DORION, sir ANTOINE-AIMÉ, avocat, propriétaire d’un journal, homme politique et juge, né le 17 janvier 1818 à Sainte-Anne-de-la-Pérade (La Pérade, Québec), fils de Pierre-Antoine Dorion* et de Geneviève Bureau ; le 12 août 1848, il épousa à Montréal Iphigénie Trestler, et ils eurent un fils et trois filles, dont Eulalie qui épousera Christophe-Alphonse Geoffrion ; décédé le 31 mai 1891 au même endroit.

Antoine-Aimé Dorion naît dans une famille et même dans un milieu aux idées avancées pour l’époque. Deuxième d’une famille de dix enfants, il grandit dans une atmosphère de discussion et de ferveur patriotique. Son grand-père maternel, Pierre Bureau*, disciple de Louis-Joseph Papineau*, occupe le siège de Saint-Maurice à la chambre d’Assemblée du Bas-Canada de 1819 à 1836. Son père est aussi l’un des porte-étendard de Papineau à l’Assemblée où il représente la circonscription de Champlain de 1830 à 1838. Il est également marchand général à Sainte-Anne-de-la-Pérade, où sa notabilité ne fait pas de doute. Souvent consulté sur des questions d’éducation, il a l’intention de faire étudier ses enfants afin de leur assurer un rang élevé, une profession. Ainsi Pierre-Nérée, Antoine-Aimé, Hercule et Louis-Eugène bénéficient de son apport financier et poursuivent des études classiques au séminaire de Nicolet. Cependant, une transaction financière malheureuse ruine Pierre-Antoine Dorion et empêche ses fils Jean-Baptiste-Éric* et Vincislas-Paul-Wilfrid* d’étudier dans cet établissement.

Le jeune Antoine-Aimé entre au séminaire de Nicolet en septembre 1830 pour en sortir diplômé en 1837. Ses notes de discipline varient très souvent mais on constate déjà ses capacités d’analyse, sa pensée logique, son solide esprit de synthèse et sa grande facilité à apprendre l’anglais. Dorion choisit le droit. En 1838, Côme-Séraphin Cherrier*, le grand avocat de Montréal, l’accueille dans son étude pour qu’il y fasse son apprentissage. Toutefois, le revers financier de son père oblige Dorion à demander de l’aide. Cherrier l’envoie frapper à la porte d’Édouard-Raymond Fabre* qui l’engage comme petit commis, c’est-à-dire balayeur de planchers. Dorion garde de ce séjour des affinités avec l’élite intellectuelle qui se donne rendez-vous chez le libraire de renom. On l’admet au barreau le 6 janvier 1842, et Cherrier le prend comme associé. C’est déjà le signe d’une reconnaissance évidente de ses capacités d’avocat.

Depuis son admission au barreau jusqu’en 1849, Dorion en est à la dernière étape de ses années de maturation. Même s’il est souvent appelé à plaider, la toge et la cour ne comblent pas ses désirs d’action et d’information culturelle. Il passe le plus clair de son temps à lire et à étudier des livres de droit et de philosophie. Le 24 novembre 1844, il participe à la fondation de la Société des amis, groupe d’étude et de discussion philosophiques et littéraires, dont il est élu vice-président. Grâce à ses amis, Dorion fait la connaissance d’Iphigénie Trestler, fille du docteur Jean-Baptiste Trestler, qu’il épouse en 1848. La tradition orale veut que cette dernière, de santé chétive, n’ait pas participé activement à la vie publique de son mari.

Il apparaît tout à fait vraisemblable que Dorion ait été un tenant de la responsabilité ministérielle, la cause « libérale » de 1840 à 1848. En fait, il est juste de dire, comme sir Wilfrid Laurier*, que « c’est dans l’accomplissement de cette œuvre que les libéraux de toutes les nuances avaient uni toutes leurs énergies ». Les libéraux mais non les radicaux. Ainsi, lorsque Papineau revient d’exil, il vilipende les réformistes à la Louis-Hippolyte La Fontaine* et dénonce l’Acte d’Union de 1841 et ses effets. C’est suffisant pour inciter plusieurs radicaux à fonder en 1847 leur propre journal, l’Avenir, édité par Jean-Baptiste-Éric Dorion.

