DRAPER, WILLIAM HENRY, homme politique, avocat et juge, né en Angleterre, près de Londres, le 11 mars 1801, fils du révérend Henry Draper, décédé à Yorkville (Toronto) le 3 novembre 1877.

William Henry Draper, qui fut instruit par des précepteurs, s’enfuit de chez lui à l’âge de 15 ans et devint marin. Il se rendit au moins deux fois aux Indes avec l’East India Company, et, au printemps de 1820, il émigra dans le Haut-Canada. Il s’installa dans le canton de Hamilton et y demeura avec John Covert*, éminent orangiste de la région de Cobourg. Il semble avoir eu, un moment, l’intention de rentrer en Angleterre, mais il alla habiter Port Hope, y enseigna pendant quelque temps, puis se mit à étudier le droit. Après avoir passé un certain temps dans le cabinet de George Strange Boulton*, Draper fut admis au barreau en 1828. Il occupa également pendant un certain temps les fonctions de registraire adjoint de Durham et de Northumberland. En 1829, il travaillait à York (Toronto) chez John Beverley Robinson*, qui devait bientôt être nommé juge en chef ; il devint ensuite l’associé du solliciteur général, Christopher Hagerman*. Il fut aussi nommé rapporteur de la Cour du banc du roi, et devint membre du conseil de la Law Society of Upper Canada. Sa réputation fut vite celle d’un avocat tory fort éloquent. Il remporta de nombreux succès devant les tribunaux, et son éloquence lui valut le surnom de « Sweet William ».

La chance, le talent et une personnalité agréable permirent ainsi à Draper de faire rapidement partie du groupe qui avait une influence énorme sur le gouvernement de la colonie, le « Family Compact ». Il fit bientôt, aussi, la connaissance du plus remarquable d’entre eux, John Strachan*, qui allait être le premier évêque de l’Église d’Angleterre à Toronto. Ce fut Robinson, toutefois, qui s’attacha à persuader Draper de se lancer dans la politique. Le jeune avocat, lui, n’y tenait pas le moins du monde, mais on lui fit certainement remarquer que c’était là le meilleur moyen de réaliser ses ambitions et d’arriver à occuper des fonctions importantes dans la magistrature.

Les débuts de Draper en politique eurent lieu au moment des élections de 1836, et il eut la bonne fortune de battre facilement le candidat réformiste de Toronto, James Edward Small*. Il siégea au milieu des tories, qui avaient réussi à obtenir cette année-là la majorité dans le Haut-Canada grâce à l’intervention sans précédent du gouverneur, sir Francis Bond Head, dans la politique. Draper participa activement à sa première session parlementaire, et la position qu’il adopta à propos de sujets aussi épineux que la sécularisation des « réserves » du clergé et la charte de King’s College montra qu’il était moins intransigeant que la plupart de ses collègues tories. Le rapport favorable qu’il soumit à propos de l’Upper Canada Academy de Cobourg (qui devint Victoria College) lui valut l’amitié de Egerton Ryerson* et des méthodistes wesleyens, amitié qui ne se démentit jamais durant toute sa carrière politique. Pourtant Draper ne s’était nullement éloigné de ses amis du « Family Compact », et leur influence sur Head favorisa son ascension rapide. En décembre 1836, il était nommé membre du Conseil exécutif et, en mars de l’année suivante, il devenait solliciteur général. Peu après, Head l’envoya à Londres pour y exposer la position du gouverneur au sujet de la grave crise financière de 1836–1837. Ce fut, toutefois, un épisode désagréable. La réception plutôt froide que le ministère des Colonies réserva à Draper réflétait peut-être l’antipathie qu’on y entretenait à l’égard de Head.

