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BÉDARD, PIERRE-STANISLAS, avocat, homme politique, journaliste et juge, né le 13 septembre 1762 à Charlesbourg (Québec), fils de Pierre-Stanislas Bédard et de Marie-Josephte Thibault ; décédé le 26 avril 1829 à Trois-Rivières, Bas-Canada.
Descendant d’une famille qui avait pris racine dans la vallée du Saint-Laurent dès le xviie siècle, Pierre-Stanislas Bédard fut le premier des siens à atteindre la notoriété. L’ancêtre Isaac Bédard, maître charpentier originaire de la région d’Aunis, en France, était venu en Nouvelle-France avant 1660. Pendant de nombreuses années, il s’était montré hésitant quant au choix du lieu de sa résidence définitive. Après avoir vécu à Québec et dans la seigneurie de Notre-Dame-des-Anges, il s’établit finalement à Charlesbourg vers 1670. À la seconde génération, les Bédard étaient devenus une famille rurale et paysanne. Il va sans dire qu’ils étaient prolifiques : les 4 garçons de Jacques Bédard, fils d’Isaac, avaient eu 39 enfants, ce qui faisait 11,7 personnes par famille alors que, dans l’ensemble de la colonie, la moyenne se situait entre 9,2 et 9,4 au début du xviiie siècle. Pierre-Stanislas Bédard père allait élever à la génération suivante une famille de sept garçons et une fille.
Pendant 150 ans, les Bédard se multiplièrent sur le terroir de Charlesbourg situé à proximité de la ville de Québec. Pourtant, sur 88 mariages contractés par les Bédard avant 1800, seulement 8, soit 9,09 %, mettent en cause des conjoints de l’extérieur. Généralement, les conjoints sont choisis parmi 60 familles différentes, sur un total possible de 88. Ces chiffres permettent d’entrevoir l’exceptionnelle prolifération des liens de parenté dans ces communautés rurales qui, certes, entretiennent des liens économiques avec l’extérieur et constituent pour la traite des fourrures, l’exploitation forestière, la construction navale et les corvées du roi des réservoirs de main-d’œuvre saisonnière mais qui, sur le plan démographique, fabriquent des univers plutôt fermés. Cet enchevêtrement de liens familiaux aide à comprendre le rôle capital joué par certains clans dans les communautés rurales de l’époque.
À Charlesbourg, les Bédard étaient sans aucun doute parvenus avec le temps à se hisser parmi ces groupes fort influents sur le plan local et souvent à l’extérieur. L’ascension sociale de la famille Bédard se dessine davantage lorsque se produit la montée des classes moyennes dans l’ensemble de la société et, en particulier, lorsque le nombre d’hommes exerçant des professions libérales commence à augmenter. À sa sortie du petit séminaire de Québec, où il fait ses études de 1777 à 1784, Pierre-Stanislas Bédard suit ce mouvement ; après quelques années de stage à titre de clerc, il est reçu avocat le 6 novembre 1790. Ses frères Joseph et Thomas empruntent la même voie, le premier devenant avocat et le second, notaire. Trois des fils de Pierre-Stanislas seront également avocats. Le 26 juillet 1796, Bédard épouse Luce Lajus, fille de François Lajus*, chirurgien en vue de Québec. Comme son frère Joseph qui était entré par alliance dans une vieille famille de marchands, Pierre-Stanislas s’allie à une ancienne famille qui compte des membres de professions libérales ayant déjà des liens avec la petite noblesse locale.