On retrouve dans le groupe des collaborateurs de ce journal toute une frange de jeunes intellectuels libéraux, démocrates, « républicanistes », nationalistes, laïcistes et anticléricaux parmi lesquels Joseph Doutre*, Toussaint-Antoine-Rodolphe Laflamme, Charles Laberge*, Louis-Antoine Dessaulles et Louis Labrèche-Viger*. Cependant, il n’est pas dans la nature ni dans l’idéologie d’Antoine-Aimé Dorion de s’associer à tant de radicalisme, qu’il a d’ailleurs toujours rejeté comme moyen d’action. C’est un homme de loi qui a énormément de respect pour les règles du jeu parlementaires. Quoique près de ses amis qui participent à la rédaction de l’Avenir, Antoine-Aimé n’y collabore pas selon le témoignage même de son frère Jean-Baptiste-Éric cité le 18 août 1863 dans le Défricheur (journal publié dans le village de L’Avenir). Par ailleurs, il participe en 1849 à la création du Club national démocratique avec Joseph Papin*, Joseph Doutre, Charles Daoust* et plusieurs autres. Pour la première fois, il annonce la couleur et les fondements de ses principes politiques : « Démocrates par conscience et Canadiens-Français d’origine [...] Sans le suffrage universel, quelle sera la consécration légitime et rationnelle des droits du pouvoir [... ?] nous [réclamons] le puissant droit de souveraineté [...], l’éducation populaire, le commerce et le suffrage universel. » On voit bien là l’idéologie libérale et, se profilant derrière, la prospérité publique que Dorion associe au libéralisme.

Lancé sur la scène publique, Dorion continue de militer dans les mouvements d’opposition. En novembre 1849, il participe officiellement à la fondation de l’Association d’annexion de Montréal. Créée à la demande de nombreux signataires du Manifeste annexionniste de Montréal, lancé le mois précédent, elle couronne l’activité annexionniste entreprise par l’Avenir. Dorion est l’un des deux secrétaires de la société. Les financiers anglophones protestants, qui vont jouer un rôle important dans le déroulement de la carrière de Dorion, se joignent pour l’occasion aux forces d’opposition francophones, mâtinées de catholicisme, de laïcisme et d’anticléricalisme.

Dès 1851, Dorion est reconnu comme un « rouge » et sûrement un rouge actif. Catholique pratiquant, il avait pourtant assisté au banquet qui soulignait la victoire de Louis-Antoine Dessaulles, anticlérical notoire, dans un procès en diffamation intenté en décembre 1849 contre Ludger Duvernay*. Il commence à émerger sérieusement du groupe et assume le leadership laissé vacant par Papineau. Pour Dorion, l’année 1851 marque la fin de la coexistence entre les radicaux et les modérés du parti rouge. Il contribue à fonder le journal officiel du parti, le Pays, en janvier 1852. L’Avenir, qui continue de paraître sporadiquement jusqu’au 24 novembre 1852, avait adopté un ton radical ; le Pays, lui, choisit celui de la modération. Il a été fondé pour défendre le point de vue des vrais démocrates du Canada, et Dorion en est fort probablement le propriétaire.

Désormais, l’Institut canadien de Montréal est chez les rouges l’unique point de jonction entre les modérés et les radicaux. La participation de Dorion aux choses de l’institut est obligée. S’en abstenir serait politiquement suicidaire. Il fait partie d’un comité qui prépare en 1853 des résolutions pour honorer la mémoire des patriotes mais en fait, dans sa correspondance, Dorion est toujours demeuré muet sur la période trouble de 1837–1838. Il prend la parole en 1858 à l’occasion de la pose de la première pierre du monument en mémoire des victimes de 1837–1838. Difficile de faire autrement quand on est le chef du parti rouge, héritier du radicalisme du parti patriote. Mais l’anticléricalisme affiché de l’institut et ses propos radicaux cadrent mal avec le raffinement de Dorion et le catholicisme qu’il pratique. Aussi celui-ci démissionne-t-il en 1869 après la proscription de l’Annuaire de l’Institut canadien de 1868 par la congrégation de l’Index [V. Gonzalve Doutre*].