Peu après le retour de Draper, la colonie fut plongée dans la rébellion de 1837. C’est chez lui que, dans la nuit du 4 décembre, Head amena son épouse, avec d’autres femmes et des enfants qui appartenaient à la petite élite coloniale et qui cherchaient un refuge contre l’assaut imminent de « l’armée » de William Lyon Mackenzie*. Pendant les deux années qui suivirent l’échec de la rébellion, William Draper organisa un grand nombre des poursuites judiciaires, alors que les incursions des rebelles tenaient la frontière en constant état d’alerte. La situation politique interne du Haut et du Bas-Canada subit des bouleversements encore plus profonds : l’arrivée de lord Durham [Lambton*], la décision que prit le gouvernement britannique de suivre la recommandation contenue dans le rapport de Durham à propos de l’union des deux Canadas, la nomination de Charles Poulett Thomson*, chargé de réaliser cette union, et la dépêche de lord John Russell, en date du 16 octobre 1839, qui signifiait tout bonnement que les conseillers de l’exécutif pouvaient être renvoyés selon le bon plaisir du gouverneur.

C’est au cours de cette période troublée que Draper commença, qu’il en eut conscience ou non, de se diriger vers ce qui devait être le but tant désiré mais jamais atteint de sa carrière politique : la formation d’un nouveau parti. Conservateur, ce parti se trouverait à mi-chemin entre celui des vieux tories du « Family Compact », qui commençait à faiblir, et celui des réformistes dirigés par Robert Baldwin* qui, selon Draper, mettaient en péril les liens qui rattachaient la colonie à la Grande-Bretagne. Ce projet devait lui valoir beaucoup de mépris, en grande partie injustifié d’ailleurs ; quoi qu’il en soit Draper se trouva bientôt dans un situation extrêmement difficile.

II se montra partisan de l’union des deux Canadas, à la chambre d’Assemblée du Haut-Canada, pour des raisons d’ordre économique. Cela lui aliéna un certain nombre de tories, mais il défendit sa position en s’engageant à appuyer les propositions soumises par John Solomon Cartwright* au mois de mars 1839, propositions qui auraient été très défavorables aux Canadiens français du Bas-Canada et auraient assuré une majorité loyale, probablement tory, à l’Assemblée. Draper finit par renoncer à appuyer ces propositions devant la détermination de Thomson, qui voulait imposer l’union sans ces restrictions. Toutefois, la publication, peu après, de la dépêche de Russell, en date du 16 octobre, amena la plupart des ennemis de Draper, tories et réformistes, à y voir comme l’explication de son changement d’attitude : il n’était qu’une créature du gouverneur. Les dénégations de Draper manquaient de force de conviction. Bien qu’il n’eût jamais d’ambitions réelles sur le plan politique, il espérait conserver sa place au gouvernement pour faire carrière dans la magistrature et il semble peu douteux qu’il ait sacrifié ses principes, sous la pression qu’exerçait Thomson.

Le gouverneur, cependant, ne manifesta guère de reconnaissance à Draper, qui remplaça Hagerman au poste de procureur général du Haut-Canada en février 1840. Une fois que Thomson eut réussi à imposer l’Union des deux Canadas, en février 1841 (et eut été nommé baron Sydenham), il décida d’être son propre premier ministre, de détruire les vieilles alliances politiques et de former un parti « modéré » qui lui serait fidèle. Lors des élections qui eurent lieu en mars et en avril, et au cours desquelles Draper fut élu député de Russell, Sydenham eut la victoire. Les Canadiens français se dressèrent contre lui, mais au Canada-Ouest (encore généralement connu sous le nom de Haut-Canada), les anciens tories et les réformistes de Baldwin n’avaient plus que quelques sièges, les autres allant aux modérés dévoués au gouverneur. Draper continua d’être procureur général du Canada-Ouest et, à la tête des conservateurs modérés, il partagea la direction du gouvernement à l’Assemblée avec Samuel Harrison*. Mais Draper n’avait que quatre ou cinq véritables partisans et Sydenham le considérait, au fond, comme « un piètre individu ». Ce fut Harrison, secrétaire de la province et chef des libéraux modérés, qui eut la confiance du gouverneur. Incapable de comprendre le curieux mélange de libéralisme et d’autocratie de Sydenham, Draper, isolé et perplexe, venait de rédiger sa lettre de démission lorsqu’il apprit la mort du gouverneur, à l’automne de 1841.

