BLAKE, EDWARD (baptisé Dominick Edward), avocat et homme politique, né le 13 octobre 1833 dans le canton d’Adelaide, Haut-Canada, fils de William Hume Blake* et de Catherine Honoria Hume* ; le 6 janvier 1858, il épousa à London, Haut-Canada, Margaret Cronyn (décédée en 1917), fille de l’évêque Benjamin Cronyn*, et ils eurent trois filles, dont deux moururent dans la petite enfance, et quatre fils, dont l’un mourut bébé ; décédé le 1er mars 1912 à Toronto.

Edward Blake appartenait à une famille anglicane résolument évangélique ; sa mère, en particulier, était très stricte à cet égard. De plus, son réseau familial était très serré : son père et sa mère étaient cousins (son grand-père paternel avait aussi épousé une cousine Hume) et ils avaient quitté l’Irlande pour le Haut-Canada avec des parents et des amis, dont Dominick Edward Blake* et Benjamin Cronyn. À une certaine époque, son père eut la mauvaise idée de s’établir comme fermier en pleine forêt, au bord du ruisseau Bear (rivière Sydenham), dans la portion du canton d’Adelaide qui serait intégrée au canton de Metcalfe. C’est pourquoi Edward Blake naquit dans une cabane en bois rond. Il passa son enfance à Toronto, où son père ferait une belle carrière d’avocat, d’homme politique réformiste et de juge. Pendant un temps, Edward et son jeune frère Samuel Hume reçurent des leçons de leurs parents à la maison. Puis, des précepteurs vinrent parfaire cet enseignement, même après l’entrée d’Edward à l’Upper Canada College en 1846. Il intériorisa les pressions familiales en faveur de la réussite scolaire et devint autodidacte, ce qui l’aiderait dans sa carrière juridique et politique. Son père lui traçait un chemin et l’encourageait à exceller. Les difficultés financières éprouvées par celui-ci à compter de 1857 renforcèrent la nécessité, pour Edward, d’atteindre l’indépendance financière. Et puis, la famille restait unie : en 1859, Edward et sa femme s’installeraient avec ses parents dans leur nouvelle maison de campagne au nord de la rue Bloor, Humewood.

D’après sa mère, Edward ne fit pas d’efforts soutenus à l’Upper Canada College avant sa dernière année. Il devint chef de son collège en 1850, remporta divers prix, conquit l’estime de ses professeurs et se révéla un intellectuel de premier ordre. Après avoir reçu en 1854 une licence ès arts de la University of Toronto, il fit son stage chez A. and J. Macdonnell, où son père avait travaillé. Admis comme attorney pendant le troisième trimestre de 1856, il ouvrit son propre cabinet le 14 juin de la même année, s’associa en août à Stephen Maule Jarvis et fut reçu au barreau pendant le trimestre d’automne. Il se sépara de Jarvis en juillet 1857 parce qu’il le trouvait négligent dans le recouvrement des dettes.

Après des débuts lents, son cabinet, qui s’occupait surtout d’equity, connut une expansion rapide. De 1857 à 1867, Blake participa à 214 procès à la Cour de la chancellerie seulement ; ce nombre extraordinaire témoigne d’un travail acharné. Il accueillit son frère dans son cabinet en décembre 1858 et en fit son associé à part entière en 1862, l’année même où Rupert Mearse Wells et James Kirkpatrick Kerr se joignirent à eux. En 1861, son prestige était tel que la University of Toronto et la Law Society of Upper Canada l’invitèrent à donner des cours sur l’equity. Trois ans plus tard, il obtint le titre de conseiller de la reine, peut-être par suite des pressions de deux autres réformistes, Oliver Mowat* et George Brown*. La Law Society refusa de l’intégrer à son conseil en 1866, ce qui suscita des protestations de la part de ses pairs. On découvrit par la suite que la société le trouvait trop jeune. Cependant, il ne tarda pas à en gravir les échelons : il deviendrait membre du conseil en 1871 et trésorier en 1879. Il réussissait si bien comme avocat que, en 1867, au moment de son entrée dans l’arène politique, il pourrait proclamer avoir une fortune personnelle de plus de 100 000 $, somme étonnante pour un homme de 33 ans.

Blake avait acquis ses convictions réformistes, libérales et religieuses dans le cercle familial. Peut-être ses excursions dans Paris avec son père pendant la révolution de 1848 (peu après qu’il eut commencé à porter des lunettes pour corriger une grave myopie) avaient-elles donné lieu à son attachement au changement social. Toutefois, ce fut surtout le droit qui façonna son libéralisme. En 1858, en tant qu’assistant de l’avocat Adam Wilson*, il contesta la constitutionnalité du double shuffle pratiqué par le gouvernement conservateur de George-Étienne Cartier* et de John Alexander Macdonald* [V. William Henry Draper*]. Dans cette cause déterminante, où il affronta à la Cour du banc de la reine Philip Michael Matthew Scott VanKoughnet*, commissaire des Terres de la couronne, il affirma avec une grande conviction morale : « nul député ne doit accéder au pouvoir sans la sanction du peuple ». Sa rhétorique reflétait son fervent libéralisme et ce procès lui apporta une utile notoriété. Le 20 novembre 1858, le Globe annonça qu’il avait manifesté de « grands talents oratoires » et révélé sa capacité « de prendre la place de son père au barreau ».

En l’espace de quelques années, deux autres affaires contribuèrent à préciser les positions de Blake. Détenteur d’une maîtrise en humanités de la University of Toronto depuis 1858, il réussit en 1863, avec Adam Crooks* et d’autres diplômés appartenant au conseil universitaire, à faire rejeter les recommandations appuyées par le surintendant de l’Éducation Egerton Ryerson* et en faveur de la répartition d’une bonne part des fonds versés par le gouvernement à l’université entre les collèges confessionnels du Haut-Canada. Leur victoire, qui confirmait le statut essentiellement laïque de la University of Toronto, montra encore une fois que Blake était une étoile montante, autant parmi les réformistes que sur la scène publique. Voilà, put-on dire, un homme qui rechercherait la justice et suivrait sa conscience. En 1864, de nouveau avec Crooks, il représenta son beau-père, évêque de Huron, contre l’évêque Francis Fulford*, premier métropolitain de la province ecclésiastique du Canada. Les deux avocats contestaient que Fulford ait le droit de convoquer un synode provincial sans l’accord des diocèses. Ce procès mit en évidence les positions religieuses bien ancrées de Blake, sa foi dans le gouvernement représentatif et son refus de l’autorité irraisonnée.

Après ces affaires, entre autres, Blake ne pouvait plus prétendre à la neutralité ; en contrepartie, la prospérité de son cabinet lui permettait de se lancer en politique. Ses parents, dont les souhaits comptaient beaucoup, le pressaient d’ailleurs de s’orienter dans cette voie. Des rumeurs lui avaient prêté le désir d’être solliciteur général dans le gouvernement dirigé par John Sandfield Macdonald* avant la Confédération. En mars 1867, George Brown notait : « En tant qu’avocat, il est admirable – solide bon sens, immense capacité de travail et beaucoup de cran [...] Pas extraordinaire comme homme politique, mais assoiffé d’apprendre et malin comme un singe. » Les réformistes demandèrent donc à Blake de participer à leur grand congrès de juin et de briguer cet été-là un siège à l’Assemblée législative (Bruce South) et à la Chambre des communes (Durham West). Il l’emporta dans les deux circonscriptions, mais des dépenses douteuses assombrirent sa victoire dans Bruce. La difficulté de concilier les principes et leur application causa en lui des tensions dont il se débarrassa en menaçant de démissionner de ce siège. Le fait qu’il l’ait conservé était peut-être un indice de son très fort penchant pour la tergiversation.

L’entrée de Blake en politique rehaussa son prestige dans la profession juridique. En 1868, sir John Alexander Macdonald, alors premier ministre du pays, lui offrit un poste de juge. Sa stratégie consistait à muter VanKoughnet de la direction de la Cour de la chancellerie à la Cour du banc de la reine, où il remplacerait le juge en chef William Henry Draper, puis à nommer Blake à sa place. VanKoughnet refusa, ce qui fit échouer le plan, mais son décès l’année suivante entraîna la réouverture des négociations. Blake comprit que Macdonald obéissait à des motifs politiques et refusa le siège.

