LETELLIER DE SAINT-JUST, LUC (baptisé Luc-Horatio), notaire et homme politique, né le 12 mai 1820 à Rivière-Ouelle, Bas-Canada, fils de François Letellier de Saint-Just, notaire, et de Marie-Sophie Casgrain ; le 9 février 1848, il épousa Eugénie-Éliza Laurent ; décédé le 28 janvier 1881 dans son village natal.
L’ancêtre des Letellier, François, originaire du bourg de Saint-Just, près de Saint-Quentin, France, vint au Canada comme soldat dans les troupes de la Marine, avant 1740, date à laquelle il quitta l’armée pour se marier et s’établir à Québec. Un de ses fils, Michel, fut député du comté de Hertford de 1800 à 1804. François Letellier de Saint-Just, fils de Michel, fut reçu notaire le 29 juin 1811 et s’établit à Rivière-Ouelle, où il épousa en 1814 la fille aînée du seigneur de La Bouteillerie, Marie-Sophie Casgrain. Gentilhomme accompli, au centre de la vie sociale et politique de la région, François Letellier de Saint-Just mourut prématurément en avril 1828 « d’une maladie de poitrine » ; Luc, aîné de la famille, n’avait pas encore huit ans.
Après avoir fréquenté l’école primaire de Rivière-Ouelle, puis de Kamouraska, Luc Letellier de Saint-Just fit ses études au collège de Sainte-Anne-de-la-Pocatière de 1830 à 1836 et s’y révéla un élève quelque peu indolent, mais un garçon enjoué, généreux jusqu’à l’imprévoyance, capable cependant de fermeté et de ténacité quand son esprit se fixait un but. C’est là que commença à se manifester un talent oratoire hors du commun. Il alla terminer ses études au petit séminaire de Québec et y obtint son diplôme, en même temps que Pierre-Joseph-Olivier Chauveau, dans l’année tragique de 1837.
Conseillé par son oncle maternel, le juge Philippe Panet*, qui l’avait pris sous sa protection, Letellier de Saint-Just entreprend un stage dans l’étude de Pierre Garon, notaire à Rivière-Ouelle, qui le traite comme un fils. Admis à la pratique du notariat en 1841, il ne tarde pas à se bâtir une clientèle parmi les notables de la région de Rivière-Ouelle. Cavalier accompli, amateur de chasse et de pêche, il mène la vie d’un gentilhomme campagnard, prenant un intérêt croissant à la politique qu’il observe à travers le Courrier des États-Unis (New York), entre autres, et qu’il commente dans les salons des notables de la région. À cette époque, toute l’élite régionale, aussi bien les Letellier et les Casgrain que les Chapais et les Dionne, appuie les réformistes de Louis-Hippolyte La Fontaine*. Le 6 décembre 1847, Letellier de Saint-Just réunit toutes ces familles dans son bureau pour former un conseil d’organisation électorale de la paroisse de Rivière-Ouelle. Vers 1848, il songe, selon son biographe Philippe-Baby Casgrain, à exercer sa profession à Québec, car « sa clientèle n’est pas très lucrative à Rivière-Ouelle » ; il n’est pas certain qu’il ait mis son projet à exécution. « Jeune dandy aristocrate », Letellier de Saint-Just, au dire de Mgr Henri Têtu*, « était flâneur et insouciant », préférant la politique aux chevaux et les chevaux à sa pratique professionnelle. En décembre 1850, il est à Rivière-Ouelle, bien décidé à briguer la succession de Pierre Canac, dit Marquis, député de Kamouraska décédé le 26 novembre 1850. L’unanimité politique n’existe plus. En janvier deux candidats sont en lice : le commerçant Jean-Charles Chapais et le notaire Letellier de Saint-Just. Tous deux ont des clientèles qui reposent sur des alliances de familles, des rivalités de clochers dont certaines remontent à la division de la paroisse de Rivière-Ouelle (1840). Ils ont un programme similaire qui s’inspire d’un manifeste voté par les électeurs le 31 décembre, à l’instigation, semble-t-il, des partisans de l’Avenir. Mais Chapais est plus proche du clergé et des ministériels, et Letellier de Saint-Just de l’Avenir et des organisateurs réformistes de Kamouraska. C’est le début des luttes légendaires entre les Chapais et les Letellier qui seront marquées dans les décennies suivantes par des rixes, des manœuvres frauduleuses, des interventions fracassantes des curés, des contestations d’élections qui s’intégreront au folklore politique québécois. Le 1er février 1851, Letellier de Saint-Just triomphe de Chapais par 59 voix. Le jeune « dandy » s’est mué, selon son adversaire, en « espèce de Pierrot en capot d’étoffe grise et armé d’une pipe noire et écourtée, distribuant des poignées de main ». Mais Letellier de Saint-Just ne garde son siège que pendant quelques mois. Chapais prend sa revanche aux élections générales tenues en décembre de la même année et conserve son mandat aux élections de 1854 et de 1857, grâce à l’appui des curés qui suspectent Letellier de Saint-Just de « rougisme ».