L’arrivée de sir Charles Bagot*, le nouveau gouverneur, en janvier 1842, marque une nouvelle étape dans la carrière de Draper. Les deux hommes partageaient les mêmes opinions politiques, et leurs personnalités s’accordaient. Draper remplaça bientôt Harrison au poste de principal conseiller canadien du gouverneur. Ses vues s’étaient précisées et son jugement, en matière du politique, considérablement aiguisé.

En septembre 1841, Baldwin avait déposé des propositions demandant le gouvernement responsable. Sydenham avait paré la manœuvre au moyen des contre-propositions de Harrison, promettant le gouvernement responsable mais de façon beaucoup plus vague. Ce furent les propositions de Harrison que l’on adopta, et Draper les avait appuyées. Il n’aurait certes jamais soutenu qu’un gouverneur doive être forcé de prendre l’avis de ses conseillers, mais il se sentait désormais tenu de respecter le principe voulant que les membres du Conseil exécutif aient la confiance de la majorité de l’Assemblée. Cela n’impliquait pas nécessairement un système de gouvernement à deux partis du genre de celui qu’entreprit Baldwin. Cela pouvait signifier cependant un système de gouvernement à plusieurs partis, ou sans aucun parti. Il ne fait aucun doute que Draper ait été partisan de cette dernière solution. Toutefois, maintenant qu’il se rendait compte qu’un système de partis était inévitable, il espérait qu’il serait possible d’avoir un parti qui fût grand, conservateur, loyal, réunissant les Canadiens anglophones et francophones, car il en était venu à considérer les Canadiens français comme naturellement conservateurs. Il était de plus en plus persuadé que si l’on voulait éviter au gouvernement un échec total, il fallait que les Canadiens français en fassent partie au plus tôt, même s’ils tenaient à leur alliance avec Baldwin, et même si le prix en était un ministère réformiste.

C’est Bagot qui finalement assuma la responsabilité de faire aux Canadiens français l’offre généreuse qui eut pour résultat la formation du premier gouvernement de Baldwin et de Louis-Hippolyte La Fontaine*, en septembre 1842. Cela valut au gouverneur l’approbation des Canadiens français et des réformistes, et le blâme du gouvernement britannique et des tories du Canada. Draper, dans ce bouleversement, joua un rôle essentiel. En juillet, il commença à insister auprès de Bagot pour qu’on rallie au gouvernement le bloc canadien-français de La Fontaine, afin d’éviter que le gouverneur ne se trouve dans la situation intenable de ne pouvoir maintenir un conseil que l’Assemblée jugerait acceptable. D’autres conseillers, entre autres Harrison et Robert Baldwin Sullivan*, insistaient également pour qu’on adopte ce principe, mais Draper sut se montrer le plus persuasif. Il savait que, si les Canadiens français demeuraient fidèles à Baldwin, leur venue au pouvoir entraînerait inévitablement sa propre démission. Il proposa généreusement de donner sa démission, et émit l’avis que d’autres conseillers tories devraient faire de même. Bagot hésitait encore, mais Draper et Harrison, à la tête du Conseil exécutif, lui forcèrent la main en menaçant de donner leur démission en bloc, le 12 septembre. Le jour suivant, Bagot fit sa dernière offre à La Fontaine, en proposant de nommer Baldwin et quatre Canadiens français au conseil, et d’éliminer les membres en qui ils n’avaient pas confiance. Lorsque Baldwin souleva de nouvelles objections, Bagot autorisa Draper à faire part à l’Assemblée de la nature de cette offre. La plupart des députés canadiens-français n’étaient pas, jusque-là, au courant de la générosité de ces concessions, et l’emprise de La Fontaine sur son parti en fut momentanément ébranlée. On arriva à un compromis et le nouveau gouvernement Baldwin-La Fontaine fut formé de façon à ne pas trop porter atteinte au prestige du gouverneur. Draper donna sa démission du Conseil exécutif le 15 septembre ; il quitta également l’Assemblée et Bagot lui promit un poste dans la magistrature.