En 1853, le débat sur l’abolition de la tenure seigneuriale provoque de multiples rassemblements populaires, et l’équipe du Pays, en faveur de l’abolition, fait la tournée de toutes ces assemblées. Dorion n’y participe pas. Calcul politique ? Il faut savoir que le cabinet d’avocats dont il fait partie avec Côme-Séraphin Cherrier et son frère Vincislas-Paul-Wilfrid accepte de représenter les intérêts des seigneurs devant la cour seigneuriale constituée par Lewis Thomas Drummond*. Donc, Dorion se tient coi. Il se contente de prendre part à plusieurs réunions mondaines à l’invitation d’amis anglophones prospères, tels Luther Hamilton Holton*, Alexander Tilloch Galt et John Rose*.

Un battage publicitaire précède l’inscription de Dorion comme candidat aux élections municipales de 1854, à Montréal. On annonce sa candidature le 21 janvier dans le Pays. Il se présente dans le quartier Saint-Jacques aux côtés d’Édouard-Raymond Fabre et contre le groupe de Wolfred Nelson*. Le déroulement de la campagne électorale est à ce point virulent que Dorion se retire de la lutte, et son nom ne fait plus partie de la liste des candidats soutenus par le Pays le 14 février. Fabre et son équipe sont littéralement balayés par Nelson et ses hommes. C’est la première et la seule incursion de Dorion en politique municipale.

Le gouvernement formé par Francis Hincks* et Augustin-Norbert Morin* tombe en juin 1854. Des élections générales se déroulent à la mi juillet, et Dorion se porte candidat dans Montréal, où il est élu aux côtés de Holton et de John Young*. Cette victoire personnelle, il la doit nommément au soutien massif des anglophones de Montréal. Durant la campagne, il s’est fait volontiers cajoleur et électoraliste. Il a parlé de progrès, de développement des ressources, de conciliation, de liberté. C’est donc ouvertement libéral mais franchement modéré que Dorion, le jeune chef, s’est présenté à l’électorat. Son thème politique central demeure « la recherche du progrès ». Il s’est déclaré, enfin, pour une fonction publique et un Conseil législatif électifs, pour la réciprocité commerciale avec les États-Unis, pour l’éducation populaire, pour le développement du port de Montréal et pour que le siège du gouvernement soit à Montréal. Son comportement politique ne provoque pas de sentiments belliqueux, et d’ailleurs « ses adversaires, lorsqu’ils parlent en bien de lui, font en soupirant cette remarque : « il est malheureux que ce soit un rouge ».

Comme on l’avait pressenti depuis 1852, Dorion recueille, dès son entrée au Parlement, la succession de Papineau. Sa personnalité sobre et discrète l’incline au partage dans la direction du parti. Sa conception du parti libéral-démocrate consiste d’ailleurs en une alliance autour de principes démocratiques. Son leadership demeure incontesté de 1854 à 1867. Aucun indice sérieux ne tend à accréditer l’hypothèse de Thomas Chapais* et de Louis-Philippe Turcotte* quant à la contestation du leadership de Dorion, que ce soit par Louis-Victor Sicotte* en 1861 ou par Médéric Lanctot* en 1865. Il reçoit bien des « messages », mais ils proviennent de l’extérieur de son parti. Évidemment, les velléités contestataires au sein du parti surgissent au moment précis où Dorion est absent de l’Assemblée législative de la province du Canada, du 10 juin 1861 au 20 juin 1862.

Pour un libéral aux teintes « whiggistes », la propriété privée revêt un caractère inaliénable et sacro-saint. D’ailleurs, sur le projet d’abolition de la tenure seigneuriale, Dorion ménage les grands propriétaires fonciers, notamment le clergé. Et comme la propriété privée est la pierre angulaire de l’idéologie libérale telle que vécue en cette deuxième moitié du xixe siècle, son libéralisme ne fait pas de doute.

Dorion lutte contre la corruption et le pourrissement des mœurs politiques ; c’est là un autre aspect « whig » de son libéralisme. Il participe, à compter du 13 octobre 1854, aux travaux du comité chargé d’enquêter sur les accusations de corruption portées contre le dernier gouvernement. « Dorion le Juste » veut épurer le gouvernement, le Parlement ; il veut en arriver à des élections démocratiques. En 1857, il appuie une motion de William Lyon Mackenzie* qui vise à introduire le vote au scrutin secret. Sur la même lancée, il se prononce ouvertement pour le suffrage universel et pour la tenue des sessions parlementaires à des dates fixes.