Letellier de Saint-Just est élu conseiller législatif pour la division de Grandville en 1860 et il est nommé ministre de l’Agriculture dans le cabinet libéral de John Sandfield Macdonald* et d’Antoine-Aimé Dorion*, le 16 mai 1863. L’instabilité ministérielle caractérise alors la vie politique. Les ministères s’écroulent comme des châteaux de cartes. Le gouvernement libéral tombe le 29 mars 1864 ; les conservateurs reprennent le pouvoir, et ce n’est plus Letellier de Saint-Just mais Chapais qui obtient un portefeuille.
On préconise alors – dans une bonne mesure pour sortir de l’impasse – un changement de régime. Jean-Charles Chapais est l’un des artisans de la confédération. Luc Letellier de Saint-Just fait au contraire partie de l’équipe qui combat vainement le projet au nom de l’autonomie des provinces, de l’avenir de la culture française, et à cause du caractère centralisateur du nouveau régime. « J’avoue franchement, précise-t-il, que je préférerais une union législative entre le Haut et le Bas-Canada, avec l’inégalité de représentation dans la chambre, et l’égalité dans la chambre haute, consentie de manière à assurer aux diverses provinces des garanties réciproques pour leurs institutions respectives. La Confédération étant faite, il se rallie comme la plupart des opposants et accepte de représenter au sénat, le 23 octobre 1867, la division de Grandville.
Leader du parti libéral au sénat, Letellier de Saint-Just a la nostalgie des batailles électorales. Il se bat dans l’arène politique par personne interposée : en 1867, il appuie la candidature de Charles-Alphonse-Pantaléon Pelletier* qui se présente aux élections provinciales contre Jean-Charles Chapais, et cette campagne électorale dégénère en bagarre générale. Siéger à l’Assemblée législative de la province de Québec ne lui déplairait pas, surtout comme chef du parti libéral. Mais, pour réaliser son rêve, il doit se faire élire. Il joue toutefois de malchance, essuyant sa cinquième défaite d’affilée comme candidat à l’Assemblée lors de l’élection partielle de Kamouraska, les 11 et 12 février 1869, et une autre défaite dans L’Islet aux élections générales de 1871. Letellier de Saint-Just devra se contenter de son rôle d’éminence grise des libéraux québécois jusqu’en 1875. Aux élections fédérales de 1872, il est l’organisateur libéral de la côte sud où il réussit à faire élire tous ses candidats de Lévis à Gaspé.