Draper abandonna la politique, ne s’intéressant guère au Conseil législatif auquel Bagot l’avait nommé peu avant sa mort en 1843. À la fin de cette même année, cependant, une crise éclatait sous l’administration du successeur de Bagot, Charles Metcalfe* : tout le Conseil exécutif, Baldwin et La Fontaine en tête, donna sa démission, à l’exception de Dominick Daly*. Se voyant dans l’impossibilité de former un gouvernement qui eût la majorité à l’Assemblée, Metcalfe fit appel à Draper et lui donna un siège au Conseil exécutif. Avec l’aide des seuls Dominick Daly et Denis-Benjamin Viger*, Draper assuma les responsabilités du gouvernement pendant près d’un an, sans toutefois détenir aucun portefeuille. Le gouvernement non responsable de ce « triumvirat » fut violemment attaqué comme autocratique ; pourtant Draper s’efforçait de former un « ministère de modérés » composé d’éléments très variés, comme celui qui avait si bien fonctionné du temps de Sydenham. Il échoua dans cette tentative. Au Bas-Canada, Viger rallia à sa cause quelques individus dont Denis-Benjamin Papineau*, mais ne put obtenir le soutien général. Dans le Haut-Canada, les appels que Draper lança à des modérés éminents comme Harrison, William Hamilton Merritt* et Ryerson n’eurent aucun succès. William Morris*, qui exerçait une profonde influence sur les presbytériens, fut le seul personnage d’importance que Draper put amener à faire partie du Conseil exécutif à titre de receveur général.

Et pourtant, on arriva tant bien que mal à constituer un ministère à temps pour les élections générales de l’automne de 1844. Un certain nombre de facteurs tels que le déplacement du siège du gouvernement de Kingston à Montréal, la loi sur les sociétés secrètes qui avait outragé les orangistes dirigés par Ogle Robert Gowan et le sentiment général qu’on faisait trop de concessions aux Canadiens français avaient dressé l’opinion publique du Haut-Canada contre les réformistes avant leur démission, et Metcalfe profita de ce mécontentement : il entreprit la campagne électorale et dénonça les réformistes en les qualifiant de traîtres. Le résultat fut que, battu dans le Bas-Canada, le gouvernement triompha dans le Haut-Canada, et Draper eut une petite majorité de quatre ou cinq députés.

Draper se trouvait maintenant dans une position curieuse pour quelqu’un qui avait si longtemps lutté contre les doctrines de Baldwin. De la fin de 1844 jusqu’à sa démission en mai 1847, il fut virtuellement premier ministre du Canada, et comme il avait la majorité à l’Assemblée, les réformistes ne pouvaient plus parler de gouvernement non responsable. En même temps, la santé chancelante de Metcalfe et le manque d’intérêt pour la politique interne de la province dont faisait preuve lord Cathcart [Charles Murray Cathcart*], qui lui succéda, firent que Draper n’avait presque pas d’opposition venant du gouverneur. Ce n’était pourtant pas l’anomalie la plus frappante. Draper était aussi chef de parti sans parti, et premier ministre sans partisans. La majorité de Draper, à l’Assemblée, se composait en grande partie de tories qui n’avaient guère de sympathie pour lui, mais qui avaient été élus pour soutenir le gouverneur et qui étaient en majorité exclus du Conseil exécutif. Ils tolérèrent le procureur général comme chef parce qu’il n’y avait personne pour prendre sa place, qu’il avait l’appui du gouverneur, et que les tories eux-mêmes étaient divisés en deux factions menées par Henry Sherwood* et par sir Allan Napier MacNab*.

