Provenance : Bibliothèque et Archives Canada/MIKAN 2908115
HARVEY, sir JOHN, officier et administrateur colonial, né le 23 avril 1778 en Angleterre ; le 16 juin 1806, il épousa lady Elizabeth Lake, et ils eurent cinq fils et une fille ; décédé le 22 mars 1852 à Halifax.
À la différence de la plupart de ses contemporains haut gradés dans l’armée britannique ou de ceux qui occupaient des postes élevés dans l’administration coloniale, John Harvey n’était pas né dans la pourpre ; il se décrivait comme le fils d’un obscur ministre de l’Église d’Angleterre aux modestes ressources qui avait persuadé William Pitt le Second d’accorder à son fils un brevet d’officier dans l’armée. Le 10 septembre 1794, Harvey devint enseigne dans le 80e d’infanterie. Il avait de la chance. Le régiment avait été levé par Henry William Paget, futur marquis d’Anglesey, officier de cavalerie distingué dont la famille faisait partie d’un vaste réseau d’influence dans l’armée, auquel Harvey allait devoir plus tard une grande partie de son avancement. Il n’avait pas cependant les ressources personnelles qui lui auraient permis de s’élever en achetant des grades ; l’ascension de Harvey fut donc lente et acquise en grande partie à force de travail et grâce à son talent, ainsi qu’à cette qualité très appréciée dans l’armée britannique au xviiie siècle, le courage personnel devant le danger. De 1794 à 1796, Harvey servit dans l’armée aux Pays-Bas et le long des côtes de France, puis, en 1796, dans la colonie du Cap (Afrique du Sud), de 1797 à 1800 au Ceylan (Sri Lanka) et finalement en Égypte en 1801. De 1803 à 1807, il se battit en Inde dans les campagnes contre les Mahrāttes ; par un acte d’audace exceptionnel, il attira l’attention de son commandant en chef, lord Lake, et fut invité à faire partie de l’état-major de ce dernier. Durant son séjour en Inde, il épousa la fille de Lake, se faisant ainsi une autre relation qui allait s’avérer utile par la suite. Lady Elizabeth se révéla une parfaite épouse pour un gouverneur colonial, elle fut une hôtesse affable et collabora activement aux œuvres de bienfaisance. Un des amis de Harvey le décrivit affectueusement comme un « soldat de fortune », et cette description était juste dans la mesure où il passa toute sa vie à chercher une position élevée dans une société aristocratique. Parce qu’il n’avait pas de biens personnels, Harvey vécut dans l’insécurité financière. Mais grâce à sa femme, sa vie domestique fut relativement stable et tranquille.
Harvey retourna en Angleterre en septembre 1807. Le 15 juillet 1795, il était devenu lieutenant, le 9 septembre 1803, capitaine ; le 28 janvier 1808, il fut promu major. De janvier à juin 1808, il occupa le poste d’adjoint au quartier-maître général et, en juillet 1808, il se joignit au 6th Royal Garrison Battalion en Irlande, sous les ordres du comte de Dalhousie [Ramsay*]. Le 25 juin 1812, il accéda au grade de lieutenant-colonel et fut nommé adjudant général adjoint de John Vincent*, dans le Haut-Canada. Pressé d’occuper son nouveau poste, il voyagea par voie de terre, traversant en raquettes le Nouveau-Brunswick en plein cœur de l’hiver, et arriva dans le Haut-Canada au début de 1813.
À partir de cette date et jusqu’à la fin de la guerre de 1812, Harvey joua un rôle de premier plan dans les campagnes qui se déroulèrent le long de la presqu’île du Niagara. Il remporta son triomphe le plus éclatant à la bataille de Stoney Creek, l’un des engagements les plus décisifs de la guerre. En mai 1813, une imposante armée américaine de plus de 6 000 hommes débarqua au fort Niagara (près de Youngstown, New York) et délogea les Britanniques du fort George (Niagara-on-the-Lake, Ontario). Vincent, appuyé par 1 600 fantassins, se replia sur Burlington Heights (Hamilton), poursuivi par environ 3 500 Américains qui, le 5 juin, établirent leur campement à Stoney Creek. Vincent était dans une position précaire, puisque l’année américaine pouvait s’attendre à du renfort, ce qui n’était pas le cas de l’armée britannique. En tant qu’officier supérieur d’état-major, Harvey était chargé de la reconnaissance, et il suggéra une attaque surprise pendant la nuit pour disperser l’armée américaine avant l’arrivée des renforts. À deux heur du matin, il lança quelque 700 hommes à l’attaque de l’ennemi. Heureusement, la nuit était sombre ; les sentinelles américaines furent abattues à coups de baïonnette avant de pouvoir donner l’alarme dans le campement américain qui était mal organisé. Même si la bataille dégénéra rapidement en une mêlée contuse dans l’obscurité, Harvey réussit à faire replier ses hommes en bon ordre avant l’aube. Les deux généraux américains se trouvaient parmi les prisonniers, et leurs hommes, n’ayant pas de commandant expérimenté, battirent en retraite. Harvey devait beaucoup à la chance, mais il avait pris un risque calculé et avait réussi. S’il avait échoué, toute la région de Niagara aurait pu tomber aux mains des Américains. Sa victoire remonta grandement le moral des troupes britanniques dans tout le Haut-Canada et lui valut d’être reconnu comme un officier « d’un zèle, d’une intelligence et d’un courage » exceptionnels. Il accrut encore sa renommée à la bataille de Crysler’s Farm en novembre 1813, où il obtint une médaille, et à Oswego, dans l’état de New York, à Lundy’s Lane, dans le Haut-Canada, et au fort Erie (Fort Erie) en 1814. Il fit preuve de bravoure en maintes occasions, et il arriva à plusieurs reprises que ses chevaux soient tués sous lui ; malgré tout, Harvey ne fut blessé qu’une seule fois, lors du siège du fort Erie, le 6 août 1814.
En tant qu’adjudant général adjoint, Harvey avait aussi de lourdes responsabilités administratives. Il négocia les clauses relatives aux libérations conditionnelles et aux prisonniers de guerre avec son homologue américain, le colonel (et plus tard général) Winfield Scott ; les deux hommes nouèrent des liens d’amitié permanents. Harvey servit d’agent de liaison avec les Indiens qui étaient du côté de la Grande-Bretagne. Il avait également la charge de recueillir des renseignements et aida à organiser la milice provinciale. La bravoure n’était pas une qualité exceptionnelle chez les officiers britanniques de l’époque, mais la compétence administrative se rencontrait plus rarement. On reconnaissait les talents de Harvey, et il était clairement destiné à obtenir de l’avancement. Malheureusement pour lui, en décembre 1814, la guerre se termina au pays et, quelques mois plus tard, en Europe. Harvey redevenait simplement un jeune officier parmi des centaines qui se trouvaient devant un avenir incertain dans une période de réduction des dépenses. Les promotions étaient lentes, car elles se faisaient par ordre d’ancienneté. Harvey devint colonel en mai 1825, mais il ne devait pas obtenir le grade de major général avant janvier 1837 et celui de lieutenant général avant novembre 1846. Étant donné qu’il avait peu « d’influence au Parlement » et que la plupart des faveurs au sein de l’armée étaient distribuées par le duc de Wellington à ceux qui avaient servi sous ses ordres en Espagne ou lors de la bataille de Waterloo, les chances de Harvey d’obtenir un emploi étaient minces. De plus, même s’il fut fait chevalier commandeur de l’ordre des Guelfes à Windsor, en Angleterre, en 1824, on ne lui décerna pas le titre de chevalier commandeur de l’ordre du Bain auquel il pensait avoir droit, parce que son grade dans l’armée n’était pas assez élevé. Il n’est donc pas surprenant qu’il ait déclaré en 1829 au comte de Dalhousie qu’il n’y avait « aucun crédit à gagner au Canada ».
Après la fin des hostilités au Canada, Harvey s’était installé à Québec, où il avait continué d’exercer ses fonctions d’adjudant général adjoint. En 1817, on le mit à la demi-solde, et il retourna en Angleterre en 1824. Il arriva encore une fois à un heureux moment. Le ministère des Colonies avait décidé de constituer une commission formée de cinq hommes pour établir le prix de vente de terres de la couronne à la nouvelle Canada Company [V. John Galt*], et Harvey fut choisi comme l’un des deux représentants du gouvernement. Les membres de la commission s’embarquèrent pour le Haut-Canada à la fin de décembre 1825 et y demeurèrent jusqu’en juin 1826, puis retournèrent pour présenter leur rapport, qui devint immédiatement l’objet d’une violente controverse. Le rapport recommandait la vente de terres en friche à la compagnie à un prix jugé trop bas par les critiques. Le ministère des Colonies ordonna une seconde enquête qui conclut que les premiers commissaires s’étaient acquittés de leur tâche à la hâte et de façon médiocre. Ironiquement, Harvey avait été le seul commissaire à recommander un prix plus élevé, mais pour faire l’unanimité il avait signé le rapport. Malgré ses efforts pour s’en dissocier, il fut blâmé comme les autres commissaires, et ses chances d’obtenir un poste de fonctionnaire colonial s’estompèrent.