Habile tacticien mais mauvais stratège, le 13 septembre 1854, Dorion passe alliance avec George Brown*, réformiste du Haut-Canada, et indispose ainsi le clergé à tout jamais, en plus de heurter le vieux fond nationaliste conservateur présent dans les années préfédérales. Trop absorbé par la vision à court terme, le renversement du gouvernement d’Augustin-Norbert Morin et de sir Allan Napier MacNab*, il calcule mal son effet ; il le paiera cher.

Dorénavant, Dorion jaugera encore plus ses prises de position. En mars 1855, au cours des discussions sur le projet de loi de la milice, il émet l’idée de verser les sommes prévues à l’éducation plutôt qu’à une milice qui ne serait utile, en pratique, qu’à l’Angleterre. En 1856, il vote, contre Brown, pour la motion de Joseph Papin qui demande « un système général et uniforme d’éducation élémentaire gratuite et maintenue entièrement aux frais de l’État ». La même année, il propose la fédération des deux Canadas, qu’il préfère à la représentation proportionnelle à la population (« Rep. by Pop. ») ou au simple rappel de l’Union. L’idée d’une petite fédération, qui est alors lancée, sera reprise de 1857 à 1859 et en 1864–1865. Homme de principes libéraux, Dorion refuse l’offre formulée par George-Étienne Cartier* à l’automne de 1857 de faire partie du gouvernement à titre de ministre ; alors que le Tout-Toronto, selon le Globe, était certain qu’il accepterait.

Les élections de 1857 confirment que Dorion est le candidat le plus populaire dans Montréal ; il reçoit 2 547 voix, alors que Cartier termine bon dernier et va se faire élire dans Verchères. Les rouges de Dorion ont toutefois subi une défaite cuisante aux mains des « bleus » de Cartier tandis que les partisans de Brown ont remporté une nette majorité dans le Haut-Canada. Dès lors, Dorion cherche à nouveau alliance avec Brown. Le terrain d’entente est trouvé : la représentation proportionnelle protégée « par une constitution écrite procédant directement du peuple ou par un bill canadien de droits garantis par statuts impériaux, ou par l’adoption d’une union fédérale avec les droits provinciaux garantis ». La démission du ministère de John Alexander Macdonald et de Cartier en juillet 1858 conduit le gouverneur général, sir Edmund Walker Head*, à faire appel à Brown pour former le nouveau gouvernement. Il s’adjoint alors Dorion et, le 2 août 1858, le nouveau ministère entre en fonction. Il n’a pas encore fait connaître sa ligne d’action qu’une motion de censure est présentée le même jour. Le vote qui suit amène la défaite de la coalition par 71 voix contre 31. Le 5 août, le ministère Brown-Dorion n’existe plus ; le 6, celui de Cartier et de Macdonald le remplace.

La campagne électorale qui suit donne lieu à diverses tractations politiques. Alexander Tilloch Galt, jusque-là membre de l’opposition, a accepté de faire partie du ministère Cartier-Macdonald, et il propose de présenter un francophone contre Dorion pour diviser le vote francophone. Qu’à cela ne tienne ! Dorion se promène partout avec Thomas D’Arcy McGee*, anglophone et membre de l’opposition. Il prend bien soin de faire annoncer sa candidature par William Molson*, homme d’affaires anglophone reconnu. Le vote anglophone est assuré. D’ailleurs, Dorion est toujours partie prenante des discussions et tractations des milieux d’affaires anglophones de Montréal, et ce depuis l’époque du Manifeste annexionniste de 1849. Au nombre de ses amis intimes, il faut compter surtout Luther Hamilton Holton (qui est également l’ami personnel de George Brown), John Young, Alexander Tilloch Galt et Jacob De Witt*. Bref, en raison de ses nombreuses relations avec les hommes d’affaires anglophones, il n’y a rien de surprenant à ce que tous ses contemporains remarquent la difficulté de plus en plus marquante de Dorion à maîtriser l’usage verbal de la langue française à partir de 1854, jusqu’à une détérioration complète après 1871.