En politique, Blake avait de l’avenir mais aucune expérience. Il ne tarda pas à s’affirmer comme l’un des quelques hommes forts du groupe réformiste fédéral. On le consultait sur toutes les grandes questions d’orientation et d’organisation. Cependant, sa première véritable chance se présenta sur la scène provinciale. En 1869, pour protester contre les « meilleures conditions » consenties à la Nouvelle-Écosse par le gouvernement fédéral [V. Archibald Woodbury McLelan*], il présenta à l’Assemblée une série de motions dans lesquelles il s’opposait à ce qu’un changement quelconque soit apporté à l’Acte de l’Amérique du Nord britannique sans consultation préalable avec toutes les provinces. À cette occasion, il élabora une conception des droits provinciaux que Mowat mettrait de l’avant. Dès lors, il parut de taille à diriger l’opposition au gouvernement de John Sandfield Macdonald, même aux yeux d’Archibald McKellar*, qui occupa cette fonction jusqu’au 3 février 1870. Peu après avoir succédé à McKellar, Blake eut une autre occasion de se mettre en valeur. La résistance dirigée par Louis Riel* à la Rivière-Rouge (Manitoba) et la mort de l’orangiste Thomas Scott* soulevaient des passions en Ontario. En se concentrant sur une question de droit – la mort de Scott était-elle le résultat d’un meurtre ou d’une exécution ? –, il flatta les plus vils instincts de la population sans y céder lui-même [V. sir Matthew Crooks Cameron*]. John Sandfield Macdonald eut beau s’accrocher au pouvoir par des moyens douteux après les élections de mars 1871, l’affaire mina son gouvernement. Pendant un temps, il évita de convoquer l’Assemblée et, après l’avoir fait, il ne tint pas compte des votes de censure. Réélu dans Bruce South, Blake lança l’assaut final le 18 décembre avec son collègue le député provincial et fédéral Alexander Mackenzie* en invoquant la suprématie de l’Assemblée. Il y eut aussi des manœuvres de coulisse, que Blake déplora tout en les autorisant en pleine connaissance de cause.

Dès le 20 décembre 1871, Blake était premier ministre ; il devait à la fois former un cabinet et dresser un programme législatif. Il nomma d’abord Mackenzie secrétaire et greffier de la province, puis le convainquit de prendre plutôt le poste de trésorier. Comme l’affaire Scott causait toujours des tensions, il équilibra la composition de son cabinet en confiant le commissariat des Terres de la couronne à un catholique de tendance conservatrice, Richard William Scott. Il récompensa McKellar en le nommant commissaire de l’Agriculture et des Travaux publics et choisit Adam Crooks comme procureur général. Le gouvernement Blake fit adopter de nombreuses mesures législatives d’ordre administratif et constitua des sociétés qui construiraient des chemins de fer, des usines de distribution d’eau et d’autres ouvrages du genre. Surtout, il mit en œuvre un vaste programme réformiste : amélioration du fonctionnement interne de l’Assemblée, réformes des modalités d’occupation d’un siège, loi pour prévenir la corruption aux élections municipales, abolition de la double représentation en Ontario, légère augmentation des fonds alloués à l’assistance sociale, hausse du salaire des enseignants, loi étendant les droits de propriété des femmes mariées, modification du fonctionnement des tribunaux. Aux élections fédérales de 1872, Blake remporta à nouveau la victoire dans Bruce South, mais, à cause de l’abolition de la double représentation, il dut choisir entre la politique fédérale et provinciale, comme une poignée d’autres députés. Avec George Brown et Alexander Mackenzie, il convainquit Oliver Mowat de quitter la magistrature et d’assumer la fonction de premier ministre en octobre 1872. Ainsi, il devint libre d’agir sur la scène fédérale.

En mars 1873, les réformistes fédéraux choisirent Mackenzie comme chef. Apparemment, Blake aurait eu le poste s’il l’avait voulu, mais il ne le brigua pas. Son cabinet juridique était passablement désorganisé parce que, à la suite du retour de Mowat en politique, sir John Alexander Macdonald avait confié à son frère Samuel Hume Blake un poste de vice-chancelier à la Cour de la chancellerie. Des désordres nerveux dans la dernière moitié de 1872, la mort d’une de ses filles en bas âge et les longues conséquences du décès de son père en 1870 l’avaient conduit à quitter la politique provinciale et à ne pas vouloir assumer directement le leadership à l’échelle fédérale. Par conséquent, même s’il laissa libre cours à ses talents de plaideur et à son indignation au cours de l’offensive contre le gouvernement Macdonald à propos du scandale du Pacifique, ce fut à Mackenzie que le gouverneur général lord Dufferin [Blackwood*] demanda de former un nouveau gouvernement en novembre 1873. Blake eut l’impression, peut-être en y repensant par la suite, que le gouverneur général aurait pu lui confier cette mission. Ne pas assumer la direction des réformistes fédéraux en mars 1873 fut la grande erreur de sa carrière politique.

À compter de ce moment, Blake connut cinq années mouvementées. Ses problèmes personnels, assez semblables à ceux de son père, prirent des proportions critiques une fois qu’il eut atteint la cinquantaine. Il avait écarté ses doutes en matière de religion en mettant sa foi dans la justice, mais le salut profane par le droit semblait désormais aussi inaccessible que le salut religieux par une expérience de conversion. Son isolement social et politique lui donnait des crises d’angoisse, et pourtant les règles qu’il s’imposait risquaient de le placer en marge du monde politique. Ces particularités, à quoi s’ajoutait un grave surmenage (il faisait plus de pratique privée et avait des responsabilités politiques), provoqueraient chez lui des accès d’épuisement souvent accompagnés de fortes migraines. Son état – la neurasthénie, comme on disait alors – se caractérisait par une extrême faiblesse nerveuse qui l’empêchait de travailler. Selon les amateurs de ragots, Dufferin par exemple, ce mal, après avoir ruiné et tué son père, planait au-dessus de lui telle une fatalité. Sa maladie, des facteurs politiques et la rigidité de ses principes sont autant d’éléments qui l’amèneraient plusieurs fois à démissionner de hautes fonctions ou à menacer de le faire.

Blake hésitait à accepter des charges politiques en novembre 1873 non seulement à cause de ses problèmes personnels, mais aussi parce qu’il regrettait de ne pas avoir été nommé premier ministre. Toutefois, vu sa notoriété, il ne pouvait guère rester hors du cabinet. Mackenzie reconnaissait la nécessité de l’y faire entrer et déploya beaucoup d’efforts pour le convaincre. Blake céda aux pressions et accepta d’être ministre sans portefeuille, ce qui l’obligea à participer intensivement à la campagne en vue des élections générales de janvier 1874. Il démissionna du cabinet le mois suivant, ce que Dufferin commenta ainsi : « les élections [ont] prouvé que ses amis sont assez forts pour se passer de lui. La santé de M. Blake est précaire, – il se fait une fortune considérable au barreau et il est d’un naturel trop sensible pour la vie publique. »

En juin, Mackenzie tenta en vain de ramener Blake. Cependant, une fois que son bureau d’avocats eut retrouvé sa stabilité après le départ de son frère, une conjugaison de facteurs – pressions du public, insatisfaction personnelle à l’égard du programme gouvernemental et résurgence de sa confiance en lui-même – l’amena à envisager de nouveau d’entrer au cabinet et même d’accepter le fauteuil de premier ministre. Les pressions venaient notamment du mouvement Canada First [V. William Alexander Foster*]. Blake connaissait un certain nombre de membres de ce groupe nationaliste, aux soirées duquel il assistait, et il avait contribué à la hargne avec laquelle ils avaient fait campagne pour punir Riel de la mort de Thomas Scott. En outre, son programme réformiste présentait des points communs avec celui du mouvement. Goldwin Smith*, qui était très lié à Canada First, voyait en Blake un bon représentant du nationalisme réformiste et, tout comme les alliés de Blake au Parlement, il encourageait ses aspirations au leadership.

Blake s’inquiétait particulièrement de voir que Mackenzie semblait de plus en plus disposé à régler la question du chemin de fer transcontinental en acceptant les modalités désavantageuses proposées en août 1874 par lord Carnarvon, le secrétaire d’État aux Colonies. Pressé de céder par Carnarvon et par Dufferin, Mackenzie était malade d’épuisement et incertain de son autorité. Blake en était tout à fait conscient. Ses ambitions se ranimèrent et, dans une lettre datée du 6 septembre, il eut l’audace de proposer à Mackenzie d’abandonner le siège de premier ministre à son profit et de ne conserver que les Travaux publics. Mackenzie répondit que, s’il démissionnait comme premier ministre, il devrait aussi quitter le gouvernement et le Parlement. Blake battit en retraite. La crise était d’autant plus complexe que Blake soupçonnait (ce soupçon ne s’évanouit qu’à la mi-octobre grâce à une correspondance avec Mackenzie) que celui-ci l’avait écarté de la fonction de premier ministre en répandant des informations erronées après la démission de Macdonald.

Ces échanges avec Mackenzie formaient le contexte du fameux discours prononcé par Blake le 3 octobre à Aurora, en Ontario, devant un auditoire estimé par lui à 2 000 personnes, et ils indiquent pourquoi ce discours donna l’impression que Blake espérait prendre la direction des libéraux. Comme il avait des principes trop stricts pour intégrer son discours à une intrigue visant à déloger Mackenzie ou à briser le parti, il ne consulta pas les membres du mouvement Canada First, ses alliés parlementaires ni ses amis avant de le prononcer. Certes, il ne put s’empêcher de faire des allusions narquoises à Mackenzie et au gouvernement libéral, mais surtout, il exprima avec éloquence son mécontentement devant la situation politique. En une heure et demie, il proposa l’extension du droit de vote, une forme quelconque de représentation proportionnelle, le scrutin obligatoire, la fédération impériale et la réforme du Sénat. Vu que le gouvernement semblait sur le point de céder en partie aux revendications de la Colombie-Britannique à propos du chemin de fer, il décocha certaines de ses flèches les plus acérées à cette province, « mer de montagnes » avec laquelle le gouvernement Macdonald avait conclu une entente qui confinait à la « folie ». Son fervent nationalisme, encadré par de vagues notions de fédération impériale, l’amena à parler des Canadiens comme de « quatre millions de Britanniques qui ne sont pas libres ». Pareilles formules avaient un énorme attrait, et le discours fut abondamment reproduit. Blake défendit aussi la cause réformiste en finançant avec Smith le journal Liberal, qui parut quelques mois à Toronto en 1875 sous la direction de John Cameron*. Cependant, ce fut le discours d’Aurora qui attira le plus l’attention : la réaction du public fut telle qu’elle menaçait la stabilité du parti et rendait essentielle l’entrée de Blake au cabinet.

