétés, près de Blois, dans la vallée de la Loire.

Point d’endroit plus charmant, au monde, que celui-ci, terre des châteaux princiers de France et des Très riches heures du duc de Berry, mais Cadet et sa femme, deux Canadiens exilés, d’un certain âge, avaient la nostalgie des choses de chez eux. Le 5 mai 1766, Cadet écrivait à Houdin, à Québec, de lui envoyer deux canots d’écorce, une calèche canadienne et un harnais, quelques charrues et quelques haches, de même qu’ « un bon garçon habitant de la côte de Beaupré ou de l’ Isle d’Orléans ; bon laboureur et hardi en ce genre ». Cadet offrait un contrat de neuf ans, à 200# par année. « Cet homme est pour mettre sur ma terre », écrit-il. « J’aurai une vraie satisfaction d’y voir des gens de ma patrie. Mais souvenez vous que je veux un garçon et excellent laboureur. » Ainsi, Cadet vécut à l’aise, bien que jamais très riche, jusqu’à sa mort, le 31 janvier 1781. Sa femme mourut le 1er octobre 1791. Ses associés dans l’entreprise de ravitaillement de Québec s’étaient dispersés, peu après avoir été libérés de la Bastille, au début des années 1760, Corpron à Nantes, où il s’établit comme marchand expéditeur, Maurin à Bordeaux, où en 1770 on le disait résidant de la ville, vivant place Saint-Domingue. Quant à Pennisseaut, nous n’avons pu le retracer.

Bien qu’il ait mené une carrière spectaculaire, Cadet ne fut pas seul, loin de là, à atteindre, à partir d’humbles origines, les splendeurs de la vie de château. Jacques Imbert*, l’agent à Québec des trésoriers généraux de la Marine, que Cadet a dû bien connaître, était né le 15 novembre 1710 d’un marchand tanneur de Montargis, devenu plus tard brigadier de la Maréchaussée, qui avait épousé la fille d’un chirurgien ; après de nombreuses années passées au Canada, où il épousa une Canadienne, Imbert était, à sa mort, un gentilhomme campagnard, vivant dans son château, près d’Auxerre, y ayant marié sa seule fille, Catherine-Agathe (née à Québec), à un juge royal. La vie de Jacques-Michel Bréard, contrôleur de la Marine à Québec, et celle de divers marchands ; tels Denis Goguet, Michel Rodrigue et Jean-Mathieu Mounier, portent la marque d’une semblable réussite.

« C’est une opinion populaire », écrivait, il y a un demi-siècle, un autre biographe de Cadet, Adam Shortt*, « que les profits personnels ne peuvent possiblement pas coexister avec le bien public. » Shortt, en réfléchissant sur la carrière de Cadet, ne partageait point cette opinion. Pourquoi le ferions-nous ? Après tout, si la France n’avait pas perdu le Canada, Joseph-Michel Cadet eût peut-être été acclamé comme un héros et un bienfaiteur !

J. F. Bosher

AD, Charente-Maritime (La Rochelle), B, 259 ; 5 746, no 5 ; Gironde (Bordeaux), Minutes Guy (Bordeaux), 3 mars 1759.— AN, Col., E, 58 (dossier Cadet) ; 276 (dossier Lemoine-Despins) ; Minutier central, XIV ; XXXIII.— ANQ-M, Greffe de Pierre Panet. Nous remercions José E. Igartua qui nous a fourni les références pour les sources situées à Montréal [j. f. b.].— ANQ-Q, État civil, Catholiques, Notre-Dame de Québec ; Greffe de Claude Barolet, 8 nov. 1733 (contrat de mariage d’Augustin Cadet) ; Greffe de C.-H. Du Laurent, 11 juin 1756 ; Greffe de J.-C. Panet.— Bibliothèque de l’Arsenal, Archives de la Bastille, 12 142, ff.267–270 (mémoire de Cadet à Sartine, 18 nov. 1761) ; 12 143–12 148.— PRO, HCA, 32/175, Chesine ; 32/200, Hardy ; 32/223/1, Magdeleine.— Docs. relating to Canadian currency during the French period (Shortt), II.— Autographes de personnages ayant marqué dans l’histoire de Bordeaux et de la Guyenne, Soc. des archives historiques de la Gironde, [Publication] (Bordeaux), XXX (1895) : 253–261.— François Bluche, L’origine des magistrats du parlement de Paris au XVIIIe siècle (1715–1771) : dictionnaire généalogique (Paris, 1956).— Tanguay, Dictionnaire.— J. F. Bosher, « Chambres de justice » in the French monarchy, French government and society, 1500–1850 : essays in memory of Alfred Cobban, J. F. Bosher, édit. (Londres, 1973), 19–40 ; French finances, 1770–1795 : from business to bureaucracy (Cambridge, Angl., 1970).— Paul Butel, La croissance commerciale bordelaise dans la seconde moitié du XVIIIe siècle (2 vol., Lille, France, 1973).— Jean Egret, The French pre-revolution, 1787–1788, W. D. Camp, trad., introd. par J.-F. Bosher (Chicago et Londres, 1977).— P.-G. Roy, Bigot et sa bande. [L.-F.-G.] Baby, Une lettre de Cadet, le munitionnaire de la Nouvelle-France, Canadian Antiquarian and Numismatic Journal (Montréal), 3e sér., I (1898) : 173–187.— Alfred Barbier, La baronnie de la Touche-d’Avrigny et le duché de Châtellerault sous François Ier, Soc. des Antiquaires de l’Ouest, Mémoires (Poitiers, France), 2e sér., IX (1886) : 349–360 ; Un munitionnaire du roi à la Nouvelle France : Joseph Cadet, 1756–1781, Soc. des antiquaires de l’Ouest, Bull. (Poitiers), 2e sér., VIII (1898–1900) : 399–412. Même s’il contient certaines inexactitudes, comme la date de naissance de Cadet, ce dernier article est utile [j. f. b.].— J. F. Bosher, The French government’s motives in the affaire du Canada (à paraître dans English Hist. Rev. (Harlow, Angl.)) ; French Protestant families in Canadian trade, 1740–1760, HS, VII (1974) : 179–201 ; Government and private interests in New France, Canadian Public Administration (Toronto), X (1967) : 244–257.— Jean de Maupassant, Les armateurs bordelais au XVIIIe siècle : les deux expéditions de Pierre Desclaux au Canada (1759 et 1760), Revue historique de Bordeaux et du dép. de la Gironde (Bordeaux), VIII (1915) : 225–240, 313–330.— Honorius Provost, La maison Cadet, Cahiers d’hist. (Québec), I (1947) : 27–32 (contient une croquis de la maison en question).

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J. F. Bosher, « CADET, JOSEPH-MICHEL », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 4, Université Laval/University of Toronto, 2003– , consulté le 1 déc. 2024, http://www.biographi.ca/fr/bio/cadet_joseph_michel_4F.html.

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Titre de la publication:    Dictionnaire biographique du Canada, vol. 4
Éditeur:    Université Laval/University of Toronto
Année de la publication:    1980
Année de la révision:    1980
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