Finalement, en 1828, grâce à l’influence d’Anglesey, Harvey fut nommé inspecteur général de police pour la province de Leinster (république d’Irlande). Il assuma ses fonctions à un moment critique. L’Irlande était demeurée exceptionnellement calme pendant la lutte pour l’émancipation des catholiques dans les années 1820, mais, de 1830 à 1838, elle connut des manifestations violentes à propos de la perception de la dîme par l’Église d’Irlande. Le foyer de l’agitation était la province de Leinster, et bien que Harvey ait fait tout en son pouvoir pour encourager le compromis et prévenir la violence, l’un des épisodes les plus sanglants de cette période survint dans son district : le 14 décembre 1831, 13 policiers furent tués et 14 blessés au cours d’une émeute. La réputation de Harvey en sortit toutefois indemne. Il jouissait d’une grande popularité auprès des autorités de Dublin comme auprès des catholiques irlandais. En 1832, il fut appelé à témoigner devant la commission de la chambre des Communes chargée d’enquêter sur la dîme en Irlande, et il recommanda une solution qui fut adoptée six ans plus tard. Il continua néanmoins à chercher un emploi dans les colonies et fut nommé en avril 1836 lieutenant-gouverneur de l’Île-du-Prince-Édouard.
Dans cette province, Harvey se trouva aux prises avec des problèmes semblables à ceux auxquels il avait fait face en Irlande. Toutes les colonies de l’Amérique du Nord britannique connurent une période d’agitation dans les années 1830, mais l’Île-du-Prince-Édouard était unique à un égard. La plus grande partie des terres de l’île était aux mains de propriétaires absentéistes résidant en Grande-Bretagne, qui étaient aussi impopulaires que leurs homologues en Irlande. En 1836, un mouvement populaire dirigé par William Cooper* réclama la confiscation de ces terres, parce que leurs propriétaires n’avaient pas respecté les conditions originales régissant les concessions de terre. Même si les dirigeants du parti de l’escheat espéraient arriver à leurs fins sans violence, ils encouragèrent les fermiers à bail à retenir le paiement de leur loyer. Comme en Irlande, les efforts du gouvernement pour appliquer des lois considérées comme injustes devaient entraîner une résistance passive et, finalement, des représailles contre les biens des propriétaires fonciers et contre leurs agents. Pendant ce temps, en Grande-Bretagne, les pressions exercées sur le gouvernement pour faire respecter la perception des loyers s’intensifiaient. Un grand nombre de concessions étaient en train de passer aux mains de spéculateurs fonciers qui réussissaient à acheter des lots à bas prix, ou bien elles étaient gérées à partir d’Angleterre et d’Écosse par des agents déterminés à tirer un revenu de ces propriétés longtemps négligées. Conscients que le flot croissant d’immigrants en Amérique du Nord britannique augmentait la valeur des propriétés coloniales, ces propriétaires, souvent engagés ailleurs dans des spéculations foncières, ne se souciaient pas du prestige que donnait la possession de grands domaines, mais cherchaient à en tirer le maximum de profits. Dirigés par David et Robert Bruce Stewart, deux marchands londoniens qui avaient acheté de grandes étendues de terre dans l’île, et par les agents de quelques-uns des plus gros propriétaires, tels William Waller et Andrew Colvile, ils mirent sur pied la Prince Edward Island Association, qui devait servir de groupe de pression à Londres.
Avant de partir pour l’Île-du-Prince-Édouard, en juillet 1836, Harvey rencontra les représentants de l’association qui l’assurèrent que si la question de l’escheat était résolue, ils se montreraient indulgents envers les locataires et investiraient plus de capitaux dans la colonie. Mais Harvey découvrit à son arrivée, le 30 août, que le mouvement en faveur de l’escheat était en train de gagner du terrain. En raison d’une gelée précoce, la récolte de pommes de terre dans l’île fut partiellement compromise en septembre, et la misère qui s’ensuivit, ainsi qu’une pénurie de devises fortes, redoubla la détermination des locataires. Bien que Harvey ait prédit avec optimisme qu’il pourrait rétablir « un état de parfaite tranquillité » dans l’île, une réunion publique dans le comté de Kings portant sur l’escheat attira 1 300 personnes. À la demande de Harvey, le secrétaire d’État aux Colonies, lord Glenelg, rédigea une dépêche dans laquelle il rejetait l’escheat comme solution, dépêche que Harvey publia en octobre. Mais, le 20 décembre 1836, une autre réunion populaire se tint à Hay River, à laquelle assistèrent Cooper et deux autres membres de l’Assemblée, John MacKintosh* et John Windsor LeLacheur. Non seulement y réclama-t-on l’escheat, mais on encouragea également les fermiers à retenir le paiement de leur loyer.
Cette réunion convainquit Harvey que des mesures plus vigoureuses devaient être prises pour ouvrir « les yeux des tenanciers induits en erreur ». Il congédia de son poste le magistrat qui avait présidé la réunion et démit Cooper de plusieurs fonctions peu importantes au sein du gouvernement. Harvey plaçait cependant sa plus grande confiance dans l’Assemblée, qui était dominée par une élite sympathique à certaines plaintes formulées contre les propriétaires, mais qui était toutefois déterminée à maintenir les droits de propriété. Par l’entremise du président de l’Assemblée, George R. Dalrymple, ainsi que de Thomas Heath Haviland* et de Robert Hodgson*, deux des hommes politiques les plus influents de l’île, Harvey persuada l’Assemblée d’adopter une série de résolutions condamnant la réunion de Hay River. En fait, dans son enthousiasme, l’Assemblée plaça les trois députés qui avaient assisté à cette réunion sous la garde du sergent d’armes, et ces derniers demeurèrent en état d’arrestation durant deux sessions entières, jusqu’à la dissolution de la chambre. Harvey prédit publiquement que ces mesures amèneraient une « révolution morale » et déclara que la question de l’escheat avait été « réglée pour toujours ». Il confia cependant en privé qu’en arrêtant Cooper et ses collègues partisans de l’escheat, il se pouvait que l’Assemblée les transforme en martyrs. Harvey constata rapidement que le problème de l’escheat ne disparaîtrait pas si facilement. En mars 1837, il rédigea une dépêche demandant la permission de constituer une commission spéciale chargée de trouver les propriétaires qui n’avaient pas respecté les conditions relatives à la colonisation des terres, imposées en 1826. Bien qu’il n’ait pas envoyé cette dépêche avant la veille de son départ, en mai, des rumeurs voulant qu’il soit en faveur d’une confiscation au moins partielle des terres circulèrent librement dans l’île.
Harvey retarda l’envoi de sa dépêche, principalement parce qu’il désirait convaincre les propriétaires absentéistes que l’agitation autour de la question de l’escheat prendrait fin s’ils offraient des conditions plus généreuses à leurs locataires. Il avait visité une grande partie de l’Île-du-Prince-Édouard en 1836, et ce qui l’avait le plus impressionné c’était de constater « comment cette île était à certains égards la réplique exacte, en miniature, de l’île [...] qu’[il avait] si récemment quittée ». Étant donné que dans ce système de grands propriétaires fonciers les établissements étaient dispersés et que d’immenses étendues de terre inculte retardaient le développement, les communications dans l’île étaient primitives. De nombreux propriétaires n’accordaient que des baux à court terme et ne versaient aucune compensation aux locataires qui faisaient des améliorations. Les loyers étaient élevés et devaient souvent être payés en devises fortes, qui étaient rares dans la colonie. Ainsi, bon nombre de locataires avaient de gros arriérés qu’ils ne pouvaient jamais espérer payer. De plus, l’élite locale, qui regroupait de nombreux propriétaires ou agents fonciers, ne témoignait pas beaucoup de sympathie à l’égard des propriétaires absentéistes, qui contribuaient peu au développement dans la colonie. Harvey s’opposait à la « proposition excessive et injuste annulant des droits acquis pour non-accomplissement de conditions irréalisables », mais il admit que ses idées « avaient quelque peu changé depuis [son] arrivée » dans l’île. Il appuya l’introduction d’« une taxe punitive très modérée » sur les terres où il n’y avait pas de colons afin de réunir des fonds pour le développement de l’île. Il invita également les propriétaires, en février et mars 1837, à allonger la durée des baux et à demander des loyers plus bas, à accepter le paiement du loyer en nature et à oublier les arriérés qui étaient dus. Il écrivit en janvier 1837 à un ami : « Avec les propriétaires et les locataires, j’ai eu un jeu quelque peu difficile à jouer, mais j’espère arriver à les satisfaire tous. »
C’était là un but noble mais irréalisable. Bien que l’Assemblée ait voté le Land Assessment Act en avril 1837, le groupe des propriétaires, qui fit pression à Londres, retarda l’application de la loi jusqu’au 12 décembre 1838. Les propriétaires ne répondirent pas à la demande de Harvey de traiter les locataires avec indulgence. En fait, plusieurs propriétaires déclarèrent en mars 1837 qu’ils étaient déterminés à obliger les locataires à respecter les conditions des baux existants. Harvey considéra cette action des propriétaires comme « inopportune et prématurée » ; il était toutefois tenu de faire respecter leurs droits. Prévoyant qu’il y aurait de la violence, il demanda que la garnison de l’île soit renforcée. Dans ses dépêches, Harvey continua à donner l’impression que l’île était, somme toute, tranquille, et il est vrai que pendant son séjour dans la colonie il put maintenir l’ordre. Mais le refus des propriétaires de suivre les conseils de Harvey aida inévitablement Cooper et le parti de l’escheat. Dès le mois de mai 1837, pour enlever à Cooper l’initiative dans ce domaine, Harvey décida d’envoyer la dépêche recommandant la confiscation partielle des terres.