À l’issue de négociations avec des tiers, Blake se laissa convaincre d’accepter la direction du département de la Justice le 19 mai 1875, après le mandat désastreux du ministre Télesphore Fournier*. Survenue après de longs pourparlers au cours desquels il refusa le poste de juge en chef de la nouvelle Cour suprême du Canada, sa nomination le propulsa au centre du monde juridique et politique du pays. Il donnerait des avis juridiques au cabinet et au gouvernement, analyserait toutes les lois fédérales et provinciales, superviserait les pénitenciers fédéraux, administrerait la prérogative royale en matière de peine capitale et de rémission des sentences, et nommerait des candidats à la magistrature. Pourtant, son séjour au département ne fut pas une partie de plaisir : en tant que ministre, il était exposé au genre de critiques qu’il pouvait faire si aisément quand il n’était pas au gouvernement. Par exemple, à l’approche de la fin de son mandat, il reçut une lettre qualifiant une nomination judiciaire de « calculée et choquante ». Il y répondit d’un ton impatient : « Quant à moi, j’ai accepté le poste à contrecœur, je l’occuperai avec plaisir, et, comme je dois le conserver, je continuerai à m’efforcer de faire ce qui est juste selon mes lumières. Je peux commettre des erreurs de jugement mais, je l’espère, non pas avoir de mauvaises intentions. » En outre, il découvrit la difficulté d’appliquer de la théorie pure dans le contexte du juridiquement correct, du constitutionnellement justifiable et du politiquement judicieux.

La responsabilité de nommer les premiers membres de la Cour suprême incomba à Blake au début de septembre 1875. Pendant qu’il s’en occupait, on apprit que les légistes britanniques entretenaient des doutes à propos de la loi sur ce tribunal, et particulièrement de l’article 47, qui permettait de se pourvoir en appel auprès du comité judiciaire du Conseil privé en Angleterre seulement en s’appuyant sur la prérogative royale. Les fonctionnaires impériaux, dont le lieutenant-général sir William O’Grady Haly*, qui agissait comme administrateur en l’absence de Dufferin, estimaient nécessaire de régler la question avant la constitution du tribunal. Mackenzie, lui, voulait hâter les choses. Le 25 septembre, Blake écrivit : « s’arrêter maintenant serait désastreux. Si juges non nommés ou si loi non sanctionnée plus tard je devrai démissionner. » Blake et Mackenzie eurent gain de cause : les fonctionnaires impériaux se rendirent à l’argument selon lequel, en fin de compte, l’article n’empêchait pas les pourvois en appel, et ils convinrent de ne pas refuser de sanctionner la loi. Blake composa ensuite un mémoire où il exposait comment le Canada concevait la Cour suprême. De plus en plus, il était conscient que toute limitation des appels était problématique puisque ceux qui s’appuyaient sur la prérogative royale demeuraient possibles. L’article 47 avait peu d’effet, avait-il admis dans une lettre au ministre des Finances Richard John Cartwright le 7 octobre, la veille de l’assermentation des juges du tribunal.

Blake dut aussi affronter le ministère des Colonies au sujet du refus de reconnaître des lois provinciales, surtout dans les cas où le gouvernement fédéral alléguait qu’une province sortait de ses champs de compétence. Pareil refus, selon Carnarvon, risquait de conduire à la redéfinition des champs de compétence provinciale jusqu’à leur élimination complète. Sa solution, annoncée en novembre, consistait à autoriser le gouverneur général à rejeter l’avis de ses ministres concernant le droit d’annulation et à affirmer qu’ils n’étaient pas tenus de démissionner après un tel rejet. En répondant au nom du gouvernement le 22 décembre, Blake affirma avec vigueur que le ministère des Colonies faisait fi du gouvernement responsable. Non seulement l’Acte de l’Amérique du Nord britannique disait-il que le pouvoir de refuser de reconnaître une loi provinciale s’exerçait par le « gouverneur général en conseil », mais il fixait l’étayage constitutionnel de ce pouvoir, à savoir que le gouverneur pouvait agir « seulement sur l’avis de ses ministres ». Il n’y avait pas de moyen terme. Cet argument puissant, enraciné au cœur même de la tradition réformiste, montrait le nationalisme libéral de Blake sous son meilleur jour et donnait une profondeur théorique à de réels problèmes de compétence qui se posaient à lui comme ministre. En 1876 par exemple, il veilla à ce que la deuxième loi de la Colombie-Britannique sur les tribunaux de comté ne soit pas reconnue [V. sir Henry Pering Pellew Crease*] tandis que, en Ontario et au Québec, les questions de compétence relatives au droit de déshérence étaient en pleine évolution.

Le 3 juin 1876, Blake entama une mission en Angleterre afin de présenter le point de vue du Canada sur un certain nombre de questions en suspens, dont la Cour suprême, les instructions du gouverneur général et l’extradition entre le Canada et les États-Unis. Cette mission fut un exercice désagréable pour lui. Elle supposait une reconnaissance implicite du statut colonial du Canada, il détestait faire du lobbying et il dut admettre que les considérations pratiques liées à la politique britannique avaient plus de poids que ses arguments constitutionnels de type libéral. Pourtant, il se montra à la hauteur. Il obtint que la loi sur la Cour suprême reste en vigueur, à l’exception de l’article 47, qui demeura lettre morte. La question du droit, pour le gouverneur général, de rejeter des avis en faveur de la non-reconnaissance de lois provinciales fut réglée aussi, même si le grand chancelier d’Angleterre Hugh McCalmont Cairns n’accepta pas tous ses arguments sur les droits des autorités fédérales et le gouvernement responsable. Le problème de l’extradition ne trouva pas de solution. Blake exprima à nouveau ses tendances nationalistes en laissant entendre que le Canada pourrait devoir négocier ses propres arrangements par traité. Il quitta l’Angleterre en août. Dans l’ensemble, le voyage avait été décevant. Les leçons qu’il en tira le forcèrent sans doute à réévaluer sa place dans la politique canadienne.

Les tensions de la vie politique usaient Blake. En octobre 1875, une controverse publique avait éclaté parce qu’il continuait d’exercer le droit tout en étant ministre. L’épisode commença à Montréal, à un banquet au cours duquel sir John Alexander Macdonald insinua qu’il négligeait ses fonctions en faveur de son cabinet. Des journaux l’accusèrent de se trouver en conflit d’intérêts puisqu’il plaidait devant des juges à qui il pouvait donner une promotion et dont il pouvait modifier le salaire, ce qui le blessa particulièrement. En outre, le Globe affirma qu’il faudrait hausser son salaire pour compenser la diminution de ses revenus d’avocat. Pour Blake, qui était hypersensible, cette proposition signifiait qu’on allait l’« acheter pour l’éloigner de la pratique [privée] ». En novembre, il faillit démissionner encore une fois, mais Mackenzie le convainquit de rester. La controverse l’amena tout de même à négocier une nouvelle entente avec ses associés. Datée de janvier 1876, elle stipulait qu’il se « retire[rait] temporairement » mais conserverait une part de l’actif et des bénéfices.

Après son retour de Grande-Bretagne en 1876, le stress, les conflits entre les principes et leur application et surtout ses doutes croissants quant à la possibilité de rendre vraiment la justice le conduisirent encore à envisager de quitter le gouvernement. Pendant son séjour en Angleterre, Albert James Smith* l’avait remplacé au département et avait confirmé la condamnation à mort de John et James Young pour le meurtre du fermier goyogoin Abel McDonald, commis l’année précédente. À son retour, Blake annula ces sentences, ce qui provoqua un tollé. Encore une fois, il conclut à la nécessité de démissionner. Le 25 septembre, il écrivit à Mackenzie une lettre où il lui faisait part de son intention et exprimait sa préoccupation fondamentale. « Je n’appréhende pas les attaques au Parlement, disait-il, mais je vois que, dans le cas présent, il y a danger d’enlever la vie à un être humain qui devrait être épargné, et les conséquences possibles de la mort précipitée d’un assassin sont trop terribles à envisager. » La signification de ce message adressé par un fervent croyant à un autre était claire.