Malgré la réélection de Dorion en 1858, des reproches vont venir des journalistes Louis Labrèche-Viger et Hector Fabre* : trop de compromis au sujet de la « Nationalité » et de la « Rep. by Pop. ». Des heurts politiques avec les réformistes de Brown achèvent une mauvaise année politique 1858–1859. Et même si le comité ad hoc de l’aile parlementaire libérale-démocrate, dont Dorion fait partie, propose la fédération des deux Canadas comme solution aux problèmes constitutionnels, les grits de Brown prennent de la distance face aux libéraux du Bas-Canada. La stratégie de la petite fédération, chère à Dorion, échoue lentement mais sûrement en 1859–1860. À la session de 1861, il n’est plus question du plan libéral d’une fédération des deux Canadas. Les années 1859, 1860 et 1861 sont les plus dures de la vie politique de Dorion. Ce sont des années de discussion sur un projet qui s’articule autour de la question du Grand Tronc, et Dorion n’intervient à peu près pas dans cet important débat.

Au scrutin de 1861, malgré une alliance avec John Sandfield Macdonald*, le chef libéral du Haut-Canada, Dorion est vaincu par Cartier dans Montréal. La majorité de ce dernier est de 25 voix. La défaite est amère. Dorion refuse la circonscription de Waterloo North que Brown lui offre. La correspondance entre les deux hommes s’éteint : aucune trace d’échange de lettres après 1861.

De juillet 1861 à mai 1862, Dorion s’occupe de son bureau d’avocats et du barreau de Montréal dont il est bâtonnier depuis le 1er mai 1861. Il occupera de nouveau cette fonction de 1873 à 1875. Après quelques jours de tractations entre John Sandfield Macdonald, Louis-Victor Sicotte et Dorion, le Pays du 27 mai 1862 annonce l’entrée de ce dernier dans le cabinet de Macdonald et de Sicotte, comme secrétaire et registraire de la province du Canada. Par déférence, le député libéral-démocrate d’Hochelaga, Joseph-Pascal Falkner, offre son siège à Dorion puis démissionne le 6 juin suivant. Malgré les tentatives de Cartier pour susciter une opposition, Dorion est élu par acclamation le 20 juin 1862.

Cependant, la question de l’Intercolonial oblige Dorion à prendre position dans l’épineux débat sur les chemins de fer. En principe, son parti et lui-même ont toujours considéré que le coût en était excessif, compte tenu du crédit de la province, et que la réalisation des projets à long terme ruinerait celle-ci qui, de plus, n’en retirerait aucun avantage direct pour sa population. Dorion a tout de même fait partie du comité organisateur mis sur pied pour célébrer l’ouverture, en 1856, de la ligne de chemin de fer du Grand Tronc entre Montréal et Toronto. Il a même voté pour une aide financière à cette compagnie le 30 avril 1857 alors que son parti votait contre : c’est la seule incartade de Dorion face à la majorité de son parti. Mais c’est en s’appuyant sur le fait que le cabinet Cartier-Macdonald a passé outre aux privilèges de la chambre et a, en vertu de son seul pouvoir exécutif, autorisé des dépenses de plus de un million de dollars pour aider le Grand Tronc à acheter des terres qu’il a réussi à jeter le discrédit sur le gouvernement pendant la session qui est prorogée le 18 mai 1861.

Ainsi donc en 1862, sous la gouverne de John Sandfield Macdonald et de Louis-Victor Sicotte, le projet du Grand Tronc se transforme et devient celui du chemin de fer Intercolonial ; Dorion est alors secrétaire provincial. Le 10 septembre, une réunion du cabinet a lieu avec sir Edward William Watkin, le représentant des intérêts de la firme Baring Brothers de Londres. Le 22 octobre, Dorion abandonne ses fonctions ministérielles ; selon le Pays, Sicotte avait reçu la lettre de démission depuis cinq semaines. En fait, c’est à la séance du 17 février 1863 que Dorion démissionne du gouvernement en lisant sa lettre. Tout ce projet est trop coûteux, ruineux et non rentable pour la province, dit-il en substance.