Il ne fait guère de doute que Harvey avait de l’influence sur l’Assemblée. Parmi les nombreuses mesures votées au cours de la session de 1837 à la demande du lieutenant-gouverneur, on retrouve non seulement une loi pour la perception d’une taxe modérée sur toutes les terres de la colonie, l’argent recueilli devant être utilisé pour la création d’un dépôt où seraient conservées les archives publiques, mais également des projets de loi pour établir un meilleur système d’éducation au primaire et pour améliorer l’administration de la justice. Néanmoins, Harvey surestima son influence sur « la population honnête, chaleureuse et simple de l’île ». Loin de disparaître, l’agitation autour de l’escheat continua à gagner du terrain, et le parti de Cooper remporta la majorité des sièges à l’Assemblée. Heureusement, Harvey n’eut pas à assister à cet événement. Il reçut une promotion celle de lieutenant-gouverneur du Nouveau-Brunswick et, le 25 mai 1837, il quitta l’Île-du-Prince-Édouard. Sir Charles Augustus Fitzroy le remplaça.
À première vue, l’agitation politique au Nouveau-Brunswick ressemblait à ce qui se passait ailleurs en Amérique du Nord britannique pendant les années 1830 ; en réalité, on y assistait à une lutte pour le pouvoir et pour les postes les plus importants entre différentes factions au sein de l’élite provinciale. Le prédécesseur de Harvey, sir Archibald Campbell*, avait distribué des faveurs politiques presque exclusivement à une poignée de familles en vue de la colonie, dont les membres résidaient principalement à Fredericton et faisaient surtout partie de l’Église d’Angleterre. Il avait ainsi créé une élite bureaucratique dont les éléments avaient au moins autant de liens de parenté entre eux que son équivalent dans le Haut-Canada au cours des années 1820. Mais l’élite du Haut-Canada était guidée par des considérations idéologiques qui n’existaient pas au Nouveau-Brunswick, où la population engagée en politique était relativement homogène sur le plan de l’origine ethnique et des attitudes sociales et politiques, et partageait le même désir de maintenir le lien impérial. Étant donné que le Nouveau-Brunswick se trouvait divisé en une série de communautés, qui toutes cherchaient à promouvoir leurs propres intérêts immédiats, l’esprit de discorde était un mal endémique ; mais, pour cette raison, les partis politiques avaient mis du temps à se former, tandis que l’existence d’un consensus sur les principes fondamentaux avait atténué les rivalités politiques. Néanmoins, ceux qui n’avaient pas reçu de faveurs politiques ou qui étaient irrités par la ligne de conduite du gouvernement s’unirent au milieu des années 1830 pour former une coalition qui domina l’Assemblée. Dirigés par les riches marchands de bois et par les représentants d’intérêts divergents de ceux de l’élite, tel Charles Simonds, ils exigèrent de contrôler les revenus de la couronne, qui augmentaient rapidement, et les activités du bureau des Terres de la couronne, lequel avait comme titulaire Thomas Baillie*, homme tout aussi puissant qu’impopulaire. Lorsque les réformistes eurent réussi à convaincre le gouvernement britannique de leur modération et soutiré à Glenelg une série d’importantes concessions, Campbell offrit sa démission.
Harvey, suivant les propos de l’historien James Hannay*, était « un homme fort différent [de Campbell] par l’esprit ». Son protecteur, Anglesey, qui était fondamentalement conservateur, faisait partie du gouvernement whig, et Harvey reconnaissait qu’une vague de changement était en train de balayer la Grande-Bretagne et déferlait sur l’Amérique du Nord britannique. En 1837, il prévint un vieil ami du Haut-Canada, le solliciteur général Christopher Alexander Hagerman* : « Vous vous trompez – l’esprit du vrai et franc torysme de l’ancien temps [est] disparu, mort, défunt, battu et pas plus capable maintenant de visiter de nouveau les nations du globe qu’il est possible pour les étincelles de tomber ou pour la rivière de remonter son cours. » Pendant son séjour à l’Île-du-Prince-Édouard, Harvey avait approuvé les « principes équitables, justes et libéraux sur lesquels se fond[ait] heureusement alors la politique coloniale de l’Angleterre » et avait critiqué la « composition anormale et imparfaite » du Conseil législatif de l’île. Dès son arrivée à Fredericton, le 1er juin 1837, il inaugura la politique de conciliation que Campbell avait refusé d’appliquer. En juillet, il s’empressa de convoquer l’Assemblée pour lui présenter un projet de loi qui permettrait d’abandonner les revenus de la couronne pour une liste civile permanente. Il chercha également à mettre fin au « mécontentement qui a[vait] longtemps et [...] si justement prévalu dans toute la colonie, face à la conduite et à l’administration du bureau des Terres de la couronne ». Mais bien qu’il ait réussi à limiter « les pouvoirs financiers excessifs, incontrôlés et presque irresponsables » exercés par Baillie, il ne put le suspendre de ses fonctions avant 1840, après que ce dernier eut fait faillite. En réalité, le refus de Baillie de quitter son emploi à des conditions que l’Assemblée pouvait juger acceptables fut le seul problème qui menaça de troubler les relations harmonieuses de Harvey avec la chambre.
Cette harmonie reposait sur plus que la simple concession de revenus de la couronne et la réorganisation du bureau des Terres de la couronne. Des modifications dans le personnel du gouvernement étaient nécessaires pour placer le pouvoir dans les mains de ceux qui avaient la confiance de l’Assemblée. Puisqu’au Nouveau-Brunswick les contestataires s’apparentaient à la classe dirigeante par leur milieu social et leurs attitudes, tout ce qu’il fallait c’était une distribution de faveurs politiques sur une base moins exclusive. Harvey nomma ainsi un certain nombre de juges de paix parmi les réformistes et choisit des « hommes aux opinions libérales », tels que Lemuel Allan Wilmot* et William Boyd Kinnear*, comme conseillers de la reine, « afin de contrebalancer les barristers d’allégeance politique opposée qui avaient été favorisés dans le passé ». Il élargit également le Conseil législatif pour faire entrer ceux qui représentaient les « dissidents religieux » ou les régions de la colonie depuis longtemps sous-représentées, comme par exemple la ville de Saint-Jean. À la différence de nombreux gouverneurs militaires et aristocratiques des années 1830, Harvey ne méprisait pas les commerçants. Il tenta d’associer les chefs d’entreprise de la colonie à son gouvernement, se rendit souvent à Saint-Jean et encouragea les réformes urbaines.
La décision la plus importante que prit Harvey, cependant, fut de faire entrer les principales figures de l’Assemblée au sein du Conseil exécutif, et particulièrement Simonds, président de la chambre. On a souvent affirmé que Harvey instaura une forme de gouvernement responsable au Nouveau-Brunswick. Si l’on prend ce mot dans son sens le plus large, comme il avait été utilisé en Grande-Bretagne pendant plus d’un siècle, on peut alors dire, avec William Stewart MacNutt*, que Harvey institua au Nouveau-Brunswick « les éléments essentiels du système britannique, un exécutif responsable devant les élus du peuple ». Mais ce n’était pas le gouvernement responsable tel qu’on l’entendit plus tard. Harvey ne transforma pas le Conseil exécutif en un cabinet de ministres et ne se croyait pas obligé de suivre les recommandations qu’on lui faisait. Ni Harvey ni ses supérieurs à Londres ne souhaitaient instaurer dans la colonie un gouvernement basé sur le système des partis, semblable à celui qui s’était développé à Westminster depuis le début du xixe siècle. L’Assemblée du Nouveau-Brunswick indiqua clairement dans ses résolutions du 29 février 1840 qu’elle voulait que « les membres de l’exécutif soient véritablement responsables devant les membres élus du gouvernement provincial », mais en l’absence d’un système cohérent de partis, il ne pouvait être question d’un gouvernement fondé sur un tel système. Le Conseil exécutif de Harvey était donc une coalition des principales personnalités politiques de la colonie, qui se sentaient libres de n’être pas d’accord entre elles. L’absence de partis permit à Harvey de promouvoir différentes mesures et d’avoir la haute main sur le favoritisme.