Dans de pareilles circonstances, Draper envisageait une période d’accalmie, sans controverses graves. En fait, malgré la faiblesse de sa position, on adopta plusieurs mesures importantes au cours des deux dernières sessions parlementaires auxquelles il participa comme procureur général. Une loi importante sur les écoles du Bas-Canada formulée par Augustin-Norbert Morin*, fut adoptée en 1845. La loi sur les écoles publiques du Haut-Canada de 1846, dont le projet avait été rédigé par Egerton Ryerson à la demande de Draper, fut considérée comme la première solution pratique à ce problème épineux. L’adoption d’une liste civile permanente établit fermement le principe que seule la chambre d’Assemblée canadienne avait le droit d’imposer des taxes aux Canadiens. Peut-être plus importants encore furent les efforts de Draper pour conjurer le fantôme de la rébellion de 1837. Le 17 décembre 1844, le chambre adressa une supplique à la reine, demandant la grâce de tous les anciens rebelles. Deux mois plus tard, ce fut l’amnistie générale. Au début de l’année 1845, D.-B. Papineau proposa un projet de loi, qui fut adopté, concernant les pertes subies pendant la rébellion dans le Haut-Canada, bien que le sujet encore plus épineux des dommages subis par les habitants du Bas-Canada ne pût être résolu que plus tard. Néanmoins, les Canadiens français accueillirent avec satisfaction l’abrogation des restrictions sur l’usage de la langue française, proposée par Papineau au nom du gouvernement en février 1845. C’était là un atout dans le jeu de Draper, qui avait persuadé Metcalfe de ne pas suivre les ordres reçus à ce propos, afin d’enlever aux réformistes la chance d’adresser la supplique qu’ils projetaient au sujet de la langue française.

En dépit de ces succès, le gouvernement Draper donnait une impression de faiblesse chronique. Il était souvent battu à propos de questions sans importance, et il dut effectuer une retraite fort peu glorieuse à l’occasion du projet de loi sur l’université. Ce projet, qui semblait suffisamment important à Draper pour justifier sa démission du Conseil législatif afin d’essayer de se faire élire député de London, fut soumis par lui le 4 mars 1845. Il s’agissait de constituer une université du Haut-Canada, à laquelle seraient affiliés Queen’s College, de Kingston, et Victoria College, de même que King’s College, établissement de l’Église d’Angleterre qui devait devenir plus tard l’University of Toronto. Ce projet, qui avait la faveur des méthodistes et de l’Église d’Écosse, souleva une violente opposition parmi les membres de l’Église d’Angleterre, et Strachan réussit à persuader un grand nombre de députés tories de s’opposer à cette mesure. Draper persista, se disant prêt à jouer son ministère sur cette question et, en pleine chambre, il força l’inspecteur général, William Benjamin Robinson, qu’il avait lui-même récemment nommé, à donner sa démission pour avoir appuyé Strachan. Peut-être Draper espérait il obtenir l’appui des réformistes de Baldwin qui avaient déjà formulé auparavant un projet de loi semblable. Il ne l’obtint toutefois pas. Finalement, un groupe de tories, menés par Sherwood, menaça de renverser le gouvernement si le projet de loi passait en troisième lecture. C’en était trop pour Metcalfe, qui était malade et ne se sentait pas en mesure de former un nouveau ministère. Draper retira son projet de loi à la prière insistante du gouverneur.

D’un point de vue administratif ou législatif, on ne peut parler que de succès mitigé à propos du gouvernement Draper. Politiquement parlant, il semble avoir été un échec total. Néanmoins, le procureur général avait un but important, qui ne devait être atteint qu’après sa propre retraite de la politique : un parti conservateur victorien moderne. Son plan était double : apaiser les tories anglophones les plus éminents tout en les remplaçant par des modérés, et gagner l’appui du bloc francophone, ou d’une grande partie de celui-ci, en l’éloignant de ses alliés réformistes.

Draper faillit bien réussir dans ce dernier cas ; il n’y avait plus aucun espoir que Viger et Papineau obtiennent l’appui d’un grand nombre de députés, aussi Draper s’attaqua-t-il habilement à l’élément le plus faible des partisans de La Fontaine : le groupe de la ville de Québec, qui avait l’impression que Montréal l’abandonnait. Les négociations avec René-Édouard Caron, maire de Québec et président du Conseil législatif, furent interrompues quand Metcalfe refusa de renvoyer Daly du Conseil exécutif et que leur correspondance tomba entre les mains de La Fontaine, qui en donna lecture à l’Assemblée en avril 1846. De nouveaux pourparlers, entrepris à l’automne de 1846, n’aboutirent pas davantage, mais, cette fois, Draper arriva à créer un certain désaccord entre La Fontaine et son bras droit, Morin. Au printemps de 1847, on pressentit encore une fois Caron et l’aile québécoise du parti, qui à son tour fit pression sur Morin. Au cours de ces dernières démarches, Draper fut bien près d’arriver à ses fins. Un partie importante des Canadiens français, sans s’occuper de La Fontaine, autorisa Caron à faire partie du gouvernement, si on lui garantissait le principe de la « double majorité ». Mais l’acceptation de ce dernier principe aurait donné quatre des sept sièges du conseil aux Canadiens français et cela sembla une demande inacceptable. Draper se contenta d’attendre.