Sa démission donne à Dorion une marge de manœuvre politique qui lui fait accepter l’invitation de John Sandfield Macdonald de former avec lui le nouveau gouvernement en mai 1863. Dorion déclare alors que ses vues sur la réalisation de l’Intercolonial n’ont pas changé. Bien plus, il affirme que « le chemin de fer inter-colonial est plutôt un projet militaire qu’un projet commercial propre à développer les ressources du pays ». L’équilibre budgétaire et l’économie dans l’administration publique, deux politiques libérales, vont à l’encontre de ce projet. Par ailleurs, il propose une « voie canalisée entre Milwaukee [au Wisconsin] et Montréal ». Toujours l’axe de développement commercial nord-sud plutôt qu’est-ouest.

Dorion participe au gouvernement de mai 1863 à mars 1864. Administration sobre, sans reflets ni réalisations importantes. Un gouvernement de transition, comme le mentionne Holton dans une lettre à Brown en date du 24 janvier 1864. Pour y participer, Dorion s’était soumis à des élections en juin 1863. Il s’était présenté dans Montréal-Est contre Cartier et dans Hochelaga contre un dénommé Girard. Défait de façon nette par Cartier, il avait vaincu Girard.

La suite des événements entraîne la chute du cabinet de Macdonald et de Dorion sur une discussion à propos de la fameuse représentation basée sur la population que les grits de Brown réclament à grands cris depuis 1857. La coalition est renversée les 20 et 21 mars 1864 et un gouvernement entièrement conservateur formé par sir Étienne-Paschal Taché* et John Alexander Macdonald lui succède. Son premier geste est de constituer le comité d’étude sur les questions constitutionnelles demandé par Brown. Ainsi ce dernier se voit accorder par des adversaires ce que ses alliés lui avaient refusé, ce qui allait provoquer la Grande Coalition [V. George Brown], le grand réalignement politique autour d’un projet : la confédération des provinces britanniques d’Amérique du Nord. Après la présentation par Dorion d’une motion de censure relativement à des sommes autorisées par le Conseil exécutif pour le financement du Grand Tronc, le gouvernement de Taché et de Macdonald est défait par deux voix en juin 1864.

Le rapprochement de Brown et de John Alexander Macdonald se produit alors, et la Grande Coalition devient réalité le 22 juin 1864. La plate-forme politique qui réunit tous les partis politiques de la province du Canada, à l’exclusion des libéraux-démocrates de Dorion, est précise : la Confédération. Adversaire de ce projet, Dorion essaie de rendre l’opposition la plus cohérente possible. Il fait paraître notamment dans la Minerve du 11 novembre 1864 un manifeste contre la Confédération. Les célèbres débats du 16 février et du 6 mars 1865 en chambre reprendront les mêmes arguments : coûts, absence de consultation populaire formelle, camouflage, poids des provinces Maritimes et autres. Parlementaire rompu aux règles du jeu, Dorion dirige, résigné, une opposition opiniâtre mais sans âme. Les mots sont là mais le souffle n’y est plus. Il participe aux assemblées d’opposition dans les comtés du Bas-Canada, il rédige une adresse à lord Carnarvon, secrétaire d’État aux Colonies, à Londres, et écrit régulièrement dans le Pays entre 1865 et 1867, mais sans succès. Le projet fédéral réussit à faire élire ses promoteurs dans la province. Désormais, Dorion n’est plus le leader des rouges ; il ne reste que des libéraux.