Bédard n’est pas tellement enchanté par la carrière qu’il a choisie. L’étude du droit aurait pu sans aucun doute le passionner, mais la pratique quotidienne de cette profession va certainement à l’encontre de ses goûts et de son tempérament. Après une douzaine d’années d’activité devant les tribunaux, cet avocat, père de deux enfants, affiche beaucoup de pessimisme à l’endroit du barreau : « les avocats ignorants, charlatans sont les seuls qui puissent réussir ». Déjà, en 1802, il a le sentiment de ne pouvoir vivre convenablement de sa profession. L’année suivante, après avoir quitté son poste, il ne sait où aller et affirme qu’il écrit trop mal pour postuler même un emploi de « copiste ». En 1804, il tente d’emprunter de l’argent, puis de se départir de ses biens fonciers. Se sentant malade, il déclare : « On décore ma maladie du nom de maladie de nerfs, c’est une manière polie de s’exprimer pour dire que je suis fol. Je ne suis pas encore convaincu que je le sois. » Pour calmer ses tensions et oublier ses problèmes, il fait de l’algèbre. De toutes ces cogitations est resté un lourd cahier manuscrit de 590 pages, intitulé « Notes de philosophie, mathématiques, chimie, physique, grammaire, politique et journal, 1798–1810 », qui montre l’éventail de ses intérêts. En plus d’y trouver des remarques désabusées sur les juges et les procureurs, on relève des passages plus ou moins considérables tirés des œuvres d’une vingtaine de philosophes contemporains. Parmi ses réflexions, une semble émerger d’une préoccupation centrale : « Il est surprenant que tant de grands algébristes n’ ayent pas trouvé moyen d’essayer à porter leur méthode dans les autres sciences [...] On est dans l’habitude de regarder ces autres sciences comme d’une autre nature ; il semble qu’il y a une autre sorte de vérité, une autre sorte d’évidence, un autre ciel, un autre soleil tout différent pour celles-ci. »
Bédard va découvrir dans la vie politique des sensations plus conformes à certaines de ses aspirations. Dès 1792, il est élu député de la circonscription de Northumberland qui inclut alors la côte de Beaupré et quelques paroisses de la rive nord du fleuve en aval de Québec. Il représente cette circonscription rurale sans interruption jusqu’en 1808. Cette année-là, il se fait élire dans la circonscription de la Basse-Ville de Québec, ce qui constitue à ses yeux une promotion considérable. En 1820, longtemps après s’être retiré de la politique, il écrit à ce sujet : « Moi qui étois si fier d’avoir été élu à la basse ville, qui comptois cela comme une des choses qui m’aidoient à adoucir mes chagrins et à me montrer que tout n’avoit pas été mal. » De 1810 jusqu’à ce qu’il quitte la politique en 1812, Bédard siège comme député de la circonscription de Surrey. Cet homme, qui compte parmi les premiers hommes politiques de profession dans la colonie, sera, pour employer une expression de Louis-Joseph Papineau*, vraiment « habité par le démon de la politique ».
L’ascension de Bédard comme chef politique après 1804 ne tient, semble-t-il, ni à sa prestance ni à l’éclat de sa personnalité. D’ailleurs, lui-même se sent laid, maladroit et timide à l’extrême. Qu’il ait le sentiment aigu de sa faiblesse et de sa grande vulnérabilité, qu’il mène en conséquence une existence fragile et menacée, cela explique peut-être en partie l’effort énorme qu’il a fait pour négocier sa place dans ce monde extérieur qui le heurte si vivement. Il est certain que Bédard, même avant d’engager la lutte contre le gouvernement colonial, a maintes fois subi les frustrations de ce gouvernement et de ses fonctionnaires, ce qui a certainement contribué à colorer son action et ses idées politiques. Ainsi, en 1801, sa demande en vue d’obtenir le canton de Tring est refusée ; en fait, il subit le même sort que les 115 autres candidats qui ont sollicité le même genre de favoritisme. En 1807, il est profondément blessé par la réponse du protonotaire Joseph-François Perrault* par l’entremise duquel il avait demandé une charge d’officier de milice et qui, en plus de lui suggérer de modifier sa conduite politique, lui déclare : « vous savez que le gouvernement nous charge de ne lui présenter que des officiers d’influence, de capacité et de talent ». L’hostilité de Bédard à l’endroit du juge Pierre-Amable De Bonne* provient sans doute du fait que ce dernier a été autrefois son adversaire dans la circonscription de Northumberland, mais aussi parce qu’il s’est associé à Perrault pour fonder le Courier de Québec à la fin de 1806. Tout cela, pas plus d’ailleurs que ses aptitudes intellectuelles, ne suffit à rendre compte de son destin en tant qu’homme politique et que chef de parti.