En novembre 1873, les libéraux dirigés par Alexander Mackenzie* prennent le pouvoir à Ottawa, à la suite de la démission, le 7 novembre, du cabinet de John Alexander Macdonald*. Enfin, le succès sourit à Letellier de Saint-Just. Mackenzie le nomme au poste de ministre de l’Agriculture et à celui de coleader du sénat avec Richard William Scott*. Plus politicien qu’administrateur, Letellier de Saint-Just est l’un des adversaires les plus redoutables du parti conservateur. Comme ministre, il joue un rôle important dans la décision du gouverneur général, lord Dufferin [Blackwood*], de commuer la peine d’Ambroise-Dydime Lépine*, le premier lieutenant de Louis Riel, dans l’envoi à Rome d’un mémoire protestant contre l’ingérence cléricale dans les élections et dans le rapatriement au Manitoba des Canadiens émigrés aux États-Unis. Son séjour dans le cabinet est cependant assombri par la mort, en mai 1876, de son épouse qui lui laisse plusieurs enfants et deux nièces adoptées en 1861. Letellier de Saint-Just n’allait jamais tout à fait s’en remettre.
À la fin de l’année 1876, le lieutenant-gouverneur du Québec, René-Édouard Caron*, s’éteint après une longue maladie. Mackenzie, ayant beaucoup hésité entre Joseph-Édouard Cauchon et Luc Letellier de Saint-Just, nomme ce dernier lieutenant-gouverneur, le 15 décembre, à cause de l’impopularité de Cauchon. Mackenzie se départissait à regret d’un aussi brillant second. Letellier de Saint-Just prend ses nouvelles fonctions au sérieux. Il aime les honneurs et la vie mondaine à Spencer Wood, résidence officielle du lieutenant-gouverneur ; il mène un train de vie de grand seigneur. Mais il aime par-dessus tout la vie politique active, les luttes partisanes. La tranquillité de Spencer Wood ne lui sied pas. On le voit s’ingérer dans les luttes politiques du bas du fleuve, critiquer à l’occasion les décisions du cabinet conservateur dirigé par Charles-Eugène Boucher* de Boucherville, voire même refuser de signer un arrêté en conseil. Là où Letellier de Saint-Just dit agir au nom des principes, les conservateurs ne voient que motivation partisane. Boucher de Boucherville s’efforce de masquer le conflit latent ; tout d’une pièce, le procureur général, Auguste-Réal Angers*, qui avait déjà participé aux affrontements électoraux du bas du fleuve, en vient à refuser sèchement les invitations à Spencer Wood. Cette méfiance réciproque éclate au grand jour à propos de la politique ferroviaire. La question des chemins de fer, très importante à cette époque, causait des embarras au gouvernement provincial conservateur de Boucher de Boucherville. Toutes les régions, toutes les villes réclamaient un chemin de fer, considéré comme la clé du progrès économique. Le gouvernement, avec son budget exigu, ne pouvait subventionner toutes les lignes. Des municipalités, mécontentes des tracés prévus, refusent de payer leur part. Le procureur général prétend adopter la manière forte, ce qui suscite des remous.
Letellier de Saint-Just n’est pas d’accord avec les ministres sur cette question. Sans consulter le gouvernement fédéral dont il dépend, mais probablement conscient qu’il aura l’appui des libéraux de la législature, il révoque le gouvernement conservateur de Boucher de Boucherville, le 2 mars 1878, et il charge le chef libéral Henri-Gustave Joly*, qui ne dispose pas de la majorité en chambre, de former un nouveau gouvernement. Le geste est partisan. Il est aussi retentissant. Les conservateurs crient au coup d’État. Les libéraux d’Ottawa sont atterrés : Mackenzie et Wilfrid Laurier* condamnent privément le geste de Letellier de Saint-Just, et Luther Hamilton Holton* refuse un poste dans le cabinet de Joly. La province est en ébullition. Des élections générales devront trancher cette grande querelle. Joseph-Adolphe Chapleau* ouvre la campagne par son cri célèbre : « Faites taire la voix de Spencer Wood et laissez parler la grande voix du peuple. » Cependant, malgré la fougue et l’éloquence de Chapleau, les électeurs approuvent Letellier de Saint-Just.