Blake se laissa convaincre de rester mais exigea que, si jamais il présentait à nouveau sa démission, elle serait acceptée d’emblée. En outre, cet homme méthodique se vit proposer d’entreprendre une réforme administrative au gouvernement, ce à quoi il se consacra ensuite, avec un succès limité. Les changements qu’il instaura se situaient dans la lignée des nombreuses réformes gouvernementales en matière de réglementation et rappelaient les lois qu’il avait fait adopter en tant que premier ministre de l’Ontario. L’Acte pour établir les dispositions pour la collection et l’enregistrement de la statistique criminelle du Canada (1876) et l’Acte pour amender l’Acte concernant les poids et mesures (1877) portaient toutes deux son imprimatur. Par ailleurs, l’administration courante de son département continua à lui peser, à cause des réductions de personnel, malgré le fait que les complications causées par les problèmes de santé du sous-ministre Hewitt Bernard* avaient été réglées par la démission de ce dernier en août 1876 et par son remplacement par Zebulon Aiton Lash.

À ces tensions s’ajoutait le dossier du chemin de fer du Pacifique. Blake avait exprimé son opposition absolue à une entente trop coûteuse avec la Colombie-Britannique. Les modalités proposées par Carnarvon en 1874 et le risque de les voir accepter l’avaient encouragé à passer à l’attaque dans son discours d’Aurora. Les pressions constantes de la Colombie-Britannique, du gouvernement impérial et de Dufferin, qui était très obstiné, l’amenèrent au bord de l’effondrement. Au cours d’une tournée en Colombie-Britannique, Dufferin s’était moralement engagé à ce que la province reçoive un traitement généreux. À son retour, il se mit à bousculer Mackenzie et Blake, avec qui il faillit « en venir aux mains » lors d’une réunion le 18 novembre 1876. Mackenzie aurait fort bien pu céder si Blake, avec l’appui de Cartwright, n’avait pas raffermi sa détermination. Les passions se calmèrent et Carnarvon se retira de la controverse, mais visiblement, Blake, surchargé de travail, sortit blessé de ces débats.

Comme chez tous les neurasthéniques, l’état de santé de Blake se détériora à mesure que les pressions et les attentes augmentèrent. En octobre 1876, même avant son affrontement avec Dufferin, Blake avait recommencé à souffrir de fortes migraines. Quatre mois plus tard, il était « au bord de l’épuisement nerveux ». Sans prévenir, le 30 avril 1877, il informa Mackenzie qu’il ne pouvait plus rester ministre. Même s’ils avaient convenu que cette démission serait acceptée, Mackenzie protesta, et Blake accepta de s’occuper encore pendant quelques semaines des affaires courantes du département. C’est alors, en mai, que, dans un esprit de conciliation, Dufferin (avec l’autorisation de Carnarvon) offrit à Blake et à Mackenzie un titre de chevalier, qu’ils refusèrent au nom de principes égalitaristes, c’est-à-dire libéraux. Pour Blake, l’espoir de quitter bientôt son poste se heurtait aux difficultés entourant la réélection de Toussaint-Antoine-Rodolphe Laflamme*, son successeur. Il dut donc attendre l’entrée en fonction de Laflamme, le 8 juin, après quoi il put voguer vers des eaux plus calmes : la présidence du Conseil privé. Enfin libre, il partit pour la retraite familiale de Murray Bay (Pointe-au-Pic, Québec) où, comme tant d’autres fois, il espérait recouvrer la santé.

Même le Conseil privé se révéla un trop lourd fardeau pour Blake. Malgré les réticences de Mackenzie, il démissionna le 11 décembre 1877, l’année où son futur dauphin, Wilfrid Laurier, accéda au cabinet. Il consentit à se présenter encore dans Bruce South aux élections convoquées par Mackenzie pour septembre 1878, mais, trop malade pour faire campagne, il se rendit plutôt en Europe avec sa femme. Les libéraux subirent la défaite et lui-même perdit son siège.

En quittant le département de la Justice, Blake avait mis un terme à une phase importante de sa carrière juridique. Longtemps, il avait soutenu que la logique du droit était inattaquable et avait espéré en la possibilité de réformer rationnellement la société, le gouvernement et le droit. Par contraste, son expérience politique démontrait comment le libéralisme rationnel devait s’accommoder de considérations tactiques. Cette leçon confirmait le bien-fondé de ses incertitudes morales quant à l’exactitude de la justice humaine, incertitudes qui s’aggravaient avec le temps et le tenaillaient lorsqu’il se voyait offrir des postes judiciaires. En acceptant un siège de juge, il aurait comblé les ambitions de sa famille, mais il en était venu à comprendre que le jugement humain est souvent aussi fragile que sans appel. Il avait donc refusé le poste de chancelier de l’Ontario en 1869 et celui de juge en chef de la Cour suprême du Canada en 1875, et il refuserait encore d’autres nominations dans la magistrature. Ses angoisses se répercutaient sur tous les aspects de sa vie, quoiqu’il n’ait peut-être pas tout à fait cessé de croire que, en étant premier ministre, il échapperait à certaines des contraintes qu’il avait dû subir à titre de ministre de la Justice.

Après les élections de 1878, Blake fut tout à fait absent de la scène politique pendant quelques mois. Il consacrait ses énergies à son cabinet « soigneusement organisé », un des plus grands de Toronto. Selon une description de l’époque, « des associés variant en nombre de quatre à six selon les périodes suffisaient à peine, avec une armée de clercs, à canaliser l’eau qui, toujours plus abondante, parvenait [à ce] moulin ». En 1879, Blake habitait rue Jarvis, plus près qu’auparavant de son bureau, situé à l’angle des rues Adelaide et Victoria. Quant à ses rapports avec Mackenzie, toujours chef des libéraux, ils étaient plutôt froids, notamment parce que Mackenzie avait tenté de convaincre le député libéral Harvey William Burk de quitter le siège de Durham West (que Blake avait déjà occupé) pour le laisser à Cartwright, défait aux élections. Blake était frustré de voir l’importance qu’attachait Mackenzie à la réélection de Cartwright. Finalement, Burk quitta ce siège, mais non sur les instances de Mackenzie, et Blake y fut réélu sans opposition le 18 novembre 1879. Bien qu’il ait eu en tête de prendre la direction des libéraux, rien n’indique qu’il complota à cette fin. Isolé de son parti, très atteint en mars 1880 par le décès de Luther Hamilton Holton*, vieux routier du réformisme, et par l’agression contre George Brown, Mackenzie était vulnérable lorsque Blake intervint avec beaucoup d’aplomb dans le débat sur le financement public de la construction du transcontinental. Blake semblait avoir rajeuni ; les membres du caucus se tournèrent vers lui. Cédant à leurs pressions, Mackenzie démissionna le 29 avril 1880 à deux heures du matin. Blake prit la direction du caucus dans le courant de la journée. Il serait réélu dans Durham West en 1882 et en 1887, la dernière année où il serait chef.

Dans sa maturité, lorsqu’il était en forme, Blake en imposait par sa taille et par la carrure de ses épaules. On le remarquait dans une foule. Ses petites lunettes à monture dorée soulignaient la rondeur de sa figure, qui fut bordée pendant quelques années par une barbe clairsemée. Sa voix était puissante, mais c’était un orateur inconstant. Quand il était à son meilleur, sa dévotion à la vérité, soutenue par son esprit d’analyse et par son attachement à la justice, le rendait irrésistible. Par contre, lorsqu’il estimait nécessaire d’exposer son raisonnement et ses preuves en long et en large, ses discours devenaient tortueux et assommants. De même, son attitude d’homme public était changeante. Il n’avait pas un vaste répertoire de ces propos pleins de bonhomie que l’on tient seulement pour faire la conversation et n’établissait pas aisément des rapports avec les gens. Pour être juste, il faut dire que ses principaux collègues, Cartwright et Mackenzie par exemple, n’étaient pas non plus des as en la matière. Parfois, à cause de sa tendance à l’introspection et de sa myopie, il semblait traiter de haut ses collègues et ses partisans. Parfois aussi, il faisait le dédaigneux par pure arrogance intellectuelle. Il n’avait rien d’un politicard ; son autorité reposait uniquement sur ses talents.

Au moment où Blake prit leur tête, les libéraux avaient besoin d’un homme qui réorganiserait le parti et en définirait les orientations de manière à le rendre plus populaire tout en en préservant les traditions. Le travail d’organisation, plus difficile depuis que le parti avait perdu en 1878 la capacité de distribuer des faveurs, était nécessaire non seulement pour réaliser des gains électoraux, mais aussi, sentait Blake, pour assainir les mœurs politiques. Un groupe d’organisateurs l’entourait, notamment James David Edgar*, William Thomas Rochester Preston* et David Mills*, mais, dans les circonscriptions, il devait combattre de l’inertie et de la résistance. Néanmoins, un réseau de Young Men’s Liberal Clubs prit de l’expansion au point de se transformer en organisme national dans les années 1880, l’Ontario Reform Club s’établit à Toronto en 1886 sous la présidence de Cartwright, les congrès devinrent une pratique mieux implantée et le parti se dota d’un appareil central qui assurait notamment un certain financement. Tous ces progrès témoignaient du souci de Blake à l’égard de ce qui, pour lui, était un aspect trop peu développé mais désagréable de la politique.