Cet homme intelligent et hypersensible, qui dévore les livres jusqu’à en éprouver à l’occasion de la nausée, n’est sans doute pas le plus cultivé dans le groupe restreint qui évolue près de la direction du parti canadien nouvellement né. Les François Blanchet, Jean-Thomas Taschereau, Louis Bourdages, Denis-Benjamin Viger*, Joseph Papineau*, John Neilson* et Andrew Stuart* ne lui sont pas inférieurs à cet égard. Que Stuart, par exemple, discute des conceptions théoriques de savants comme Thomas Robert Malthus, Jean-Charles-Léonard Sismonde de Sismondi et Robert Owen, cela est assez fréquent dans cette petite élite. Là n’est pas l’essentiel, puisque Bédard demeure certainement sur le plan pratique, où se construit l’idéologie au jour le jour, le plus sensible et, par conséquent, le plus attentif aux intérêts, aux aspirations et à la situation d’une classe sociale particulière à qui il attribue en toute légitimité une fonction de classe dirigeante et d’élite nationale. Sa conception de la collectivité canadienne-française comme « peuple naissant », pour employer son expression, est celle d’une nation française, catholique, vouée principalement à l’agriculture, fortement encadrée par le régime seigneurial et la Coutume de Paris et, de surcroît, bien protégée contre le danger américain par l’Angleterre et la constitution britannique. C’est au niveau où les prises de conscience sont décisives que, dans le milieu où il évolue, l’intervention de Bédard paraît déterminante après 1805. Son rôle transcendant en tant que définisseur de l’idéologie et des stratégies politiques des classes moyennes canadiennes-françaises est l’élément qui rend le mieux compte de son ascension comme chef d’un parti qui, à cette époque, a ses racines les plus solides dans la région de Québec. Ses liens avec certains anglophones, tels John Neilson, Andrew et James* Stuart, qu’il décrit comme des « amis des Canadiens », sont également importants, politiquement parlant. À cela s’ajoute le fait que, malgré la grande difficulté de concilier les idées, les intérêts et les ambitions des Québécois et des Montréalais, Bédard est néanmoins capable d’établir des ponts entre les militants des deux régions. Il ne fait pas de doute que sa croyance dans les vertus de la presse en tant qu’instrument d’action politique compte pour beaucoup dans son rayonnement. Son pouvoir a donc des bases personnelles fragiles, mais il s’appuie sur la cohésion d’un groupe qui prétend incarner mieux que tout autre les aspirations de la collectivité nationale.
Bédard avait été dès 1791 un admirateur des institutions britanniques parce qu’elles permettaient, écrit-il dans le Canadien du 4 novembre 1809, un certain apprentissage de la liberté tandis que, sous l’Ancien Régime en France, « le peuple n’était rien ou moins que rien. Un gouverneur aurait cru s’avilir, s’il eût souffert qu’on lui fit éprouver la moindre contradiction. » La conception de la liberté qui, selon lui, était à la base de la constitution britannique n’était pas d’essence démocratique avant tout, mais plutôt un modèle d’équilibre de l’organisation de la vie politique : « Nous jouissons maintenant d’une constitution où tout le monde est à sa place, et dans laquelle un homme est quelque chose. Le peuple a ses droits ; les pouvoirs d’un gouverneur sont fixés et il les connaît ; les grands ne peuvent pas aller au delà des bornes que la loi met à leur autorité [...] C’est qu’il existe un équilibre tellement ménagé entre les droits du peuple et les siens, que s’il va au delà des bornes que la constitution lui a assignées [...] le peuple a un moyen sûr et juste de l’arrêter dans sa marche. » Sa vision de la constitution britannique, celle qu’il assimile vers 1791 et qu’il rappelle à l’intention du gouverneur sir James Henry Craig* vers 1809, repose sur la théorie généralement acceptée à l’époque de l’équilibre des pouvoirs. Précisant sa pensée sur ce point, Bédard ajoute que la constitution britannique est « peut-être la seule où les intérêts et les droits des différentes classes dont la société est composée, sont tellement ménagés, si sagement opposés et tous ensemble liés les uns aux autres, qu’elles s’éclairent mutuellement et se soutiennent par la lutte même qui résulte de l’exercice simultané des pouvoirs qui leur sont confiés ». Avant 1800, il soutient cette théorie devant le danger que représente pour la société bas-canadienne la Révolution française et les agissements des soi-disant agents français infiltrés dans la colonie. Dans les circonstances, la constitution britannique devient davantage un instrument d’harmonie sociale, dont les effets bienfaisants se prolongent des classes dirigeantes aux milieux populaires. Toutefois, après le début du xixe siècle, sa conception de l’équilibre constitutionnel se transforme considérablement.