Bien que Harvey n’ait pas eu l’intention d’exclure de son Conseil exécutif les dirigeants de l’ancien parti officiel, leur résistance opiniâtre à sa politique ne lui laissa que peu de choix. William Franklin Odell* ; George Frederick Street et Baillie, tous parents par alliance, avaient assez d’influence à Fredericton pour pouvoir gêner le lieutenant-gouverneur à plusieurs occasions ; ce dernier accueillit donc avec joie l’arrivée de la fameuse dépêche de lord John Russell, le 16 octobre 1839, annonçant un changement de la durée des mandats des fonctionnaires importants de la colonie, et la fit circuler parmi eux. Au moins pouvait-il maintenant faire taire ceux qui s’opposaient à son gouvernement et qu’il ne pouvait pas se concilier.
Cependant, comme Harvey le comprit bien, il y avait des limites précises à son autorité et à son influence. L’un des principes fondamentaux auquel tenaient les députés était leur droit de décider comment seraient distribués les revenus de la province, et ceux-ci n’appuieraient le gouvernement qu’à la condition que ce droit soit respecté. Indéniablement, on pouvait abuser de ce système et, dans une large mesure, les ressources financières de la colonie furent gaspillées dans des projets purement locaux. Mais James Hannay avait raison de souligner qu’un « coup d’œil au recueil des lois [adoptées pendant que Harvey était en fonction] révèle qu’il y eut une activité considérable dans de nombreux secteurs d’entreprise ». Une bonne part de cette activité était due à des pressions venant de particuliers ou de groupes et ne servait souvent qu’à promouvoir les intérêts d’une communauté particulière, d’un groupe poursuivant un but spécifique, ou même d’un seul entrepreneur. Néanmoins, ce système décentralisé avait du sens dans une colonie divisée par la géographie en une série de communautés distinctes qui n’avaient que peu de contacts entre elles. Le successeur de Harvey, sir William MacBean George Colebrooke*, devait découvrir dans les années 1840 qu’il ne pouvait créer artificiellement une mentalité provinciale. Au moins jusqu’à l’ère du chemin de fer, peut-être même plus tard, une telle mentalité n’exista pas en dehors de cercles restreints à Fredericton et à Saint-Jean. En tout cas, un gouvernement basé sur le système des partis et une centralisation de l’exécutif, comme le montre l’histoire du Haut et du Bas-Canada dans les années 1850, n’auraient pas empêché le gouvernement de devenir l’agent d’intérêts particuliers à une époque où la recherche de profits personnels était considérée comme la façon la plus efficace de promouvoir le bien commun. Une politique fondée sur ce rôle d’intermédiaire devait inévitablement se développer dans une société préindustrielle où le champ de compétence du gouvernement se trouvait extrêmement limité et où la plus grande partie de la population n’était touchée par les actions du gouvernement que de façon intermittente. Critiquer Harvey, comme l’a fait MacNutt, pour avoir donné son accord aux dépenses effrénées de l’Assemblée, « dont les horizons politiques étaient pour une bonne part limités par l’esprit de clocher », c’est appliquer des critères anachroniques. En fait, en cédant à des pressions qui s’avéraient trop fortes pour pouvoir être contenues, Harvey aida à maintenir un respect pour le pouvoir impérial, qui devait persister encore, à un certain degré, à l’époque industrielle. Pendant son gouvernement, il proposa ou appuya avec plus ou moins de succès d’importantes réformes du système judiciaire de la colonie, des révisions dans le domaine de l’enseignement public et supérieur, l’amélioration des moyens de communication, la première étude géologique de la province par Abraham Gesner*, le développement de l’agriculture, l’amélioration de la milice et du système d’aide aux pauvres et aux aliénés. Il poursuivit ces objectifs dans toutes les colonies où il eut à exercer ses fonctions.
Harvey consacra une bonne part de son temps aux affaires militaires. Dans les 24 heures qui suivirent son arrivée, il se trouva mêlé à la querelle frontalière entre le Maine et le Nouveau-Brunswick par suite de l’arrestation d’Ebenezer Greeley, agent recenseur du Maine qui travaillait sur le territoire revendiqué par le gouvernement britannique. Comme le Maine menaçait de riposter en occupant la région contestée, Harvey envoya des troupes à Woodstock et à Grand Falls et visita personnellement la région. Son principal objectif était de dissuader les Américains de continuer leurs empiétements avant que ceux-ci ne mènent à un affrontement qui entraînerait la Grande-Bretagne et les États-Unis dans une nouvelle guerre. La possibilité d’un conflit s’estompa pendant l’automne de 1837, mais dès le printemps suivant le Maine redoubla d’efforts pour établir sa domination sur la région. Harvey se trouvait alors dans une position délicate. À cause des rébellions dans le Haut et le Bas-Canada, le Nouveau-Brunswick n’avait plus de troupes à sa disposition, et le commandant militaire de la région atlantique, sir Colin Campbell*, lui défendit de cantonner celles qui arrivaient en amont de Fredericton, sur la rivière Saint-Jean. Mais, de décembre 1837 au printemps de 1839, Harvey eut la responsabilité d’acheminer par voie de terre cinq régiments et deux compagnies de troupes britanniques au Bas-Canada, et la sécurité de la route devint son principal souci. Pour cette raison, il tenta de réduire les tensions avec le Maine en relâchant Greeley, en entrant personnellement en correspondance avec le gouverneur du Maine, John Fairfield, et en fermant les yeux sur les empiétements du Maine dans la vallée de la rivière Aroostook. En mars 1839, cependant, Harvey jugea qu’une nouvelle démonstration de force était nécessaire ; il envoya de nouveau un détachement britannique dans la région contestée, mais il avertit l’officier responsable de battre en retraite au premier signe de danger réel. Il donna avec empressement son accord à une entente avec le gouverneur du Maine, négociée par le général Winfield Scott, qui représentait le gouvernement fédéral américain, par laquelle il s’engageait à retirer les troupes britanniques si le Maine retirait les siennes.
En agissant ainsi, Harvey empêcha la « guerre de l’Aroostook » de dégénérer en un affrontement grave, à un moment où la Grande-Bretagne était mal équipée pour cela. Le prestige personnel de Harvey ne fut jamais plus grand que durant cette période. Il avait non seulement pacifié le Nouveau-Brunswick, mais la colonie avait spontanément fourni des hommes et de l’argent pour réprimer les rébellions au Canada. Harvey fut responsable de la mission du Nouveau-Brunswick qui devait rencontrer lord Durham [Lambton*] en 1838, année au cours de laquelle il reçut enfin le titre de chevalier commandeur de l’ordre du Bain, et fut couvert exagérément de louanges dans le rapport Durham. Charles Edward Poulett Thomson*, qui deviendra lord Sydenham, visita le Nouveau-Brunswick en 1840 et décrivit Harvey comme « la perle des gouverneurs civils ». Bien que ses relations avec sir Colin Campbell aient graduellement tourné en hostilités ouvertes, Harvey avait persuadé les autorités militaires à Londres de lui donner le commandement des troupes au Nouveau-Brunswick en juillet 1837, de le faire entrer à l’état-major en tant que major général en novembre, et de lui accorder le salaire et les indemnités en rapport avec son grade en novembre 1839. Harvey remplaça Campbell en tant que commandant des troupes dans les provinces de l’Atlantique en septembre 1840, et il transféra le quartier général au Nouveau-Brunswick.
Les affaires personnelles de Harvey étaient en meilleure situation financière à la fin des années 1830. Il s’était endetté en Irlande, et son salaire à l’Île-du-Prince-Édouard ne lui avait pas permis de faire face à ses dépenses ; enfin, peu après son arrivée au Nouveau-Brunswick, il avait été forcé de négocier un emprunt à la Banque de l’Amérique septentrionale britannique. Toutefois grâce à la générosité du Parlement du Nouveau-Brunswick, qui non seulement augmenta son salaire mais versa également des allocations spéciales pour l’entretien de la résidence du gouverneur et pour lui donner un secrétaire privé, et grâce aux indemnités et au favoritisme reliés au commandement militaire, Harvey put commencer à s’acquitter de ses dettes. N’ayant pas de propriétés, il avait assuré l’avenir de ses fils de la seule façon qu’il le pouvait, en leur procurant des commissions d’officier dans l’armée et dans la marine. Disposant d’un considérable pouvoir de favoritisme dans l’armée, il parvint à réunir sa famille sous son toit à Fredericton. Sa fille unique épousa son aide de camp en 1839, et ils demeurèrent à la résidence du gouverneur. La mort de son fils aîné, le 22 mars 1839, fut la seule tragédie qui vint assombrir ce que Harvey devait évoquer plus tard comme les années les plus heureuses de sa vie.