Blake savait que les libéraux avaient beaucoup de mal à trouver des appuis parmi les catholiques de l’Ontario et de Québec parce qu’ils avaient gardé, de leurs antécédents grits, une peur de la domination par les catholiques canadiens-français – peur que Blake lui-même avait déjà encouragée. En 1884, sa dénonciation du projet de loi visant à constituer juridiquement l’ordre d’Orange, longtemps allié aux conservateurs, se révéla une tactique utile pour attirer des électeurs catholiques. Même s’il nia carrément exprimer la position de son parti, son attitude troubla bien des libéraux ontariens. En outre, il condamnait la Grande-Bretagne pour le rôle qu’elle jouait en Irlande. Ses tendances en tant qu’avocat d’equity, son impérialisme libéral et les tensions inhérentes aux origines irlandaises de sa famille trouvèrent donc leur expression dans un appel aux Canadiens d’ascendance irlando-catholique. Son attaque contre les propriétaires britanniques absentéistes, qui visait à gagner des suffrages irlandais au Canada, annonçait son adhésion à la cause nationaliste en Irlande.

Le Québec était plus difficile à conquérir. La résurgence de l’ultramontanisme était en train d’être neutralisée, mais la reprise des activités de Louis Riel dans la région de la Saskatchewan en 1884–1885 ravivait les tensions. En décembre 1882, Blake avait déjà tenté de réduire les dissensions internes du parti en forçant John Gordon Brown, qui avait des tendances grits, à quitter le poste de rédacteur en chef du Globe. Néanmoins, la condamnation de Riel pour trahison et son exécution le 16 novembre 1885 rappelèrent à Blake combien lui-même avait été dur en 1870. Au Québec, pour ce qui était de l’affaire Riel, il devait s’en remettre largement à Wilfrid Laurier et à Honoré Mercier*, qui était cependant moins sûr car il s’éloigna du parti après la mort du chef métis. Toutes les incertitudes de Blake en matière de morale, de droit et de politique se concentraient autour de la figure de Riel. Par conséquent, lorsqu’il se prononça enfin sur la question publiquement, au début de 1886, sa position était équivoque : Riel s’était engagé dans des activités subversives, mais il était fou. En adoptant cette conclusion, Blake évita de s’aliéner davantage les habitants de la province de Québec, mais il déçut ceux de ses partisans ontariens qui gardaient la nostalgie de 1870 et qui affaiblirent sa position à ce sujet aux Communes. En mars, il y eut division des votes libéraux sur la motion dans laquelle le conservateur Philippe Landry condamnait l’exécution du chef métis. Blake l’appuya à titre personnel après un laborieux discours d’une durée de cinq heures, mais le ministre de la Justice, John Sparrow David Thompson*, démolit ses arguments.

En incitant les membres de son parti à la cohésion et en courtisant de nouveaux électeurs, surtout pendant les campagnes de 1882 et de 1887, Blake pouvait invoquer les traditions réformistes de résistance aux privilèges et à l’oppression, incarnées par son père et les collègues de celui-ci. Il exhortait les députés de l’opposition libérale à continuer d’agir comme « les garants » de « la moralité publique ». Cependant, certains d’entre eux trouvaient peut-être qu’il prenait ce rôle trop à cœur quand il refusait de continuer à parler si les débats se prolongeaient après minuit le dimanche ! Ces traditions aidèrent Blake et son parti à résister farouchement dans les années 1880 à la poursuite de la construction du chemin de fer canadien du Pacifique par les conservateurs, au remaniement arbitraire de la carte électorale, à la loi sur le cens électoral et à la Politique nationale sur les tarifs.

Blake assenait à la Chambre de lourdes analyses – des « discours d’une longueur désespérante », selon Cartwright. Quand ces analyses portaient sur le chemin de fer canadien du Pacifique, il les farcissait d’objections aux dépenses injustifiées et soulignait toujours que la création d’un monopole affaiblissait la fibre morale de la nation. Les conservateurs, disait-il avec emphase, rejetaient le gouvernement représentatif et responsable. Par son intensité, son attaque de cinq heures contre la Compagnie du chemin de fer canadien du Pacifique en avril 1880 hâta son accession à la direction du Parti libéral. Pourtant, il n’y dénonçait plus le principe du prolongement du trajet vers l’Ouest, mais plutôt les « rêves absurdes et [les] vains espoirs » qui provoquaient une hâte et des dépenses folles. Il s’opposait aussi aux concessions foncières et au monopole consentis à la compagnie ferroviaire. Toutefois, comme le chemin de fer facilita beaucoup la répression des soulèvements métis et autochtones en 1885, en parler lui paraissait de moins en moins profitable.

Comme le redécoupage arbitraire des circonscriptions en 1882, le projet de loi de 1885 visant à fixer pour tout le pays les conditions d’exercice du droit de vote aux élections fédérales suscita une vive résistance de la part des libéraux. Voilà, disaient-ils, un autre exemple patent du rejet de la démocratie représentative par les conservateurs. Les listes d’électeurs seraient bourrées de noms qui ne devaient pas y figurer ; le scrutin serait une supercherie. Sous la houlette de Blake, les libéraux prolongèrent le débat sur le sujet pendant plusieurs mois (dont une bonne partie au plus fort des soulèvements dans l’Ouest) et firent des manœuvres d’obstruction d’une durée de 57 heures. Ils parvinrent à faire rayer du projet certaines dispositions qu’ils jugeaient excessives, mais la loi engendrerait des distorsions dans la politique canadienne pendant une génération.

Rester à la direction de son parti menaçait de détruire Blake sur les plans émotif, physique et intellectuel. Naturellement, la défaite des libéraux aux élections de juin 1882 le déçut, d’autant plus que le redécoupage de la carte électorale n’y avait pas contribué de manière évidente. À la fin de l’année, Blake était sur le point de quitter son poste, mais il se ravisa. En proie à la maladie, il songea de nouveau à partir en mars 1884. L’année suivante, pendant une cure de repos en Europe, seule la crise déclenchée par Riel l’empêcha de démissionner. Cette idée lui revint à la veille de la convocation des élections de 1887.

Les fréquentes menaces de démission de Blake nuisaient à son parti, même quand elles étaient inspirées par sa neurasthénie et non simplement par son sentiment de ne pas être à la hauteur de sa tâche. Sarcastique, Cartwright les qualifiait de « fredaines » ; lorsque Blake démissionna pour l’avant-dernière fois, il estima que son geste serait « considéré comme la désertion d’un lâche ». À la veille des élections de février 1887, Blake tenta de convaincre Oliver Mowat – son successeur le plus évident, selon lui – de prendre sa place. Il fut pris de court parce que les élections avaient été convoquées plus tôt que prévu, mais de toute façon, Mowat ne voulait pas du poste. Les libéraux firent meilleure figure qu’au scrutin précédent, sans pour autant obtenir la majorité. Le 3 mars, Blake envoya donc à ses députés une circulaire où il annonçait sa démission. Les élans de désespoir et les témoignages d’appui qu’elle suscita pendant que Blake prenait encore du repos, cette fois en Caroline du Nord, montraient combien il était respecté. Toujours prêt à se laisser convaincre quand on faisait appel à son sens du devoir, il accepta de rester à condition d’avoir un vaste réseau d’assistants. Cependant, reprendre le leadership parlementaire raviva sa neurasthénie et peut-être d’autres maux. Dans ce contexte, son départ définitif, le 2 juin, était inévitable. Étant donné que Mowat n’était pas disponible, que Cartwright ne faisait pas l’affaire et qu’il fallait tisser des liens entre le Québec et le parti, Blake opta pour Laurier. Ce choix, qui semble tout naturel, surprit Laurier et le parti.

Blake demeura au Parlement encore deux ans, mais il n’y fut pas souvent présent. Il s’offrit d’abord son remède habituel, un congé en Europe, de l’automne de 1887 à l’été de 1888. Ensuite, il consacra beaucoup de temps à son cabinet d’avocats. (Son désenchantement dans l’affaire du chemin de fer canadien du Pacifique était si complet – et son goût pour les gros honoraires était tel – que, à la fin de 1888, il représenta la compagnie dans des poursuites contre le gouvernement fédéral au sujet de la qualité de tronçons construits par celui-ci.) Aux yeux de bien des gens, Laurier n’était qu’un chef intérimaire ; l’absence de Blake lui donna une bonne chance de faire ses preuves. Toutefois, dans la même période, les libéraux, sur l’initiative de Cartwright, redéfinirent leur position sur le tarif en proposant de resserrer les relations commerciales avec les États-Unis, en vue de plaire au milieu agricole de l’Ontario.