Ce changement est le fruit du développement d’une conscience nationale parmi les classes moyennes canadiennes-françaises. De la pensée de Bédard, celle qui s’exprime dans sa correspondance, dans ses écrits que publie le Canadien, fondé en 1806, dans les mémoires et requêtes qu’il conçoit en tout ou en partie, se dégage l’idée très nette que le « peuple naissant » dont il parle et la classe sociale à laquelle il s’identifie sont fondamentalement menacés non seulement de l’extérieur mais aussi de l’intérieur du pays. Dans le mémoire au roi préparé par l’Assemblée en mars 1806 afin de justifier son opposition à la levée d’une taxe foncière pour financer la construction des prisons, on trouve des idées nouvelles, qui seront souvent exprimées par Bédard dans le Canadien et qui attirent l’attention sur le rôle néfaste de l’économie des fourrures et des marchands qui la dominent : « Assemblée respecte ce commerce quelque contraire qu’il soit à la population du pays et à l’avancement de son agriculture, à cause des avantages qui sont supposés en résulter à l’Empire en général ; mais elle n’a pas cru juste de lui sacrifier en entier les intérêts les plus chers du pays, et particulièrement ceux de la population et de son agriculture, qui promettent un fonds de commerce et de défense beaucoup plus assuré que celui de la pelleterie. »
C’est dans l’adresse envoyée au prince régent en novembre 1814 et dans le mémoire qui l’accompagne que se trouve condensée la pensée de Bédard sur ces sujets et celle de son entourage immédiat, en particulier Taschereau et Blanchet. Il ne fait pas de doute que l’ancien chef du parti canadien ait été à la fois coauteur de l’adresse et rédacteur du premier jet du mémoire. Pour capitale qu’elle ait été, la contribution de Bédard n’exclut pas celle des chefs du parti canadien, qui ont discuté et mis au point ces documents, ce qui leur confère de surcroît un certain caractère de représentativité. Au début du xixe siècle, tel qu’il est manifeste dans le mémoire, Bédard maintient sa foi dans la constitution britannique, dans les principes qui la fondent et, en particulier, dans celui de l’équilibre des pouvoirs qui ne fait que transposer sur le plan politique les rapports de force dans la société : « Nous regardons notre constitution actuelle comme celle qui est la plus capable de faire notre bonheur, et notre plus grand désir serait d’en pouvoir jouir suivant l’intention de Sa Majesté et de son Parlement. » Cependant, au cours de ces années cruciales, Bédard se dégage de la cohorte des députés et s’affirme comme le chef d’un parti politique naissant dont l’idéologie est en train de se former. C’est au niveau de l’édification d’une idéologie et de la mise en place de ses bases théoriques, au fil d’une lutte qui mobilise presque tous les groupes sociaux, que se situe principalement le rôle de ce chef qui pourtant n’a rien de flamboyant, même en tant qu’organisateur politique. Bédard possède la conviction que la source du problème canadien-français et du nationalisme tels qu’ils émergent alors est politique avant d’être sociale. À propos de la constitution de 1791 qui devait en principe traduire sur le plan du pouvoir les forces sociales existantes, il écrit dans le mémoire : « malheureusement, la manière dont elle a été administrée, jusqu’ici, lui donne un effet bien opposé à cette intention ». Il n’hésite pas à attribuer, non sans contradiction de sa part, la responsabilité de ces distorsions à l’influence démesurée d’une minorité ethnique et sociale.