Harvey avait cependant déjà mis en branle la suite d’événements qui devait entraîner son rappel. Il croyait que l’entente avec le Maine servirait à maintenir le statu quo en matière territoriale jusqu’à ce que les gouvernements britannique et américain arrivent à un accord frontalier définitif. Mais les négociations progressèrent lentement au cours des années 1839 et 1840, et le Maine étendit graduellement sa domination dans la région contestée en construisant des routes et en implantant de nouveaux établissements de colons. Bien que le Maine ait consenti en mars 1839 à retirer ses troupes de ce territoire, il maintint un petit détachement civil armé qui établit une modeste base à l’embouchure de la rivière Fish durant l’été. Ces actions ne violaient pas l’accord de 1839, mais elles étaient manifestement contraires à son esprit, et Harvey se rendit compte petit à petit qu’il avait sous-estimé la détermination des autorités du Maine et qu’il avait signé un accord qui leur laissait toute l’initiative. En novembre 1840, Harvey jugea que la Grande-Bretagne devait réaffirmer son autorité et il demanda à Sydenham d’envoyer une troupe assez imposante au lac Témiscouata (Québec), sur le bord du territoire contesté. Après avoir reconsidéré sa demande, Harvey fit appel à Sydenham pour annuler l’ordre, mais les troupes étaient déjà en marche. Harvey fit ensuite la sottise d’assurer le gouverneur du Maine que ces troupes seraient bientôt retirées. À cause de cette imprudence, il fut congédié par le secrétaire d’État aux Colonies, lord John Russell, qui se laissa convaincre par Sydenham et par le belliqueux lord Palmerston, secrétaire d’État aux Affaires étrangères, que l’action de Harvey encouragerait les transgressions du Maine.
Pour une fois, Harvey s’était complètement trompé sur la situation politique. Le rétablissement de la paix au Canada et la présence d’une énorme force armée britannique dans les colonies de l’Amérique du Nord avaient fait pencher la balance du pouvoir, au moins temporairement, en faveur de la Grande-Bretagne, et le gouvernement britannique était déterminé à obliger les États-Unis à accepter un règlement négocié de la dispute frontalière. Harvey se rendit compte, mais trop tard, que sa politique de conciliation n’était plus conforme à la politique du gouvernement. Lorsque le courrier d’outre-mer arriva à Fredericton en février 1841, la première lettre qu’ouvrit Harvey fut celle de son ami sir Charles Theophilus Metcalfe* qui lui prédisait qu’un jour il serait nommé gouverneur général du Canada. La seconde lettre était d’un autre ami, George W. Featherstonhaugh, qui avait été délégué par Russell pour informer Harvey de son renvoi. Ce coup tout à fait inattendu eut un effet terrible sur Harvey et sa famille. Il avait de bonnes raisons de désespérer. Sans revenu personnel, il serait ruiné. Heureusement, son protecteur, Anglesey, persuada Russell de muter Harvey à Terre-Neuve en avril 1841.
Après une courte visite à Londres, Harvey arriva à Terre-Neuve en septembre 1841. La vie politique dans cette île, avant et après l’instauration d’un gouvernement représentatif en 1832, avait été perturbée par des querelles sectaires et par d’âpres disputes entre les riches marchands de St John’s, qui n’étaient souvent établis que temporairement, et les représentants de la population autochtone résidente qui augmentait rapidement en nombre et qui vivait de la pêche. Le prédécesseur de Harvey, Henry Prescott*, avait tenté de jouer le rôle de médiateur entre les factions rivales dans la colonie, mais n’avait réussi qu’à mécontenter presque tout le monde. Au cours des élections générales de novembre et de décembre 1840, ce mécontentement avait fait place à un climat chargé de violence et, lorsque le Parlement de Terre-Neuve se réunit en 1841, l’Assemblée et le conseil de l’île se trouvèrent en désaccord sur presque toutes les mesures, même sur la loi des subsides annuels. À l’automne de 1841, le gouvernement britannique en était venu à la conclusion que d’importants changements devaient être apportés à la constitution de Terre-Neuve et, pendant qu’il examinait la nature des réformes à instaurer, il abolit provisoirement la constitution existante. Ces nouveaux événements tournèrent dans une certaine mesure à l’avantage de Harvey. De nombreux leaders politiques et religieux de Terre-Neuve, consternés par l’escalade de la violence, étaient prêts à coopérer, du moins momentanément, avec un gouverneur qui cherchait à guérir les vieilles blessures. Comme les membres de la Natives’ Society de St John’s le firent remarquer, Harvey s’était fait une réputation de « médecin de la politique », et James Stephen, qui travaillait au ministère des Colonies, le considérait comme l’homme « le plus susceptible [à sa connaissance] d’apaiser les passions qui avaient si longtemps agité la société à Terre-Neuve ». Néanmoins, les inimitiés traditionnelles dans l’île n’avaient pas disparu, et Harvey avait devant lui une tâche redoutable.
La religion était virtuellement l’élément de désordre le plus à craindre à Terre-Neuve, comme ailleurs en Amérique du Nord britannique. Compte tenu de ses antécédents, il est peu surprenant que Harvey se soit révélé un partisan dévoué de l’Église d’Angleterre. Il assistait en effet assidûment aux services, donnait généreusement malgré ses maigres revenus personnels, et chercha constamment à promouvoir les intérêts de l’Église. Il sympathisait avec les partisans de la low church et il noua une étroite amitié avec l’évêque de Terre-Neuve, Aubrey George Spencer*, amitié cimentée par le mariage de son fils cadet avec une des filles de l’évêque. Harvey aida Spencer à acquérir un terrain à St John’s sur lequel fut par la suite érigée une cathédrale. À l’Île-du-Prince-Édouard comme au Nouveau-Brunswick, Harvey avait appuyé activement l’Église d’Angleterre, mais cela ne l’avait pas empêché de se faire aimer par les dissidents en faisant bénéficier leurs établissements des faveurs gouvernementales. Il eut moins de succès avec les différentes sectes protestantes de Terre-Neuve. En 1843, le député de Trinity Bay à l’Assemblée, Richard Barnes*, présenta un projet de loi sur l’enseignement, qui prévoyait une distribution égale de fonds aux écoles primaires catholiques et protestantes. Harvey appuya vigoureusement le projet de loi, mais ce n’est qu’avec grande difficulté qu’il put convaincre les sectes dissidentes que le projet ne favorisait pas outre mesure l’Église d’Angleterre. Harvey éveilla les soupçons des dissidents en nommant Bryan Robinson*, défenseur déclaré de l’Église d’Angleterre, au Conseil exécutif en 1843. Avocat éminent, Robinson s’était engagé dans une violente polémique personnelle avec le juge en chef John Gervase Hutchinson Bourne* au sujet du fonctionnement de la Cour suprême, et Harvey fut inévitablement entraîné dans cette querelle lorsqu’il essaya de servir d’intermédiaire entre les deux hommes. Harvey attribua le refus de Bourne de mettre fin à cette dispute au fait que le juge en chef était lié à « un certain groupe de dissidents » qui attaquait avec acharnement « la suprématie de [la] vénérable Église » d’Angleterre. Même s’il continua de soutenir l’Église d’Angleterre, Harvey appuya en 1844 le projet de fondation d’un collège où l’instruction religieuse ne figurait pas au programme, et il préconisa une politique d’aide à tous les groupes religieux pour la construction d’églises. Ces mesures échouèrent en raison de l’opposition du successeur de l’évêque Spencer, Edward Feild*, dont la sympathie allait à la high church. Au Nouveau-Brunswick, Harvey avait vainement essayé de libéraliser la charte du King’s College de Fredericton ; à Terre-Neuve, il fut tout aussi incapable de convaincre ses coreligionnaires des « conséquences néfastes qu’aurait l’attribution d’un caractère trop exclusif aux établissements d’enseignement ».
À ces difficultés s’ajouta cependant un problème plus grave : celui de convaincre les catholiques de la colonie des bonnes intentions du gouvernement. Prescott s’était lancé dans des discussions acerbes avec Mgr Michael Anthony Fleming* et s’était aliéné presque toute la population catholique. Comme la plupart de ses contemporains, Harvey se méfiait de l’Église catholique en général et des catholiques autres qu’anglo-saxons en particulier. Lorsqu’il avait été en fonction à l’Île-du-Prince-Édouard, il avait essayé d’empêcher la nomination d’un membre du clergé catholique irlandais ou canadien-français à un poste épiscopal vacant, parce que ce clergé « se mêl[ait] trop de politique ». Il souscrivait également au cliché populaire voulant que les Irlandais soient prompts à s’émouvoir et facilement induits en erreur par leurs chefs religieux. Néanmoins, ayant vu dans le Haut et le Bas-Canada, ainsi qu’en Irlande, comment la discrimination et le fanatisme pouvaient entraîner des conflits politiques et religieux, il avait recherché activement et constamment la coopération du clergé catholique autant en Irlande qu’à l’Île-du-Prince-Édouard et qu’au Nouveau-Brunswick.