On ne devait jamais reprendre les pourparlers. L’échec de Draper dans sa tentative de diviser le bloc francophone venait s’ajouter à un échec encore plus désastreux dans ses efforts pour enrayer l’opposition des tories à son égard. Le départ de Metcalfe en 1845, à qui les tories avaient promis leur appui et qui avait donné son soutien absolu à Draper, fut un dur coup pour ce dernier. Cependant, les factions menées par Sherwood et par MacNab faisaient régner la dissension parmi les tories, ce qui permettait à Draper de poursuivre ses efforts pour n’avoir que des conservateurs modérés dans la section du Haut-Canada du Conseil exécutif. C’étaient des hommes de la trempe de William Morris, de John Hillyard Cameron et de John A. Macdonald* que Draper voulait, et qu’il invita finalement à faire partie de son ministère. William Badgley* devint procureur général du Canada-Est. Mais ils étaient trop peu nombreux. Les tentatives destinées à se concilier les tories en leur offrant des fonctions publiques échouèrent. Sherwood et William Benjamin Robinson entrèrent au ministère, mais il fallut les congédier, et les rapports avec MacNab furent catastrophiques. Seuls quelques hommes comme William Cayley* étaient acceptés à la fois par les membres de la droite et de la gauche du parti. Les députés tories rongeaient leur frein sous la direction d’hommes que beaucoup d’entre eux méprisaient.

Il était bien naturel que Draper, qui n’avait jamais aimé vraiment la politique, commençât de penser à la retraite, en de pareilles circonstances. La nomination de lord Elgin [Bruce*] au poste de gouverneur en 1847 ne fit que l’y pousser davantage. Depuis que Draper avait répondu à l’appel pressant de Metcalfe en 1843, il s’était imaginé que les gouverneurs britanniques voudraient avant tout éviter un gouvernement Baldwin. Mais Elgin et lord Grey au ministère des Colonies étaient prêts à accepter et le gouvernement responsable et Baldwin. Draper se rendait compte qu’il gênait tout le monde, gouverneur, tories et réformistes. Le 28 mai, après la mort de Christopher Hagerman, il donna sa démission comme procureur général et devint juge puîné de la Cour du banc de la reine du Haut-Canada. Le gouvernement tomba aux mains de Sherwood jusqu’aux élections suivantes qui virent le retour au pouvoir de Baldwin et de La Fontaine.

Draper, sur le plan législatif, obtint des résultats réels, mais modestes. Ses efforts pour former un parti conservateur modéré en s’alliant aux Canadiens français échouèrent, et il est évident qu’il luttait, même si c’était de façon détournée, contre la marée montante du gouvernement responsable et du réformisme. C’est lui néanmoins qui, avec Baldwin et La Fontaine, domina vraiment les années 40. De plus, la formation d’un parti conservateur ayant des liens avec les Canadiens français devint réalité en 1854. Ce fut l’œuvre du plus habile des successeurs de Draper, Macdonald, qui possédait visiblement le don politique qui manquait tant à Draper : celui de former un parti national qui reçût l’appui du peuple.

II est d’autres aspects de la carrière politique de Draper que l’on oublie trop souvent. Après les conflits raciaux des années 30, la décennie suivante fut relativement calme, en partie par réaction contre la rébellion et en partie à cause de l’alliance conclue entre Baldwin et La Fontaine. La part de pouvoir politique que l’on consentit aux Canadiens français fut l’un des facteurs de cette accalmie, et il est clair que Draper joua un rôle important dans cette affaire. De même, ses efforts pour former une coalition avec les Canadiens français, de 1844 à 1847, convainquirent sans aucun doute ces derniers que leurs revendications pour participer au gouvernement seraient un jour entendues.