La toute-puissance de cette minorité anglophone se manifeste, selon Bédard, à travers tout le système politique, sauf à la chambre d’Assemblée où dominent les vrais représentants du peuple canadien. L’influence de ces fonctionnaires sans talents, de ces marchands avides, de leurs suppôts, les Canadiens vendus ou dévoués, et celle des éléments populaires anglophones qui en dépendent sont telles que les gouverneurs eux-mêmes y succombent et deviennent les instruments d’une clique haineuse : « Un gouverneur, affirme Bédard dans le mémoire, ne peut avoir pour lui le parti anglais, le parti du Gouvernement, sans adopter toutes ses idées, ses préjugés et ses plans contre les Canadiens [...] Il y aura bien peu de gouverneurs qui auront assez de talens pour lutter contre tant de désavantages, et une vertu assez sublime pour faire ce qu’ils croiront de leur devoir pour le plus grand intérêt de la mère patrie. »
Ainsi, au dire de Bédard, les membres de la bourgeoisie anglophone, loin de se contenter de manipuler les gouverneurs dans les domaines où ceux-ci peuvent décider en dernière instance ou presque, les utilisent aussi pour faire triompher leurs idées en Angleterre : les gouverneurs, prétend-il, « ne peuvent s’empêcher de contracter bientôt les mêmes préjugés qu’eux, qu’ils font sans doute passer au gouvernement de la mère-patrie ». En plus d’employer les canaux ordinaires pour calomnier les Canadiens, la minorité anglophone se sert donc des représentants du roi pour accomplir cette besogne. C’est un thème sur lequel le chef du parti canadien revient souvent au cours de sa carrière politique, et même une fois devenu juge, afin de mettre en évidence les frustrations de ses compatriotes des classes moyennes et l’humiliation qui pèse sur les Canadiens en tant que peuple. Bédard va jusqu’à déclarer dans le mémoire de 1814 : « Ce parti [anglais] a intérêt de les faire passer pour déloyaux ; il a intérêt de les gouverner de manière à les faire paraître tels ; de manière même à les rendre tels pour qu’ils le paraissent. » Cette intervention continuelle de l’oligarchie anglaise fausse l’équilibre constitutionnel et tend à modeler les rapports sociaux selon les objectifs de ce groupe.
La remarquable sensibilité de Bédard à propos de la question du favoritisme reflète une prise de conscience, dans le groupe qu’il représente, des disparités socio-économiques entre les deux entités ethniques et de leur signification tant pour les classes dirigeantes canadiennes que pour les milieux populaires. Le chef du parti canadien n’hésite pas à attribuer ces écarts aux pratiques d’un régime politique profondément injuste, dominé par une minorité qui monopolise le favoritisme et s’érige en bénéficiaire exclusive des gratifications royales : « Lorsque notre constitution nous a été donnée, rappelle-t-il dans le mémoire, les anciens sujets (dénommés Anglais dans le pays, de quelques nations qu’ils soient) étaient en possession des places du gouvernement. Si quelques Canadiens y étaient admis, c’était sur leur recommandation, et ils étaient choisis du nombre de ceux qui leur étaient dévoués. Depuis la constitution, les choses ont continué sur le même pied, les anciens sujets ont continué d’être en possession des places, et sont devenus le parti du gouvernement ; le canal des recommandations est continué le même, et il n’a été admis aux places, comme auparavant, que quelques Canadiens dont le dévouement était connu. »
Ainsi l’arme du favoritisme aurait été manipulée afin de rendre les Canadiens tels qu’on désirait qu’ils soient : inférieurs et déloyaux. C’est aussi pour satisfaire aux exigences du favoritisme dans la magistrature que la confusion et même des germes de destruction ont été introduits dans les institutions nationales, en particulier dans la Coutume de Paris : « Nos lois de propriété sont tombées dans l’oubli, affirme Bédard dans le mémoire de 1814, pour que nous eussions sur le banc des juges de ce parti qui les ignoraient. » Il en est résulté, d’après Bédard, que les anciennes lois, les règles de pratique et la procédure ont souvent été modifiées pour faire place à de nouvelles lois inadaptées aux besoins. D’un changement à l’autre, le système judiciaire s’est trouvé bouleversé, et l’arbitraire installé en permanence. La présence de juges à la chambre d’Assemblée, au Conseil législatif et au Conseil exécutif n’a été qu’une conséquence logique de ces manœuvres pour asservir les Canadiens.