Dès son arrivée à Terre-Neuve, en septembre 1841, Harvey tenta de mettre fin aux conflits entre les différents groupes et de gagner la sympathie des catholiques. Comme premier « geste de clémence », il relâcha plusieurs prisonniers arrêtés lors des émeutes survenues pendant les élections de décembre 1840 et il retira la garnison en poste à Carbonear. Il obtint ensuite de Fleming la promesse de se retirer de la politique, promesse que tint l’évêque. Harvey s’engagea pour sa part à gouverner impartialement, ce qu’il fit. Malgré le tollé des protestants, il nomma le premier magistrat catholique de St John’s. En décembre 1842, il critiqua un juge protestant pour avoir arrêté, durant une élection, John Valentine Nugent*, homme politique catholique de premier plan. Harvey voulait que l’Education Act de 1843, qui plaçait les catholiques et les protestants sur un pied d’égalité en ce qui concernait la distribution des crédits, contienne une disposition prévoyant la nomination de deux inspecteurs d’école : un catholique et un protestant. Après que l’Assemblée eut décidé de ne prévoir qu’un seul poste, il fit en sorte que celui-ci soit comblé annuellement sur une base d’alternance. Le Conseil exécutif de Harvey était « composé équitablement et impartialement de protestants et de catholiques ». Selon l’homme politique catholique John Kent*, par sa « conduite conciliante et [sa] rigoureuse impartialité », le lieutenant-gouverneur persuada les principaux hommes politiques catholiques, William Carson*, Laurence O’Brien* et Patrick Morris*, de faire partie de ce conseil. Plusieurs d’entre eux participèrent à St John’s à une assemblée portant sur la question de la dissolution de l’union entre l’Irlande et l’Angleterre et s’attirèrent ainsi les critiques du gouvernement britannique. Harvey défendit, malgré tout, leur geste dans son rapport au ministère des Colonies en juillet 1844.
L’appui des catholiques était crucial pour Harvey. La constitution établie en 1842 par le Newfoundland Act, en partie à la demande de Harvey, fut imposée contre la volonté des catholiques qui dominaient le parti réformiste. Harvey se rendit compte que sans le soutien des réformistes, la nouvelle Assemblée, née de la fusion du Conseil législatif et de la chambre d’Assemblée, et formée de 15 membres élus et de 10 membres nommés, ne fonctionnerait pas mieux que l’ancienne. Bien qu’il ait encouragé le ministère des Colonies à tenter l’expérience, il laissa entendre aux dirigeants réformistes que ce ne serait qu’une solution temporaire. Selon la nouvelle constitution, le lieutenant-gouverneur, en ayant un droit de regard sur la présentation des projets de loi sur les finances, pouvait en théorie exercer une influence dominante sur le développement de la colonie. En pratique, Harvey permit aux membres de l’Assemblée fusionnée de répartir les fonds en fonction de leur perception des besoins de la colonie. Dans ces conditions, les réformistes étaient disposés à contribuer au bon fonctionnement du Parlement. En 1846, cependant, même Harvey ne put réussir à persuader les réformistes d’accepter le renouvellement de la loi constituant l’Assemblée fusionnée, loi qui venait à échéance l’année suivante. En février 1846, le Parlement vota à 10 voix contre 9 une série de résolutions proposées par John Kent en faveur d’un gouvernement responsable. Neuf catholiques et un protestant, qui dépendait de l’appui des catholiques, votèrent en faveur de la motion. Néanmoins, même Kent demeura prêt à défendre le gouvernement de Harvey.
Fait plus remarquable, Harvey consolida l’appui des catholiques et des réformistes sans se mettre à dos les conservateurs, dont les dirigeants étaient issus en grande partie de la communauté protestante et marchande de St John’s. Avec ses zones rurales, St John’s représentait près de 40 p. cent de la population de l’île, et Harvey se rendit vite compte qu’il devait montrer aux citoyens en vue de la ville qu’ils pouvaient compter sur des améliorations concrètes de la part de son gouvernement. Tout au long de son mandat, Harvey appuya avec vigueur les ambitions de la St John’s Chamber of Commerce en préconisant un service postal et un service de navires à vapeur plus efficaces avec le monde extérieur et en protestant contre « l’invasion par les Français des pêcheries » terre-neuviennes. Il tenta également d’améliorer l’apparence extérieure de St John’s et la qualité des services publics et de santé dans la ville. Dans ses efforts d’embellissement, il a pu contribuer, en enlevant certains coupe-feu naturels, aux dommages causés par le grand incendie de juin 1846, qui « ravagea subitement les trois quarts de cette ville, si peu de temps auparavant riche et prospère ». En nommant William Thomas, candidat proposé par la St John’s Chamber of Commerce, au Conseil exécutif en 1842, en consultant fréquemment les marchands et en se dévouant « corps et âme au progrès local et général du pays », Harvey fit accepter à l’élite commerciale le rétablissement de l’ancien système représentatif. Comme le déclara Charles James Fox Bennett* en 1846 : « Son Excellence arriva parmi nous à un moment où le pays était déchiré et égaré par des querelles politiques, où le désordre et la confusion régnaient de toutes parts et où le cadre de notre existence politique était rompu et désorganisé, mais à peine avait-il mis le pied dans l’île qu’il rétablit, comme par enchantement, l’ordre, la paix et le bonheur dans le pays. »
Cette affirmation est exagérée. Harvey n’avait pas de baguette magique et ne pouvait faire disparaître les rivalités ethniques, religieuses et socio-économiques. Néanmoins, chaque fois que l’occasion se présenta, il essaya de persuader les différents groupes à l’intérieur de la communauté de se pencher sur les points qui les unissaient plutôt que sur ceux qui les séparaient. Il fonda à St John’s, en 1841, la première Agricultural Society de Terre-Neuve, en partie afin d’avoir une association à laquelle pourraient participer catholiques et protestants. Il tenta en 1844 de persuader les chefs religieux des deux groupes de s’unir dans une croisade en faveur de la tempérance ; il devint patron de la Natives’ Society parce qu’il pensait que cet organisme promettait de s’élever au-dessus des autres allégeances. Mais de nombreux protestants étaient contrariés par les efforts de Harvey pour distribuer des faveurs politiques aux catholiques. Quant aux réformistes et aux conservateurs, ils ne purent se mettre d’accord sur la direction dans laquelle devrait se faire le développement de la colonie. Harvey ne fit donc pas disparaître les sources de frictions, mais il créa une atmosphère où les différences d’opinions pouvaient être résolues pacifiquement.
Malgré cette réussite, Harvey ne se plut pas à Terre-Neuve. De même que son ami intime, sir Richard Henry Bonnycastle*, il trouvait les hivers « sibériens » quasi insupportables. Il était également aux prises avec des difficultés financières. Son déplacement subit du Nouveau-Brunswick était survenu avant qu’il n’ait fini de rembourser ses dettes et l’avait laissé pratiquement sans ressources. Il avait déjà essuyé des pertes considérables en se défaisant de la plupart de ses biens au Nouveau-Brunswick avant d’apprendre sa nomination à Terre-Neuve, et il dut demander une avance pour payer les frais de sa nomination et acheter les meubles de Prescott. Son salaire annuel était de £3 000, soit £1 000 de moins que celui qu’il recevait au Nouveau-Brunswick. De plus, le coût de la vie était élevé à St John’s, et la résidence du gouverneur nécessitait un entretien coûteux. Peu après son arrivée dans la colonie, la Banque de l’Amérique septentrionale britannique exigea le paiement de ses dettes, et Harvey fut obligé d’emprunter de l’argent de son secrétaire colonial, James Crowdy*. Cet emprunt fut signalé au ministère des Colonies pendant la longue polémique entre Bryan Robinson et John Gervase Hutchinson Bourne. Finalement, Harvey fut innocenté de tout méfait, mais il fut blâmé pour son imprudence. Il n’est pas facile d’éprouver beaucoup de compassion pour un homme qui gagnait plus dans une année que la plupart des manœuvres dans toute leur vie, qui voyageait avec sa suite de domestiques et recevait somptueusement. Toutefois Harvey doit être jugé suivant les critères de son époque. Les gens attendaient de lui qu’il maintienne un niveau de vie qu’il ne pouvait simplement pas se permettre sans revenu personnel, et « la pratique de l’hospitalité » était, comme le prétendait Harvey, l’un des moyens pour un gouverneur d’entretenir des « bons rapports » dans une colonie. Il soutenait généreusement les œuvres de bienfaisance et d’autres nobles causes. Il vécut au-dessus de ses moyens et eut des occupations qui justifièrent des accusations de conflit d’intérêts, mais il n’avait guère le choix.
Des facteurs plus importants que le climat rude et les problèmes financiers expliquaient le désenchantement de Harvey. Son fils cadet tomba malade à Terre-Neuve et mourut au début de 1846. Ses autres fils furent obligés de chercher de l’emploi ailleurs, et sa fille demeura avec son mari à Halifax. Harvey souhaitait réunir sa famille sous un même toit, et, lorsque le poste de gouverneur de la Nouvelle-Écosse devint vacant, il s’empressa de poser sa candidature. Avec une hâte presque inconvenante, et à la consternation du ministère des Colonies, il quitta Terre-Neuve en août 1846 aussitôt après avoir obtenu le poste.
Lorsque Harvey arriva en Nouvelle-Écosse à la fin d’août 1846, il fut salué par le Yarmouth Courier comme l’homme qui pourrait « abattre l’esprit de discorde qui régnait à la grandeur de la province depuis quelques années ». Harvey espérait sûrement qu’en appliquant en Nouvelle-Écosse les méthodes qui avaient si bien fonctionné ailleurs, il pourrait ramener « cette province égarée à une situation de tranquillité politique et sociale qu’ [il croyait] être vraiment désirée par tous ». Mais ces méthodes n’obtinrent qu’un succès limité en Nouvelle-Écosse. Les conservateurs et les libéraux constituaient alors des partis politiques relativement unis. Bien que les conservateurs aient eu la majorité des sièges à l’Assemblée, Harvey tenta de créer une atmosphère politique plus calme que celle dont il avait hérité de son prédécesseur, lord Falkland [Cary*], qui avait frappé d’ostracisme les libéraux les plus en vue et s’était identifié aux conservateurs [V. George Renny Young]. Par des témoignages d’amitié à l’endroit des dirigeants du parti libéral et en invitant « les hommes influents de tous les partis » à dîner à la résidence du gouverneur, Harvey réussit à réduire les tensions.