La réciprocité totale était directement liée à l’autre grande question de l’époque où Blake avait été chef, la Politique nationale. Blake avait caressé des idées protectionnistes dans les années 1870, au moment où il entretenait des relations avec le mouvement nationaliste Canada First. La position qu’il commença à défendre peu après son accession à la direction des libéraux n’avait rien d’exceptionnel. Elle consistait à considérer comme accessoire le caractère protecteur des droits de douane. Elle était donc plus proche du protectionnisme prudent énoncé par Alexander Mackenzie dans les années 1870 que du protectionnisme combatif appliqué par Alexander Tilloch Galt* en 1858, à l’époque où avait commencé un grand débat public sur le caractère accessoirement protecteur du tarif. Contrairement à Cartwright et à d’autres qui tentaient de diviser l’opinion entre protectionnistes et libre-échangistes, Blake s’efforçait de recruter et de garder dans le parti les protectionnistes modérés en faisant valoir que, vu les besoins criants du gouvernement fédéral en matière de revenus, on pouvait conserver la protection comme objectif secondaire. D’après lui, le protectionnisme pur pervertirait la société canadienne, car il la rendrait politiquement inégalitaire en créant des avantages économiques artificiels et des distinctions de classe, éléments dont l’absence était à son avis l’un des titres de gloire du pays. À partir de ces préceptes, Blake pouvait marier des notions de protection accessoire et modérée avec la baisse des droits sur les biens essentiels, l’imposition de taxes sur les produits de luxe et une certaine réciprocité avec les États-Unis, comme il le fit dans un discours de campagne le 22 janvier 1887 à Malvern (Scarborough, Ontario). De cette façon, il parvint à faire taire ceux qui réclamaient du parti une position résolument libre-échangiste. Cependant, leurs revendications s’exprimeraient haut et fort après qu’il aurait quitté la direction des libéraux en 1887.

Comme Blake le déclara dans une lettre adressée aux électeurs de Durham West pendant la campagne de 1891, où il ne fut pas candidat, la réciprocité totale lui paraissait politiquement subversive. Selon lui, cette orientation irréfléchie mènerait à l’annexion aux États-Unis. Il se laissa convaincre de ne pas distribuer cette lettre explosive pendant la campagne, probablement par des gens qui espéraient qu’il ne reviendrait pas sur le sujet. Pareille perspective était improbable. Blake était trop attaché à ses principes et son esprit d’analyse était trop acéré. Ce qui, pour la plupart des libéraux, était une formule creuse qui rassurait en évoquant une amélioration des relations commerciales était pour lui un concept qui pouvait se définir avec précision et avait des conséquences politiques claires. Par la suite, Laurier ferait valoir avec raison que Blake n’avait offert aucune solution de rechange, mais il passerait sous silence l’effet néfaste de la lettre de Blake, publiée par divers journaux après les élections, sur le plan des relations personnelles et de celles entre les membres du parti. La consternation que Blake éprouva en se voyant attaqué dans la presse libérale, le choc de voir d’autres libéraux le traiter « comme s[‘il] étai[t] mort » (pour reprendre ses propres termes) montrent bien qu’il manquait de flair.

L’empire de Blake sur l’imagination des libéraux et l’immense respect porté à ses dons intellectuels éclipsaient presque ses lacunes. Les démarches entreprises par Laurier, Mills, Edgar et d’autres dans l’espoir de le ramener au sein du parti en témoignent. Cependant, ils ne trouvèrent pas de terrain d’entente avec lui. D’ailleurs, Blake était absorbé par son travail d’avocat et par la fonction de chancelier de la University of Toronto, qu’il exerça de 1876 à 1900. À sa grande surprise, le Parti nationaliste irlandais l’invita en juin 1892 à siéger à la Chambre des communes de Londres. Peut-être Laurier poussa-t-il un soupir de soulagement ; sans nul doute, la joie qu’il éprouvait pour son ami et ancien collègue fut moins teintée de regret qu’on pourrait le croire. Quant à Blake, il avait là une chance d’échapper à une situation quasi intolérable et de s’en aller sous des cieux où sa réputation était intacte. Il accepta et fut élu en juillet député de Longford South, dans le centre de l’Irlande.

Dès lors, pour Blake, il ne serait plus question de reprendre sa carrière politique au Canada. Par trois fois, Laurier, devenu premier ministre, lui offrit des postes dans la magistrature – un siège à la Cour suprême en 1896 et en 1905, la fonction de juge en chef de l’Ontario en 1897 – et, en 1905, il tenta de le faire entrer au comité judiciaire du Conseil privé. Mais Blake ne pouvait abandonner ainsi sa nouvelle cause pour récolter les honneurs de l’ancienne. Il s’était voué à la question irlandaise, et elle semblait pouvoir se régler, même après la défaite du Home Rule Bill de Gladstone en 1893. Pour Blake, le défi était de taille. Sa conception du nationalisme irlandais, inscrite dans un cadre fédéral et impérial, n’avait pas beaucoup d’appuis en Irlande. Son appréhension limitée de la politique irlandaise et britannique l’empêchait de s’imposer ouvertement comme chef, contrairement aux attentes de bien de gens. De plus, en s’alliant tôt à John Dillon, très influent parmi les adversaires de l’orientation adoptée par Charles Stewart Parnell, il s’était plongé dans les luttes de factions du Parti nationaliste irlandais. Pourtant, son expérience politique était impressionnante. Bien que longs et ennuyeux, ses grands discours sur le Home Rule, la taxation irlandaise et l’autonomie de l’Australie donnaient « aux bancs irlandais [un] éclat bien nécessaire ». Et puis, Blake jouait un rôle important de médiateur et donnait, en coulisse et parfois au Parlement, une expression rationnelle au nationalisme irlandais. Il aidait aussi la cause en versant de généreuses contributions financières et en en obtenant de ses relations en Amérique du Nord. Enfin, il contribua beaucoup à l’unification du mouvement nationaliste de 1898 à 1900.

La santé de Blake se détériora pendant ses dernières années comme député irlandais. Conformément à ses habitudes, il parlait de démissionner quand il y avait des dissensions et quand on l’attaquait de front, mais ses offres n’étaient jamais acceptées. En 1907, son état l’obligea à quitter son poste : victime d’une crise d’apoplexie le 24 mai, il resta partiellement paralysé du côté gauche. Malgré l’opposition de ses collègues et électeurs irlandais, il sollicita et obtint le 15 août l’intendance des Chiltern Hundreds, fiction légale qui permettait de démissionner des Communes. Parvenu au terme de sa carrière parlementaire en Grande-Bretagne, il se retira au Canada.

Diriger le Parti libéral du Canada et défendre la cause irlandaise n’avaient pas empêché Blake de continuer à exercer, de manière très lucrative, sa profession d’avocat. Il avait pris soin de garder une place dans son cabinet torontois au moyen d’une série d’arrangements avec ses associés, mais il dut le quitter à la suite de son élection en Irlande. À compter de 1893, en vertu d’une nouvelle entente avec son cabinet, il devait toucher seulement les honoraires qu’il gagnait ; cette relation symbolique prit fin officiellement en mai 1901. Outre la fonction de chancelier de l’université, il exerça celle de chancelier du diocèse anglican de Toronto de 1883 à 1890. Après qu’il eut quitté la direction du Parti libéral, une nouvelle responsabilité l’accapara de plus en plus : plaider, avec une faible participation de son cabinet, de très importants pourvois en appel devant le comité judiciaire du Conseil privé. Ce travail, à l’instar de celui qu’il accomplissait encore pour la Compagnie du chemin de fer canadien du Pacifique, avait quelque chose d’ironique. En 1875, en tant que ministre de la Justice, il avait prôné l’abolition des pourvois en appel, mais en 1890, pour faciliter le renvoi de litiges sur les champs de compétence devant le comité judiciaire, il proposa des modifications législatives que sir John Sparrow David Thompson fit adopter l’année suivante. Incidemment, dit-il, en 1900, il se sentait très à l’aise dans la petite salle solennelle mais « assez lugubre » du comité à Londres. Par ailleurs, il s’occupa d’un certain nombre de grands dossiers politiques et diplomatiques, par exemple le litige sur la frontière de l’Alaska en 1903. Cette mission devait lui rapporter des honoraires de 30 000 $, mais il l’abandonna au bout de cinq mois à cause de sa neurasthénie. (Dans certains cas, il se demandait sérieusement s’il pourrait justifier ses honoraires.) Ce travail juridique, à l’intérieur et à l’extérieur du Parlement, fit de lui l’un des plus éminents constitutionnalistes du Canada.

Blake remporta du succès surtout dans des causes où furent définis des pouvoirs fédéraux et provinciaux. En vue d’apporter des réformes, il s’était intéressé à ce domaine à titre de député provincial et de procureur général fédéral. Il continua de le faire à titre d’avocat dans une série d’affrontements devant les tribunaux : l’affaire Mercer en 1881 devant la Cour suprême du Canada, l’affaire de la StCatharines Milling and Lumber Co. devant le comité judiciaire du Conseil privé en 1888, l’affaire du pouvoir exécutif en 1891–1892 devant la Cour d’appel de l’Ontario puis en 1894 devant la Cour suprême, et l’affaire des cessions devant le comité judiciaire en 1893–1894, pendant qu’il était en Grande-Bretagne. Certes, les penchants des juges et le manque d’imagination des avocats du gouvernement fédéral le favorisèrent souvent. Néanmoins, à l’appui de la croisade d’Oliver Mowat en faveur des droits provinciaux, il présenta aux tribunaux un point de vue rationnel qui faisait contrepoids à la vision centralisatrice que sir John Alexander Macdonald avait tenté d’imprimer à l’Acte de l’Amérique du Nord britannique.