Cela va bien tant que les libéraux sont au pouvoir à Ottawa. Mais John A. Macdonald et le parti conservateur reviennent en force en septembre 1878. Les « bleus » de la province de Québec, furieux contre l’auteur du « coup d’État », réclament, exigent sa destitution. Ce serait un autre geste de grave portée. Macdonald hésite, temporise, envoie deux de ses ministres en Angleterre pour consulter le gouvernement impérial, qui lui renvoie la balle. Les amis de Chapleau insistent, montent une véritable conjuration dont Joseph-Alfred Mousseau, député de Bagot à la chambre des Communes, est le principal porte-parole, et qui ne lâche pas. Enfin de compte, le gouvernement Macdonald destitue Letellier de Saint-Just et lui nomme, le 25 juillet 1879, un successeur conservateur, Théodore Robitaille*.
Letellier de Saint-Just se retire, ruiné financièrement et physiquement. À la suite d’une crise cardiaque, en mai 1879, on lui avait administré les derniers sacrements et, depuis lors, il n’avait recouvré que partiellement la santé. Mais l’homme est batailleur. Il envoie sa famille à Rivière-Ouelle, s’installant lui-même à Québec dans la maison d’un ami. Il demeure proche de ses médecins, et surtout de ses amis avec qui il est prêt à continuer la lutte en rencontrant les organisations libérales du Québec et de l’Ontario. Mais sa santé n’est plus à la mesure de son courage. Une nouvelle crise cardiaque le terrasse. Malade, il se retire chez son gendre à Ottawa, puis retourne à Rivière-Ouelle en mai 1880, où il s’éteint le 28 janvier 1881.
On trouve, dans presque tous les papiers des grands hommes politiques des années 1876–1880 et dans les journaux, des références à Luc Letellier de Saint-Just et au « coup d’État ». Ces grandes séries devraient donc être consultées pour une étude complète de la carrière de Letellier de Saint-Just.
AP, Rivière-Ouelle, Reg. des baptêmes, mariages et sépultures, 13 mai 1820, 9 févr. 1848, 2 févr. 1881.— Québec, Assemblée législative, Journaux, 1877–1880.— Le Canadien, 5–17 févr. 1881.— Montreal Herald and Daily Commercial Gazette, 31 janv. 1881.— L’Opinion publique, 4, 11 janv. 1877, 7 août 1879, 3, 17 févr. 1881.— CPC, 1873–1878.— Dent, Canadian portrait gallery, I : 47–53.— Julienne Barnard, Mémoires Chapais ; documentation, correspondance, souvenirs (4 vol., Montréal et Paris, 1961–1964).— P.-B. Casgrain, Étude historique : Letellier de Saint-Just et son temps (Québec, 1885).— M. Hamelin, Premières années du parlementarisme québécois.— P.-H. Hudon, Rivière-Ouelle de la Bouteillerie ; 3 siècles de vie (Ottawa, 1972).— Rumilly, Hist. de la prov. de Québec, I–II.— Henri Têtu, Histoire des familles Têtu, Bonenfant, Dionne et Perrault (Québec, 1898), 401–405.— Alpheus Todd, Parliamentary government in the British colonies (Londres, 1880).— J.-C. Bonenfant, « Destitution d’un premier ministre et d’un lieutenant-gouverneur », Cahiers des Dix, 28 (1963) : 9–31.
Robert Rumilly, « LETELLIER DE SAINT-JUST, LUC (baptisé Luc-Horatio) », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 11, Université Laval/University of Toronto, 2003– , consulté le 1 déc. 2024, http://www.biographi.ca/fr/bio/letellier_de_saint_just_luc_11F.html.
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Auteur de l'article: | Robert Rumilly |
Titre de l'article: | LETELLIER DE SAINT-JUST, LUC (baptisé Luc-Horatio) |
Titre de la publication: | Dictionnaire biographique du Canada, vol. 11 |
Éditeur: | Université Laval/University of Toronto |
Année de la publication: | 1982 |
Année de la révision: | 1982 |
Date de consultation: | 1 décembre 2024 |