Cette chasse universelle aux « places » par l’oligarchie anglophone est également un facteur qui explique, selon Bédard, l’impuissance de la chambre d’Assemblée, l’organe de la majorité de la population, reléguée par la force des choses dans un rôle d’opposition. Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que les clivages ethniques aient de plus en plus polarisé l’engagement politique des individus et des groupes. Bédard soutient même dans le mémoire de 1814 que le nationalisme, avant de se diffuser dans la population, a pris forme sur la scène politique : « Les divisions de la Chambre d’Assemblée deviennent nationales ; les Anglais d’un côté formant la minorité, à laquelle est lié le gouvernement, et les Canadiens de l’autre formant la majorité, à laquelle est attachée la masse du peuple ; la chaleur de ces divisions nationales passe de la Chambre d’Assemblée dans le peuple, tout le pays se trouve divisé en deux partis ; le parti anglais du gouvernement d’un côté, et la masse du peuple de l’autre. »
La thèse de Bédard vise à démontrer le caractère universel de l’offensive menée par la minorité anglophone contre la nation canadienne-française et ses institutions. Les efforts de ce groupe pour réduire la chambre d’Assemblée à l’impuissance n’ont eu d’autre but que de pénétrer la majorité des députés, et il va sans dire la nation qu’elle représente, du « sentiment de sa propre dégradation ». Bédard est même convaincu que cette stratégie, dictée par la haine ethnique et la soif des « places », porte en elle le dessein machiavélique d’engloutir la population canadienne-française en provoquant une immigration massive d’Américains. D’ailleurs, précise-t-il, les bureaucrates coloniaux y ont intérêt, puisqu’ils sont parvenus à accaparer les terres de la couronne dans le voisinage des États-Unis et qu’ils désirent, afin de se « débarrasser des Canadiens », les faire cultiver par des colons d’outre-frontière ; déjà, on savait que les Canadiens avaient besoin de ces terres pour survivre en tant que nation agricole. À propos de cette immigration qui constitue une menace pour la population francophone, Bédard écrit : « ainsi le parti anglais est opposé au parti canadien, justement sur le point qui touche à sa vie et à son existence comme peuple ».
Cette prise de conscience du péril américain du point de vue militaire et démographique et, finalement, sous l’angle économique et culturel constitue une des raisons fondamentales qui incite Bédard, convaincu que la métropole n’est pas complice de l’oligarchie coloniale qui la trompe, à valoriser le rôle protecteur de la Grande-Bretagne et de ses institutions : « Tant que le pays demeurera sous l’empire Britannique, affirme-t-il dans le mémoire, ils [les Canadiens] n’ont pas les mêmes dangers à craindre, ils n’ont pas à appréhender qu’une population ennemie de leur religion, émigre des domaines de la mère patrie ; ils ont espérance que leur population sera toujours la plus considérable du pays, et qu’avec une constitution telle que leur a accordée la mère-patrie, ils auront le moyen de conserver leur religion, et tout ce qui leur est cher, pourvû que la mère-patrie veuille bien les laisser jouir de cette constitution sans qu’elle serve à les rendre odieux. » Bédard croit finalement que les Canadiens, à cause de leur attachement au pays, et les autorités métropolitaines ont des intérêts tellement semblables que « l’engloutissement de la population canadienne par la population américaine, sera l’engloutissement de la domination de la mère-patrie sur le pays, et que la perte de la vie politique des Canadiens, comme peuple naissant, sera aussi la perte de la vie politique de tout le pays, comme colonie britannique ».
Bédard a le sentiment que les Canadiens sont les victimes d’une « contradiction étrange » entre les principes sur lesquels se fonde la constitution et la pratique qui en a été faite depuis 1791. En théorie, il ne rejette pas le principe de l’équilibre des pouvoirs ; mais afin de résoudre la contradiction qu’il dénonce, il est amené au cours de la lutte qu’il engage contre le gouvernement à le remettre concrètement en question, à préconiser la suprématie du pouvoir législatif et à poser le principe de la responsabilité ministérielle.
Cette question du rôle de chef de file assumé par Bédard quant à la formulation de la théorie de la responsabilité ministérielle, dès la première décennie du xixe siècle, est loin d’avoir fait l’unanimité chez les historiens. Il existe d’abord une tradition historiographique remontant au moins à Aileen Dunham, qui tend à minimiser la contribution capitale du chef du parti canadien à l’élaboration de cette théorie politique, au profit de Robert Baldwin*, un des leaders réformistes du Haut-Canada dès la fin des années 1820. Pour appuyer ses dires, l’historienne utilise plusieurs arguments qui sont loin d’être tout à fait convaincants : « II semblerait, par conséquent, que la théorie du gouvernement responsable, en tant que distincte de la pratique, n’a pas été développée ou clairement exprimée en Grande-Bretagne avant le Reform Act. Est-ce que la colonie était plus clairvoyante que la mère-patrie ? » Elle insiste aussi sur le fait que l’existence de clivages ethniques empêchait dans le Bas-Canada la mise en place de partis politiques, condition indispensable, selon elle, à l’éclosion de la responsabilité ministérielle. Elle est toutefois obligée d’admettre que les chefs politiques du Bas-Canada avaient très tôt utilisé l’arme de l’impeachment et avaient ainsi posé le problème de la responsabilité légale et individuelle des conseillers du gouverneur envers les élus du peuple. Cette thèse sera aussi reprise pour l’essentiel par Frank Hawkins Underhill* et Lawrence A. H. Smith. L’autre tendance regroupe des historiens qui montent en épingle la clairvoyance personnelle de Bédard en ce qui concerne l’élaboration du concept de responsabilité ministérielle. Ils reconnaissent souvent le caractère novateur des analyses du chef du parti canadien, mais ils laissent entendre qu’il a plus ou moins faussement attribué aux Anglais de la métropole une théorie qui ne s’actualisera vraiment en Angleterre qu’après 1830. Ces deux interprétations mettent l’accent sur les qualités personnelles de l’agent historique.