Même s’il fut en partie involontaire, le rôle que joua Draper dans l’adoption du gouvernement responsable fut peut-être le plus important de sa carrière. Après les rébellions, après l’époque de Durham et de Sydenham, on en venait tout doucement à accepter l’idée du gouvernement responsable. Mais, de 1841 à 1846, au moment où les conservateurs de sir Robert Peel étaient au pouvoir en Angleterre, au moment surtout où Stanley exerçait une influence prépondérante au ministère des Colonies, le point de vue britannique était bien différent. Un conflit continuel entre une législature canadienne qui se serait faite l’avocat du gouvernement responsable d’une part, et le ministère des Colonies et le gouverneur d’autre part, aurait pu avoir des conséquences extrêmement sérieuses à l’époque ; or un tel conflit semblait sur le point de se produire, en décembre 1843, quand Baldwin et La Fontaine donnèrent leur démission. Draper vint à la rescousse, d’abord en appuyant Metcalfe avec son ministère temporaire puis, de 1844 à 1847, avec un gouvernement qui, après les élections de 1844, reposait sur une majorité à l’Assemblée. Il servit en quelque sorte de trait d’union entre l’époque de Metcalfe et de Stanley et celle d’Elgin et de Grey. Ce faisant, il permit au principe de la responsabilité ministérielle de s’imposer sans violence, et fut ainsi l’un des nombreux artisans du passage de l’Empire au Commonwealth.

Après s’être retiré de la politique, Draper eut enfin la possibilité de progresser dans le domaine qui avait été celui de son choix : la magistrature. Après neuf ans passés à la Cour du banc de la reine, il fut nommé juge en chef de la Cour des plaids communs du Haut-Canada en 1856, en remplacement de James Macaulay*. En 1863, il fut nommé juge en chef de la Cour du banc de la reine du Haut-Canada et, en 1868, président du tribunal de la Cour d’appel de l’Ontario, succédant à Archibald McLean* ; l’année suivante, il en devint le juge en chef.

Encore que la carrière juridique de Draper ait été fort distinguée, elle ne connut ni les remous, ni les innovations constructrices qui avaient marqué sa vie politique. Pour Draper, c’était l’accomplissement de son goût personnel pour une vie tranquille et bien ordonnée. Il fit toutefois parler de lui de nouveau à deux reprises, au cours des années 50 ; une fois à propos du transfert des territoires de la Hudson’s Bay Company, et une autre fois à titre de président du tribunal lors des causes concernant le « double shuffle ».

La question de la Hudson’s Bay Company se posa lorsque les problèmes concernant la colonie de l’Île-de-Vancouver amenèrent Henry Labouchere, ministre des Colonies du gouvernement de lord Palmerston, à entreprendre en 1857 une étude de la charte de la compagnie, étude dont il chargea un comité spécial de la chambre des Communes britannique. Le gouvernement de Macdonald et de George-Étienne Cartier était faible, et l’opposition des Clear Grits, dirigés par George Brown, venait d’inscrire « l’expansion vers l’ouest » à son programme électoral. Bien que Macdonald fût heureux de devancer les Grits en leur enlevant un précieux atout, il connaissait les difficultés inhérentes à l’occupation et à la défense de nouveaux territoires ; il lui fallut par conséquent combiner un expansionnisme dynamique et un réalisme prudent. Il choisit Draper pour représenter le Canada au comité spécial, sans lui donner le pouvoir de s’engager au nom de la province, mais en lui laissant le choix de ses arguments. C’était là une tâche qui convenait à merveille aux vastes connaissances juridiques de Draper ainsi qu’à ses talents de persuasion. Labouchere estima que Draper, qui avait produit une excellente impression sur le comité, était un des hommes les plus compétents qu’il eût jamais rencontré. Draper insistait sur la nécessité de préserver l’Ouest des incursions possibles des Américains, et démontra que la colonisation était la seule solution mais qu’elle était contraire aux intérêts de la compagnie. Il pensait qu’un appel au comité judiciaire du Conseil privé serait peut être le meilleur moyen de vérifier la validité des droits territoriaux que la compagnie détenait de par sa charte. Le travail du comité spécial ne porta pas de fruits immédiats, mais les arguments de Draper avaient frappé les esprits, et l’on considéra de plus en plus naturel que les droits territoriaux de la compagnie reviennent en fin de compte au Canada.