Le leadership de Dorion n’est pas contesté à la suite des élections de 1867 au cours desquelles il est élu député d’Hochelaga à la chambre des Communes par 23 voix de majorité. Il est le seul maître à bord de la barque libérale, tant au fédéral qu’au provincial, mais c’est un chef fatigué qui, de 1867 à 1874, prépare sa retraite de la vie politique. Il occupe ses dernières années de politique active à structurer le « nouveau » parti libéral fédéral pour lui enlever toute tache de radicalisme et d’anticléricalisme. Âgé d’à peine 50 ans, il réussit à organiser le parti et à être reconnu comme le premier chef qu’ait eu le parti libéral canadien-français. Dorion veut donner au parti des assises à Montréal et dans la région avoisinante. Député d’Hochelaga du 16 septembre 1867 au 8 juillet 1872, il est élu par la suite, sans présentation officielle, député de Napierville, circonscription qu’il représente du 4 septembre 1872 au 1er juin 1874. Quand les libéraux arrivent au pouvoir en 1873, c’est sans conviction, à la demande expresse d’Alexander Mackenzie et avec le sens du devoir parlementaire à accomplir, qu’il accepte le poste de ministre de la Justice dans le cabinet Mackenzie. Il l’occupe du 7 novembre 1873 au 31 mai 1874. Pendant ce temps, il refuse de faire partie de la Commission royale d’enquête sur le chemin de fer du Pacifique en 1873. Il attend le futur chef, Wilfrid Laurier, qu’il a pris sous sa protection en l’envoyant dans les Cantons-de-l’Est, au Défricheur, remplacer son frère Jean-Baptiste-Éric, décédé en 1866.

Aussi, lorsqu’en 1874 on offre à Dorion le poste de juge en chef de la Cour du banc de la reine de la province de Québec, l’homme de loi, le juriste qu’il n’a jamais cessé d’être accepte d’emblée. Tous ses contemporains sont d’accord avec cette nomination. De 1874 à 1891, il y œuvre avec rigueur et ardeur en faisant preuve d’un jugement sûr.

Le départ de Dorion est ressenti comme une perte pour les libéraux fédéraux. Dans une lettre datée du 7 juillet 1874 à Arthabaskaville (Arthabaska), Laurier est éloquent sur ce sujet. Afin de l’honorer, Alexander Mackenzie fait les démarches nécessaires pour que Dorion obtienne le titre de chevalier, ce qui se produit le 4 octobre 1877. Dorion qui demeure à Montréal, rue Sherbrooke, avec son gendre Christophe-Alphonse Geoffrion, met désormais toutes ses capacités au service de la justice. Il travaille notamment à accélérer l’audition des causes pendantes devant le tribunal.

Le 31 mai 1891, à l’âge de 73 ans, sir Antoine-Aimé Dorion s’éteint doucement chez lui, victime d’une congestion cérébrale. Sa mort précède de quelques jours à peine celle de son vieil adversaire, John Alexander Macdonald. Dorion a droit à des funérailles nationales. Ses goûts pour le beau, l’esthétique et le raffiné étaient connus, mais à sa mort il ne laisse rien de luxueux. Cette pauvreté a de quoi surprendre. Chef du parti rouge, il avait toujours son banc à l’église de la paroisse Notre-Dame où il assistait régulièrement à la messe, ce qui ne l’empêchait pas de réclamer la séparation de l’Église et de l’État. En cela, Dorion était un représentant du libéralisme anglais du xixe siècle, intégré dans une personnalité de juriste désireux de mener la population sur la route du progrès, de l’instruction, de la démocratie, de la propriété privée, de la richesse. Rouge ? Non ! Libéral ? Certes !