En cour et dans les exposés qu’il publia, Blake affirma constamment la nécessité d’interpréter la constitution en la situant dans le « courant toujours plus large et plus profond du libéralisme ». En outre, disait-il – et il insistait souvent là-dessus –, on ne pouvait en faire une lecture juste et sensée qu’en prenant ensemble tous les articles de façon que, « par une interprétation souple, libérale et quasi politique, on puisse en saisir la signification véritable ». Il s’empressait toutefois d’ajouter – à propos, par exemple, du pouvoir exécutif du lieutenant-gouverneur – que la commodité ou le sens commun ne pouvait suffire à interpréter la constitution. Sa mission en Angleterre en 1876 lui avait appris cette leçon : indépendamment de la solidité théorique de son argumentation, la victoire ne pouvait reposer que sur des principes étayés par le sens commun.

Le fond de ces affaires était d’une simplicité trompeuse. Issue des principes du libéralisme réformiste canadien du xixe siècle et proche des arguments présentés par Blake dès 1864 dans la cause du synode, la position défendue par Blake et Mowat était la suivante : en créant la Confédération canadienne, les provinces avaient conservé leur souveraineté et tous les aspects nécessaires de leur autonomie afin d’exercer leurs compétences dans le cadre de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique. De plus, pour apporter une modification fondamentale à cette souveraineté ou à cette autonomie dans les champs de compétence, il fallait le consentement de toutes les parties à l’entente originale. En sortant vainqueurs des batailles constitutionnelles des années 1880 et 1890, Blake et Mowat transformèrent radicalement le caractère de la Confédération. En ce sens, Blake remporta devant les tribunaux des victoires qui lui échappèrent toujours en politique électorale.

Blake avait de solides valeurs familiales, mais sa carrière politique et juridique l’avait empêché de toujours les mettre en pratique. En 1872, pendant que lui-même et sa femme, Margaret, étaient en route vers l’Angleterre, une de leurs filles, restée à la maison, mourut. Ce drame aggrava son sentiment de culpabilité. Les gros cadeaux en argent qu’il donnait à ses enfants devenus adultes – cadeaux dont ils n’avaient pas besoin et qui suscitaient parfois des protestations de leur part – exprimaient peut-être son remords. Il pouvait se montrer si froid, distant et revêche avec sa famille que Margaret, personne douce et intelligente, restait souvent silencieuse en sa compagnie. Parfois, son manque d’entrain la désespérait. Blake ne pouvait pourtant pas se passer de son soutien émotif, qu’elle lui donnait sans réserve. Elle l’avait éloigné de ses parents, ce dont il avait bien besoin ; sa foi tranquille et conciliante contrastait vivement avec celle de la mère de Blake. En outre, il se réfugiait auprès de Margaret quand la vie publique le bousculait et quand ses doutes l’assaillaient. Il aimait laisser son travail et se retrouver avec elle, soit à Murray Bay, où ils pouvaient mener une existence plus simple, soit en voyage de repos ou en voyage officiel à l’étranger, où elle l’escortait. Par moments, Mme Blake exerçait une influence discrète sur les affaires publiques. Dans ses derniers jours à la direction du Parti libéral, Blake tentait de convaincre Wilfrid Laurier de prendre sa place. Celui-ci était réticent et savait qu’il n’avait pas beaucoup d’appuis. Margaret lui dit, en soignant son mari : « Oui, M. Laurier, vous êtes le seul apte à ce poste. »

Après s’être retiré des Communes de Grande-Bretagne en 1907, Blake vécut à Toronto rue Jarvis, près des membres de sa famille. Sauf pour des vacances occasionnelles, il s’aventurait rarement à l’extérieur ; ses liens avec le monde politique s’effilochaient. Il avait commencé à faire le ménage de sa succession en 1906 en détruisant la plus grande partie de sa correspondance politique. Cette mise en ordre continua après sa crise d’apoplexie car il savait que le temps lui était compté. Il mourut en 1912 à l’âge de 78 ans. Ayant fréquenté l’église anglicane St Paul dans la rue Bloor, il fut inhumé au cimetière St James. Il laissait dans le deuil sa femme, leur fille Sophia Hume, épouse du professeur George MacKinnon Wrong*, et deux fils avocats, Edward William Hume et Samuel Verschoyle.

Les faiblesses de Blake – insécurité, égoïsme, susceptibilité, goût immodéré pour le travail – fouettaient son intelligence et ses efforts. Elles le rendaient malheureux en politique ; à cause des désordres nerveux qu’elles provoquaient, il pouvait difficilement assumer de manière continue des responsabilités dans ce domaine. Par un étrange retour des choses, l’acuité de son esprit et ses réalisations en faisaient un homme politique très respecté. Certes, il ne fut jamais premier ministre du pays. En politique partisane, il ne remporta pas de victoires dans les secteurs du commerce, des finances et du transport et, dans l’ensemble, il ne réussit pas à imposer ses convictions nationalistes, quoique son influence en ces matières ait été évidente, surtout quand il fit partie du gouvernement Mackenzie. L’énigme que représente Blake est donc celle-ci : comment expliquer l’échec relatif du libéralisme canadien de la fin du xixe siècle par comparaison avec le succès ultérieur du Parti libéral sous Laurier ? Cependant, il est simpliste de poser cette question en ayant uniquement à l’esprit la personnalité et les talents de Blake. Le parti lui-même avait ses lacunes, à cause de sa formation et des idéologies et orientations adoptées par ses dirigeants depuis deux ou trois générations.

Plus encore, on ne rend pas justice à Edward Blake en le considérant strictement comme un homme politique. C’est ailleurs qu’il remporta ses victoires les plus éclatantes et exerça l’influence la plus décisive : dans le façonnement de son parti et dans l’empreinte laissée par son esprit sur l’equity et le droit constitutionnel. Pour lui, la politique était un domaine vaste : des préceptes fondamentaux devaient trouver leur expression dans des systèmes sociaux et dans les structures institutionnelles avec lesquelles ces systèmes s’entrelaçaient. Selon Blake, le Parti réformiste ou libéral, au pouvoir et dans l’opposition, était porteur de grandes valeurs sociales. Maintenir et promouvoir ces valeurs dans un parti de plus en plus national, telle fut sa réussite. Le droit aussi était politique – imprégné d’idéologie et de principes, comme Blake en avait la conviction et comme sa pratique le montre. Au fil de sa carrière, il influa beaucoup sur le droit, à titre de premier ministre provincial, de ministre de la Justice, de figure dominante dans l’opposition parlementaire et surtout d’avocat au tribunal. On ne s’étonnera pas que, dans leurs nécrologies, les journaux aient mis l’accent sur son libéralisme, son rôle de chef politique et sa perspicacité en matière juridique.

Ben Forster et Jonathan Swainger

Les papiers sur la vie privée et politique d’Edward Blake sont conservés aux AO, F 2, et l’on peut consulter une grande partie de la collection sur microfilm aux AN, MG 27, I, D2. Cette documentation est ce qui reste après l’élagage qu’a fait Blake, et l’écriture de ce dernier n’est pas toujours très lisible. Quand il se trouvait au département de la Justice, Blake a produit une collection volumineuse de documents et de correspondance (AN, RG 13). Consignée dans des registres de copies de lettres du département, sa correspondance officielle aide à éclairer certains aspects de son approche envers des questions juridiques et légales. On en trouve des parties dans Correspondence, reports of thé ministers of justice and orders in council upon the subject of dominion and provincial legislation, 1867–1895, W. E. Hodgins, compil. (Ottawa, 1896). Comme l’historien Frank Hawkins Underhill* a enlevé certains documents de ces collections, on doit aussi consulter ses papiers (AN, MG 30, D204). Parmi les autres références utiles sur les activités juridiques et politiques de Blake, on trouve aux AN les papiers de Mackenzie (MG 26, B), de George Brown (MG 24, B40), de Laurier (MG 26, G), et de lord Dufferin (MG 27, I, B3, microfilm des originaux conservés au Public Record Office of Northern Ireland, Belfast). La correspondance de David Mills, conservée dans ses papiers à la Univ. of Western Ontario Library, Regional Coll. (London), contient aussi de la documentation intéressante.

On trouve de nombreux discours de Blake sous forme d’opuscules, dont les suivants : Reform government in the dominion [...] (Toronto, 1878) ; Edward Blake and Liberal principles, anti-monopoly and provincial rights (5 vol., Toronto, 1878) ; Hon. MrBlake’s speech on the Pacific railway resolutions [...] ([Ottawa, 1884]) ; et Dominion election : campaign of 1886 ; Hon. Edward Blakes speeches (15 nos, Toronto, 1886). D’autres opuscules de Blake sont mentionnés dans le Répertoire de l’ICMH.