Malgré ses efforts répétés, Harvey ne parvint cependant pas à persuader les libéraux de s’unir aux conservateurs pour former un gouvernement de coalition. Les libéraux étaient en fait si confiants de remporter les élections suivantes que ce n’est qu’à regret qu’ils cessèrent d’exiger une dissolution immédiate du Parlement et qu’ils acceptèrent de s’abstenir de toute obstruction pendant la dernière session de 1847. Bien que ces concessions en elles-mêmes aient représenté une importante victoire pour Harvey, elles ne conduisirent pas à la formation d’une coalition. L’échec de Harvey incita le comte Grey, qui venait d’être nommé secrétaire d’État aux Colonies, à déclarer, dans deux importantes dépêches, qu’il était disposé à accepter un gouvernement basé sur le système des partis dans les plus grandes colonies de l’Amérique du Nord britannique. Mais Harvey continuait d’espérer pouvoir amener « une fusion des partis » en Nouvelle-Écosse après les élections générales qui allaient suivre.
Le 5 août 1847, les libéraux remportèrent les élections. Après un dernier effort sans succès en vue de créer une coalition, Harvey n’eut plus d’autre choix que d’accepter le premier gouvernement en Amérique du Nord britannique fondé sur un parti. Mais jusqu’à ce que l’Assemblée se réunisse en janvier 1848 et vote une motion de défiance par une majorité de 29 voix contre 22, Harvey dut diriger un gouvernement qui refusait de démissionner avant que la chambre n’ait prononcé son verdict. Pendant cette période, il réussit à persuader les conservateurs de ne pas recommander de nominations qu’il ne pouvait approuver, et les libéraux de modérer leur impatience d’arriver au pouvoir.
La passation des pouvoirs eut lieu officiellement le 2 février 1848, au moment où James Boyle Uniacke devint premier ministre du « premier vrai gouvernement responsable outre-mer ». La transition ne fut toutefois pas aussi simple et harmonieuse que l’ont laissé entendre de nombreux historiens, particulièrement Chester Martin*. Un système rudimentaire de gouvernement doté de la responsabilité ministérielle avait été instauré dans la province du Canada en 1841, mais, en Nouvelle-Écosse, le Conseil exécutif n’était pas formé de fonctionnaires occupant des postes ministériels, et les libéraux étaient décidés à transformer le Conseil exécutif en un cabinet de ministres. Harvey dut ainsi obliger le secrétaire de la province, sir Rupert D. George, qui remplissait cette fonction depuis 25 ans, à prendre sa retraite et congédier Samuel Prescott Fairbanks*, qui avait été nommé trésorier de la province à vie en 1845. Il accepta également la création de plusieurs nouveaux postes ministériels. Lord Grey, qui avait déjà reconnu le principe du gouvernement responsable basé sur le système des partis, avait espéré cependant limiter au plus strict minimum le nombre de postes qui changeraient ; aussi ce n’est qu’à contrecœur qu’il se laissa persuader par Harvey de la nécessité de transformer le Conseil exécutif en cabinet, sur les modèles canadien et britannique.
Harvey essaya sincèrement de convaincre ses nouveaux conseillers d’accorder de généreuses indemnités de retraite à ceux qui avaient perdu leur poste, mais il ne réussit qu’en partie, et une série de pétitions furent envoyées au gouvernement britannique pour se plaindre des changements. La presse conservatrice de la Nouvelle-Écosse commença à l’injurier pour avoir cédé aux demandes des libéraux, et James William Johnston*, qui avait été forcé de démissionner comme procureur général, proposa à l’Assemblée une résolution visant à abaisser le salaire annuel du lieutenant-gouverneur de £3 000 à £2 500. Les revenus de la couronne n’avaient pas été remplacés par une liste civile permanente en Nouvelle-Écosse, et les libéraux avaient critiqué à maintes reprises les salaires élevés des fonctionnaires, dont beaucoup n’avaient pas été payés depuis plusieurs années, en raison de l’insuffisance des revenus de la couronne. La proposition de Johnston était destinée à embarrasser le lieutenant-gouverneur et ses conseillers, et le gouvernement s’empressa alors de présenter un projet de liste civile qui accordait à Harvey £3 500 par année (£1 500 de plus que ce que devaient recevoir ses successeurs), qui réduisait les salaires de la plupart des autres fonctionnaires et révoquait les arriérés qui s’étaient accumulés depuis 1844. À la grande stupéfaction de Harvey, lord Grey refusa de donner son assentiment à la loi et blâma le lieutenant-gouverneur d’avoir fait passer ses intérêts personnels avant ceux des fonctionnaires à qui l’on devait des arriérés ou dont le salaire avait été réduit. Même si, finalement, Harvey persuada le gouvernement libéral d’accepter les conditions de Grey, il fut obligé d’abandonner sa demande d’augmentation de salaire. Il se sentit traité injustement, mais en approuvant bêtement le projet de loi original il s’était attiré la condamnation de Grey et avait donné raison à ceux qui l’accusaient de « marchander avec son conseil dans le but de promouvoir ses intérêts financiers ».
Au cours de 1849, Harvey fut à nouveau la cible de critiques de la part des conservateurs, lorsqu’il accepta une révision systématique de la liste des juges de paix. Bien que l’on affirme souvent que les ministres réformistes de cette époque résistèrent aux pressions de leurs partisans pour instaurer le système des dépouilles (distribution des postes administratifs à des partisans après une victoire électorale), un grand nombre de juges de paix conservateurs furent congédiés en 1849, et plusieurs centaines de libéraux accédèrent à ces fonctions. Croyant que Harvey était devenu « un fidèle partisan de ses conseillers », Grey protesta vigoureusement contre les changements apportés à la liste des juges de paix. Harvey parvint à convaincre ses ministres de rétablir dans leurs fonctions quelques-uns des juges congédiés, mais il défendit son gouvernement et indiqua à bon droit que son influence avait des limites. Le pouvoir qu’exerçait le parti en matière de favoritisme était un élément qui découlait inévitablement du gouvernement basé sur le système des partis, et Harvey pouvait au mieux modérer l’application de ce principe en Nouvelle-Écosse. Finalement, il obligea Grey à accepter ce fait ; ne pouvant plus compter sur le soutien du ministère des Colonies, les conservateurs de la Nouvelle-Écosse commencèrent à s’adapter au nouveau système, mais continuèrent de s’en prendre à Harvey.
Une bonne partie des critiques dirigées contre Harvey n’était, comme il le prétendait lui-même, motivée par rien de plus que les frustrations et le dépit de ceux qui avaient été démis de leurs fonctions, mais il est clair qu’il réagit aux critiques en s’identifiant davantage à ses conseillers libéraux et en comptant sur eux pour le défendre à l’Assemblée. En effet, Harvey ne pensait pas pouvoir demeurer en Nouvelle-Écosse si les conservateurs reprenaient le pouvoir. Et avec le temps, il ne joua plus qu’un rôle secondaire dans les rouages gouvernementaux. Dans une certaine mesure, cela était inévitable ; le Conseil exécutif en vint pour sa part à demander que « la présentation et la responsabilité » des projets de loi « lui reviennent ». Mais lord Elgin [Bruce*] au Canada et sir Edmund Walker Head* au Nouveau-Brunswick réussirent à prouver qu’un gouverneur pouvait continuer d’influencer le cours des événements, même après l’instauration d’un gouvernement de parti. Toutefois, ces derniers étaient dans la fleur de l’âge. Harvey, lui, avait dépassé les 70 ans et était malade ; en 1850, il n’avait plus beaucoup d’énergie pour repousser ou critiquer les conseils qu’on lui prodiguait. Il avait embrassé un certain nombre de causes importantes après 1848 : il fut un franc partisan de l’aide impériale aux compagnies ferroviaires, défendit le principe de la propriété publique des chemins de fer et des lignes de télégraphe et encouragea le libre-échange entre les colonies, ainsi que la fédération des colonies de l’Amérique du Nord britannique. Mais sur toutes ces questions, ses opinions étaient dans une grande mesure façonnées par d’autres, en particulier par Joseph Howe*, secrétaire de la province, avec lequel il avait noué une amitié qui dépassait les simples rapports politiques.
Harvey reçut un terrible choc lorsque sa femme mourut le 10 avril 1851, et sa santé se détériora rapidement. En mai, sur le conseil de son médecin, il prit six mois de congé ; sa santé s’améliora, mais il resta partiellement paralysé et, à son retour dans la colonie, en octobre, il était à peine capable d’accomplir les obligations courantes de sa charge. Dans un appel pathétique, il demanda à Grey de le déplacer dans un pays au climat plus doux. Mais il devait mourir en Nouvelle-Écosse le 22 mars 1852 ; il fut inhumé dans le cimetière militaire de Halifax aux côtés de sa femme.