Draper réapparut encore une fois sur la scène politique en 1858. Cette fois, il souleva bien plus de controverses. En août, le gouvernement Cartier-Macdonald était revenu au pouvoir après une défaite qui avait eu pour résultat le fameux gouvernement de deux jours de Brown et d’Antoine-Aimé Dorion*. Les nouveaux ministres ne démissionnèrent pas et ne cherchèrent pas à se faire élire de nouveau au cours d’élections partielles, comme l’exigeait la procédure normale. Au lieu de cela, ils prêtèrent serment une première fois comme ministres, donnèrent leur démission, et prêtèrent de nouveau serment en assumant de nouvelles fonctions. On appela bientôt cette manœuvre le « double shuffle », et Brown attaqua de façon virulente le gouverneur, sir Edmund Head*, qui avait accepté ce procédé, ainsi que le gouvernement. Un autre réformiste, Adam Wilson*, tenta de mettre en cause la légalité de la manœuvre en intentant des poursuites contre Macdonald et deux de ses collègues. La cause vint devant Draper. En dépit du fait que tous les juges qui prirent part au procès étaient des conservateurs, les Grits semblent avoir espéré remporter la victoire. Cependant Draper appliqua la loi à la lettre en rendant son jugement en faveur des accusés le 18 décembre 1858. Et pourtant, tout en refusant tout droit à la magistrature de deviner les intentions des législateurs qui avaient formulé la première loi [V. Harrison], Draper n’en interpréta pas moins, en fait, ce qu’ils « avaient voulu dire » tout en traitant d’un autre point, moins important. Cela donna un certain poids aux accusations que Brown et ses partisans portèrent contre le gouverneur et les magistrats qui, selon eux, avaient constitué une alliance maudite pour détruire la constitution sur le conseil du malhonnête Macdonald. Draper fut plus particulièrement l’objet de mépris, et le Globe déclara que « M. Draper se méprend sur son rôle et sur son époque. Il aurait fait un excellent Jeffreys et aurait pu siéger aux assises sanglantes. » Ces accusations de conspiration ouverte étaient injustes et dénuées de fondement mais l’épisode du « double shuffle » n’eut vraiment rien d’édifiant. Il est probable qu’un préjugé, favorable à Macdonald et défavorable à Brown, avait, inconsciemment peut-être, influencé Head et Draper lorsqu’ils rendirent leurs décisions par ailleurs inattaquables.

Les années que Draper passa dans la magistrature furent calmes ; il prit une part active à un certain nombre d’organisations civiques et religieuses. Il fut président de la St Georges Society de Toronto, du Canadian Institute (de 1856 à 1858) et du Toronto Cricket Club, ainsi que de la Philharmonie Society. Il fut président de la Church Association du diocèse de Toronto, créée en 1873, qui comptait parmi ses membres William Hume Blake*, Casimir Stanislaus Gzowski* et Daniel Wilson*, et qui contribua à la fondation de Wycliffe College, à Toronto. En 1854, il fut fait compagnon de l’ordre du Bain. Toute sa vie, il garda un goût très vif pour l’exercice physique, mais devint infirme au cours de la dernière décennie de sa vie. Il mourut le 3 novembre 1877. Il avait épousé Mary White en 1827. Ils eurent plusieurs enfants dont William George, qui devint un avocat réputé.

George Metcalf

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George Metcalf, « DRAPER, WILLIAM HENRY », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 10, Université Laval/University of Toronto, 2003– , consulté le 1 déc. 2024, http://www.biographi.ca/fr/bio/draper_william_henry_10F.html.

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Auteur de l'article:    George Metcalf
Titre de l'article:    DRAPER, WILLIAM HENRY
Titre de la publication:    Dictionnaire biographique du Canada, vol. 10
Éditeur:    Université Laval/University of Toronto
Année de la publication:    1972
Année de la révision:    1972
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