La participation de Blake à un certain nombre de causes célèbres et son argumentation en matière constitutionnelle donnent une bonne idée de sa pensée juridique. Quelques-unes de ces causes et une partie de cette argumentation sont décrites dans des opuscules, qui ne portent pas toujours la signature de Blake. Les propos de Blake lui-même témoignent de la vigueur de son engagement envers le libéralisme du xixe siècle et de sa grande habileté à construire un argument. C’est notamment le cas dans les ouvrages suivants : In the matter of the Provincial Synod of Canada [...] (Toronto, 1864) ; Escheats for want of heirs ; the provinces are entitled to them : the argument for the provincial view in the Mercer escheat case [...] (Toronto, 1881) ; The StCatharine’s Milling and Lumber Company v. the Queen : argument of Mr Blake, of counsel for Ontario (Toronto, 1888) ; The executive power case : the attorney-general of Canada vs. the attorney-general of Ontario (Toronto, 1892) ; et The Ontario insolvency case [...] (Toronto, 1894).

La carrière politique inégale de Blake demeurerait déroutante si l’on n’avait aucun détail sur sa vie privée. L’analyse de sa neurasthénie par J. D. Livermore dans « The personal agonies of Edward Blake », CHR, 56 (1975) : 4558, est très instructive sur ses désistements et démissions inspirés par sa nature capricieuse et égoïste. La thèse de doctorat de Livermore intitulée « Towards « a union of hearts » : the early career of Edward Blake, 18671880 » (thèse de ph.d., Queen’s Univ., Kingston, Ontario, 1975), explore des aspects de la vie privée de Blake et de sa carrière politique et juridique. L’article de Catherine Hume Blake intitulé « Edward Blake : a portrait of his childhood », M. A. Banks, édit., dans Profiles of a province : studies in the history of Ontario [...] (Toronto, 1967), 9296, constitue un document très révélateur sur la dynamique entourant la famille de Blake et les énormes pressions qu’il a subies pendant sa jeunesse.

La documentation de source secondaire sur la carrière politique de Blake est considérable. Dans son utile biographie en deux volumes, Edward Blake : the man of the other way (1833–1881) (Toronto, 1975) et Edward Blake : leader and exile (1881–1912) (Toronto, 1976), Joseph Schull parle de l’apport de Blake à l’unification du parti, mais il évite les problèmes difficiles et importants que Underhill a soulevé pour tenter de faire la lumière sur le rôle de Blake dans ce qu’il a perçu comme l’évolution des libéraux d’un mouvement grit à un parti pluraliste. Voir les ouvrages et articles suivants d’Underhill : Canadian political parties (Ottawa, 1956 ; [5e impr., avec ajouts, 1974]) ; In search of Canadian liberalism (Toronto, 1960) ; « Edward Blake », dans Our living tradition, [1re sér.], C. T. Bissell, édit. (Toronto, 1957), 3–28 ; « Edward Blake and Canadian Liberal nationalism, 1867–1878 », dans Essays in Canadian history presented to George MacKinnon Wrong for his eightieth birthday, R[alph] Flenley, édit. (Toronto, 1939), 132–153 ; « Edward Blake, the Liberal party, and unrestricted reciprocity », SHC, Report, 1939 : 133–141 ; « Laurier and Blake, 1882–1891 », CHR, 20 (1939) : 392–108 ; « Political ideas of the Upper Canada Reformers, 1867–78 », SHC, Report, 1942 : 104–115 ; et « Laurier and Blake, 1891–2 », CHR, 24 (1943) : 135–155.

Le nationalisme de Blake et sa place dans son parti sont analysés dans W. R. Graham, « Liberal nationalism in the eighteen-seventies », SHC, Report, 1946 : 101–119, et dans D. M. L. Farr, The Colonial Office and Canada, 1867–1887 (Toronto, 1959). Underhill a écrit des articles utiles sur ce sujet également : « Edward Blake, the Supreme Court Act, and the appeal to the Privy Council, 1875–6 », CHR, 19 (1938) : 245–263 ; « Edward Blake’s interview with Lord Cairns on the Supreme Court Act, July 5, 1876 », F. H. Underhill, édit., CHR, 19 : 292–294 ; et ses deux articles intitulés « Laurier and Blake ».

B. P. N. Beaven, qui accepte dans l’ensemble la notion de transition énoncée par Underhill, situe la carrière de Blake après 1880 dans un contexte intéressant sur le plan de l’idéologie et de l’organisation, et nous présente le personnage comme représentatif d’un groupe unifié issu de traditions libérales, dans « A last hurrah : studies in Liberal party development and ideology in Ontario, 1878–1893 » (thèse de ph.d., Univ. of Toronto, 1982). Il est aussi utile de consulter M. A. Western, « Edward Blake as leader of the opposition, 1880–1887 » (mémoire de m.a., Univ. of Toronto, 1939). Les changements recommandés avec insistance par Blake dans son discours à Aurora – réédité sous le titre « Edward Blake’s Aurora speech, 1874 », W. S. Wallace, édit., dans CHR, 2 (1921) : 249–271 – ont été interprétés comme une réorientation radicale par rapport aux normes de la ligne de pensée réformiste, mais ce n’était pas l’avis de Mackenzie. Au sujet de Blake et du mouvement Canada First, voir D. R. Farrell, « The Canada First movement and Canadian political thought », REC, 4 (1969), no 4 : 16–26 ; sur les relations de Blake avec Goldwin Smith, voir Élisabeth Wallace, Goldwin Smith : Victorian liberal (Toronto, 1957). M. A. Ormsby donne une bonne idée du rôle de Blake dans le différend avec la Colombie-Britannique dans « Prime Minister Mackenzie, the Liberal party, and the bargain with British Columbia », CHR, 26 (1945) : 148–173. L’accession de Blake à la tête du parti est analysée dans M. A. Banks, « The change in Liberal party leadership, 1887 », CHR, 38 (1957) : 109–128. La controverse qu’a dû affronter Blake au sein de son parti à propos de la politique commerciale est traitée dans W. R. Graham, « Sir Richard Cartwright, Wilfrid Laurier, and Liberal party trade policy, 1887 », CHR, 33 (1952) : 1–18, et l’on peut avoir un bon aperçu des tensions politiques qui ont entouré cette question en consultant R. C. Brown, Canada’s National Policy, 1883–1900 : a study in Canadian-American relations (Princeton, N.J., 1964).

La carrière de Blake après 1892 a été entièrement explorée par M. A. Banks dans Edward Blake, Irish nationalist ; a Canadian statesman in Irish politics, 1892–1907 (Toronto, 1957), et « Edward Blake’s relations with Canada during his Irish career, 1892–1907 », CHR, 35 (1954) : 22–42. Mme Banks fait ressortir clairement l’importance de Blake comme nationaliste irlandais, malgré le fait qu’il ait été identifié de trop près à une faction pour exercer un leadership direct. À propos de la carrière de Blake en Irlande, il est également utile de consulter F. S. L. Lyons, John Dillon : A biography (London, 1968).

La documentation est limitée en ce qui concerne la carrière juridique de Blake. La biographie de Schull n’est pas très poussée à ce sujet, et la thèse de Livermore se termine sur l’année 1880. La documentation sur Blake que possède l’actuel cabinet Blake, Cassels, and Graydon de Toronto est mince, mais T. D. Regehr a fait bon usage des archives qu’on y retrouve dans l’article intitulé « Élite relationships, partnership arrangements, and nepotism at Blakes, a Toronto law firm, 1858–1942 », dans Essays in the history of Canadian law, D. H. Flaherty et al., édit. (7 vol. parus, [Toronto], 1981–  ), vol. 7 (Inside the law : Canadian law firms in historical perspective, Carol Wilton, édit., 1996), 207–247. On peut retracer les activités importantes de Blake à la Cour de la chancellerie dans Grant’s Upper Canada Chancery Reports (Toronto). Le texte de Jonathan Swainger intitulé « Governing the law : the Canadian Department of Justice in the early confederation era » (thèse de ph.d., Univ. of Western Ontario, 1991) traite en partie des activités de Blake comme ministre et architecte de la tentative avortée de reconstruire le département en 1878. L’ouvrage d’Ian Bushnell intitulé The captive court : a study of the Supreme Court of Canada (Montréal et Kingston, 1992) analyse certains aspects entourant la création de la Cour suprême, mais ne donne pas une nouvelle interprétation du rôle de Blake. Sur la question constitutionnelle, il est utile de consulter Christopher Armstrong, The politics of federalism : Ontario’s relations with the federal government, 1867–1942 (Toronto, 1981). L’étude de Paul Romney, Mr Attorney : the attorney general for Ontario in court, cabinet and legislature, 1791–1899 (Toronto, 1986) et sa biographie de sir Oliver Mowat dans le DBC font ressortir le rôle du premier ministre ontarien dans sa lutte en faveur des droits provinciaux et celui de son collègue Blake en arrière-plan. Par moments, Blake jugeait son propre rôle de façon bien différente. [b. f. et j. s.]

Comment écrire la référence bibliographique de cette biographie

Ben Forster et Jonathan Swainger, « BLAKE, EDWARD (baptisé Dominick Edward) », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 14, Université Laval/University of Toronto, 2003– , consulté le 1 déc. 2024, http://www.biographi.ca/fr/bio/blake_edward_14F.html.

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Auteur de l'article:    Ben Forster et Jonathan Swainger
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Titre de la publication:    Dictionnaire biographique du Canada, vol. 14
Éditeur:    Université Laval/University of Toronto
Année de la publication:    1998
Année de la révision:    1998
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