John Harvey servit dans un plus grand nombre de colonies qu’aucun autre gouverneur et partout il obtint du succès. Cependant, sa renommée connut un sort étrangement éphémère, ce qui reflète en partie la préférence de l’historiographie canadienne pour le centre du pays. Quoiqu’il ait joué un rôle de premier plan dans l’évolution du système de gouvernement responsable, il travailla dans les provinces éloignées du centre, et on ne lui accorda donc pas le même prestige qu’à Durham, Sydenham et Elgin. Mais il existe une autre raison pour laquelle Harvey est peu connu. La majeure partie de ce qui a été écrit sur le Canada d’avant la Confédération a été influencée par la doctrine des whigs. Dans cette perspective (celle d’une colonie en voie de devenir une nation), les gouverneurs ne sont intéressants que dans la mesure où ils ont suscité du mécontentement dans la colonie, mécontentement qui s’est traduit par des revendications autonomistes et réformistes. Ainsi, ce sont les gouverneurs qui n’eurent pas de succès, comme sir Peregrine Maitland, lord Dalhousie et sir Archibald Campbell, qui occupent l’avant-scène, alors que les gouverneurs qui réduisirent les tensions et les conflits sont relégués au second plan. Et personne n’a mieux accompli ces tâches que Harvey. Sa carrière vient contredire le cliché suivant lequel les militaires font obligatoirement de mauvais gouverneurs civils. Certes, d’un point de vue important, Harvey différait des autres gouverneurs militaires de l’époque. Il était issu d’une famille qui n’avait ni liens aristocratiques ni tradition de service militaire, et il ne possédait pas de fortune personnelle en réserve. On l’accusa souvent, non sans quelque fondement, d’être poussé par des considérations personnelles et financières. Mais ce serait une erreur de considérer Harvey comme un homme dénué de principes qui gouverna grâce à « un système de flatteries », tel que l’a défini le sous-secrétaire d’État aux Colonies, James Stephen. Parce que ses origines étaient relativement modestes, il ne trouva pas l’exil parmi les coloniaux aussi ennuyeux que la plupart des gouverneurs. « Je n’ai jamais connu un homme aussi tolérant, aussi calme et aussi affable avec tous ceux qui s’adressaient à lui, grands ou petits, riches ou pauvres », déclarait Bryan Robinson en 1846. En cela résidait la raison première du succès de Harvey. Homme souple et tolérant, « pacificateur » comme il se décrivait lui-même dans une lettre, Harvey était la personne idéale pour gouverner tour à tour quatre colonies en une période difficile.
Les principales sources de renseignements pour la biographie de sir John Harvey sont : les archives du Colonial Office, particulièrement PRO, CO 188/56–71 ; 194/112–127 ; 217/193–208 et 226/53–55 ; les procès-verbaux des séances du Conseil exécutif et les journaux des Assemblées de l’Île-du-Prince-Édouard, du Nouveau-Brunswick, de Terre-Neuve et de la Nouvelle-Écosse ; les papiers Harvey aux APC, MG 24, A17 ; les recueils de lettres de Harvey aux APNB, RG 1, RS2/14–15, et, au Musée du N.-B., les recueils de lettres et la correspondance de Harvey dans la W. F. Ganong coll. ; la correspondance de Harvey avec lord Dalhousie dans les papiers Dalhousie, SRO, GD45/3/543–544 ; les papiers Howe, APC, MG 24, B29 (mfm aux PANS) ; et les papiers Russell au PRO, PRO 30/22, 3B–4B, 7C. Ont été utiles pour l’étude de la carrière militaire de Harvey : PRO, WO 25/578 ; 746, G.-B., WO, Army list, 1816–1852, la United Service Gazette, and Naval and Military Chronicle (Londres), 10 avril 1852, et PRO, C042/151 ; pour déterminer son apport à la commission formée pour établir le prix de vente des terres de la couronne : PRO, CO 42/396 ; 398 ; 400 ; 405–406 ; pour cerner son rôle en Irlande : PRO, HO 100/240, et le témoignage dans Report from the select committee on tithes in Ireland, G.-B., Parl., House of Commons paper, 1831–1832, 21, no 177 : 1–244. Plusieurs références à Harvey se trouvent dans les journaux de l’époque ; les plus utiles sont celles du Daily Sun (Halifax), 23, 29 mars 1852, du New-Brunswick Courier, 27 mars 1852, du New Brunswick Reporter and Fredericton Advertiser, 18 avril 1851, du Novascotian, 14, 21 avril 1851, 29 mars 1852, et du Times (Londres), 10 avril 1852.
On peut également trouver de la correspondance de Harvey ou des lettres le concernant dans Arthur papers (Sanderson) ; John Strachan, The John Strachan letter-book, 1812–1834, G. W. Spragge, édit. (Toronto, 1946) ; et [C. E. P. Thomson, 1er baron] Sydenham, Letters from Lord Sydenham, governor-general of Canada, 1839–1841, to Lord John Russell, Paul Knaplund, édit. (Londres, 1931). Parmi les sources imprimées de l’époque, les plus intéressantes sont : R. H. Bonnycastle, Canada, as it was, is, and may be [...], J. E. Alexander, édit. (2 vol., Londres, 1852) ; James Carmichael-Smyth, Precis of the wars in Canada, from 1755 to the treaty of Ghent in 1814, with military and political reflections (Londres, 1826 ; rééd., James Carmichael, édit., 1862) ; William James, A full and correct account of the military occurrences of the late war between Great Britain and the United States of America [...] (2 vol., Londres, 1818) ; Official letters of the military and naval officers of the United States, during the war with Great Britain in the years 1812, 13, 14, & 15 [...], John Brannan, compil. (Washington, 1823) ; et [Winfield] Scott, Memoirs of Lieut.-General Scott, LL.D., written by himself (2 vol., New York, 1864).
Les études les plus importantes sont : Beck, Government of N.S. ; Canada’s smallest prov. (Bolger) ; C. [B.] Martin, Empire & commonwealth ; studies in governance and self-government in Canada (Oxford, Angl., 1929) et Foundations of Canadian nationhood (Toronto, 1955) ; Gunn, Political hist. of Nfld. ; James Hannay, History of New Brunswick (2 vol., Saint-Jean, N.-B., 1909) ; Malcolm MacDonell, « The conflict between Sir John Harvey and Chief Justice John Gervase Hutchinson Bourne », SHC Rapport, 1956 : 45–54 ; MacNutt, Atlantic prov. ; New Brunswick, et « New Brunswick’s age of harmony : the administration of Sir John Harvey », CHR, 32 (1951) : 105–125 ; H. F. Wood, « The many battles of Stoney Creek », The defended border : Upper Canada and the War of 1812 [...], Morris Zaslow et W. B. Turner, édit. (Toronto, 1964), 56–60. Sont également utiles : H. S. Burrage, Maine in the northeastern boundary controversy (Portland, Maine, 1919) ; D. R. Facey-Crowther, « The New Brunswick militia : 1784–1871 » (thèse de m.a., Univ. of N.B., Fredericton, 1965) ; Frances Firth, « The history of higher education in New Brunswick » (thèse de m.a., Univ. of N.B., 1945) ; Garfield Fizzard, « The Amalgamated Assembly of Newfoundland, 1841–1847 » (thèse de m.a., Memorial Univ. of Nfld., St John’s, 1963) ; Charlotte Lenentine, Madawaska : a chapter in Maine-New Brunswick relations (Madawaska, Maine, 1975) ; W. R. Livingston, Responsible government in Nova Scotia : a study of the constitutional beginnings of the British Commonwealth (Iowa City, 1930) ; D. F. Maclean, « The administration of Sir John Harvey in Nova Scotia, 1846–1852 » (thèse de m.a., Dalhousie Univ., Halifax, 1947) ; E. D. Mansfield, Life and services of General Winfield Scott, including the siege of Vera Cruz, the battle of Cerro Gordo, and the battles in the valley of Mexico, to the conclusion of peace, and his return to the United States (New York, 1852) ; M. R. Nicholson, « Relations of New Brunswick with the state of Maine and the United States, 1837–1849 » (thèse de m.a., Univ. of N.B., 1952) ; R. B. O’Brien, Fifty years of concessions to Ireland, 1831–1881 (2 vol., Londres, [1883–1885]) ; Prowse, Hist. of Nfld. (1895) ; J. M. Ward, Colonial self-government : the British experience, 1759–1856 (Londres et Basingstoke, Angl., 1976) ; [G.] A. Wilson, The clergy reserves of Upper Canada, a Canadian mortmain (Toronto, 1968). [p. b.]
Phillip Buckner, « HARVEY, sir JOHN », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 8, Université Laval/University of Toronto, 2003– , consulté le 1 déc. 2024, http://www.biographi.ca/fr/bio/harvey_john_8F.html.
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Année de la publication: | 1985 |
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