Jean-Claude Soulard

ACAM, 574.000 ; 730.002 ; 901.058 ; 901.090 ; 901.119 ; 901.133 ; 901.135 ; 901.136 ; 901.137.— AN, MG 24, B14 ; B30 ; B40 ; B67 ; B111 ; C3 ; L3 ; MG26, A ; B ; G ; MG 27, I, D2 ; D8 ; MG 29, D27 ; MG 30, D1, 11 : 130–212 ; RG 1 ; RG 4.— ANQ-M, CE1-51, 12 août 1848, 3 juin 1891.— ANQ-MBF, CE1-21, 19 janv. 1818.— ANQ-Q, P-43 ; P-417/6–8.— AO, MS 76 ; MS 395 ; MS 535 ; MU 136–273 ; MU 500–515 ; MU 1769 ; MU 2385–2387.— Arch. du séminaire de Nicolet (Nicolet, Québec), AP-G, L.-É. Bois, Succession, VIII, nos 1, 8, 10 ; Biographies d’anciens élèves du séminaire, cahier DES-DOU ; Fichiers d’entrée ; Liste des « ordo locorum », boîte no 12 ; Palmarès 1815–1858, résultats scolaires.— Arch. du séminaire de Trois-Rivières (Trois-Rivières, Québec), 0016 (fonds L.-F. R. Laflèche) ; 0368 (fonds Trifluviens, 19e–20e siècles), dossier A.-A. Dorion.— Canada, prov. du, Assemblée législative, Journaux, 1848–1867 ; Parl., Débats parl. sur la confédération ; Doc. de la session, 1862, no 24 ; 1863, no 48.— Canada, Parl., Doc. de la session, 1867–1868, 7, no 41.— In memoriam, sir A.-A. Dorion, chevalier, juge-en-chef de la Cour d’appel, ancien ministre de la Justice [...] (Montréal, 1891).— Manifeste du Club national démocratique (Montréal, 1849).— Représentations de la minorité parlementaire du Bas-Canada à lord Carnarvon, secrétaire des colonies, au sujet de la confédération projetée des provinces de l’Amérique britannique du Nord – octobre 1866 (Montréal, 1866).— L’Avenir (Montréal), 1847–1852.— Le Canadien, 1854–1868.— Le Courrier de Saint-Hyacinthe (Saint-Hyacinthe, Québec), 1864–1868.— Le Journal des Trois-Rivières, 1865–1868.— La Minerve, 1848–1868.— Le Monde illustré, 1884–1893.— L’Opinion publique, 1892–1893.— L’Ordre, union catholique (Montréal), 1861–1868.— Le Pays (Montréal), 1852–1871.— L.-O. David, Biographies et Portraits (Montréal, 1876).— J.-P. Bernard, les Idéologies québécoises au 19e siècle (Montréal, [1973]) ; les Rouges.— Guy Bérubé, « Côme-Séraphin Cherrier (1798–1885), son rôle et ses idées politiques » (thèse de m.a., univ. d’Ottawa, 1967).— J.-C. Bonenfant, la Naissance de la Confédération (Montréal, 1969).— Ludovic Brunet, la Province du Canada : histoire politique de 1840 à 1867 (Québec, 1908).— J. M. S. Careless, The union of the Canadas : the growth of Canadian institutions, 1841–1857 (Toronto, 1967).— R. [J.] Cartwright, Address [...] upon the subject of « Memories of confederation » ([Ottawa, 1906]).— Thomas Chapais, Cours d’histoire du Canada (8 vol., Québec et Montréal, 1919–1934 ; réimpr., Trois-Rivières, 1972).— Cornell, Alignment of political groups.— L.-O. David, Souvenirs et Biographies, 1870–1910 (Montréal, 1911).— D. H. Gillis, Democracy in the Canadas, 1759–1867 (Toronto, 1951).— A. R. M. Lower, Colony to nation ; a history of Canada (Toronto et New York, [1946]).— W. L. Morton, The critical years : the union of British North America, 1857–1873 (Toronto, 1964).— Rumilly, Hist. de la prov. de Québec.— J.-C. Soulard, « Esquisse biographique et Pensée politique d’un adversaire de la confédération : Antoine-Aimé Dorion, chef du parti rouge (1818–1891) » (thèse de m.a., univ. Laval, 1976).— Benjamin Sulte, Histoire des Canadiens-Français, 1608–1880 [...] (8 vol., Montréal, 1882–1884).— L.-P. Turcotte, le Canada sous l’Union, 1841–1867 (2 vol., Québec, 1871–1872).— F. H. Underhill, In search of Canadian liberalism (Toronto, 1960).— Un observateur [L.-H. Huot], le Rougisme en Canada ; ses idées religieuses, ses principes sociaux et ses tendances anti-canadiennes (Québec, 1864).— Mason Wade, les Canadiens français, de 1760 à nos jours, Adrien Venne et Francis Dufau-Labeyrie, trad. (2e édit., 2 vol., Ottawa, 1966).— P. B. Waite, Confederation, 1854–1867 (Toronto, [1972]).

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Jean-Claude Soulard, « DORION, sir ANTOINE-AIMÉ », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 12, Université Laval/University of Toronto, 2003– , consulté le 1 déc. 2024, http://www.biographi.ca/fr/bio/dorion_antoine_aime_12F.html.

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Auteur de l'article:    Jean-Claude Soulard
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Titre de la publication:    Dictionnaire biographique du Canada, vol. 12
Éditeur:    Université Laval/University of Toronto
Année de la publication:    1990
Année de la révision:    1990
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