Il est évident que Bédard, parce qu’il défend les intérêts et les valeurs d’une classe sociale appartenant à une nation menacée, a avantage, en vue de la conquête du pouvoir, à s’emparer de la question de la responsabilité ministérielle, déjà débattue depuis longtemps en Angleterre. L’historien Anthony Harold Birch, citant à ce sujet l’expert en constitution Alpheus Todd*, écrit : « Le grand principe de la responsabilité ministérielle [...] est une suite naturelle du système de gouvernement fondé sur le parlementarisme, qui a été introduit par la Révolution de 1688. » De 1780 à 1832, on assiste donc en Angleterre à une évolution du concept de la responsabilité légale et individuelle des conseillers royaux, qui aboutira à la notion de responsabilité collective des ministres devant la chambre des Communes et le peuple et non devant les cours de justice. Ainsi le principe de la suprématie du pouvoir législatif est admis. Bédard a su, au début du xixe siècle, déceler à son profit la tendance la plus profonde de la constitution britannique à une époque où elle échappe encore à l’attention de la très grande majorité des hommes politiques anglais.
Au moment où Bédard formule ses idées sur la nature de la constitution britannique, il n’aborde jamais la question sous l’angle de la responsabilité légale et individuelle des conseillers du souverain. Il part du principe que le roi ou son représentant ne peuvent errer. Par la suite, il démontre le caractère essentiel du « ministère » dans le rapport de forces à l’intérieur de la constitution : « Comme si on pouvait avoir une administration sans ministère », écrit-il dans le Canadien du 31 janvier 1807. « C’est même une maxime de notre ministère qu’il n’y a point de ministère ici et que c’est le gouverneur qui conduit tout. Cette maxime qui tend à rendre le représentant du roi responsable de tous les conseils des ministres est aussi injuste qu’inconstitutionnelle, en ce qu’elle expose le représentant du roi à perdre la confiance du peuple par les fautes de ses ministres. » Selon le chef du parti canadien, lecteur attentif de sir William Blackstone, de Jean-Louis De Lolme et de John Locke, le rapport de forces à l’intérieur de la constitution doit être déterminé par le principe de la suprématie de la branche législative sur le pouvoir exécutif. À propos de Blackstone et de Locke, Bédard écrit dans le Canadien du 3 juin 1809 : « Ils montrent que le pouvoir exécutif n’a le droit d’exercer aucune censure sur les branches de la législature ; que le pouvoir exécutif, comme tel, est inférieur au pouvoir législatif, et que comme étant une des branches de la législature, quoique la première en rang et en dignité, les autres branches ne sont aucunement dans sa dépendance. » Si Bédard croit encore à la théorie de l’équilibre des pouvoirs, cet équilibre doit, de toute évidence, pencher en faveur du pouvoir législatif. Comment justifier autrement la responsabilité des « ministres » devant la chambre d’Assemblée ?
Naturellement, Bédard se doit d’être prudent et d’éviter les échanges vigoureux sur des conceptions qui remettent en question le pouvoir des gouverneurs, ceux de la minorité britannique et même l’autorité de la métropole sur sa colonie quant aux problèmes d’intérêt provincial. Radical à ses débuts, il affiche plus de prudence avec le temps, surtout après son arrestation en 1810 et après sa nomination au poste de juge en 1812. Bédard n’est-il pas un de ceux qui ont dénoncé avec le plus de vigueur l’intervention des juges dans la politique des partis ? Dans le mémoire de 1814, auquel il a largement contribué, il est suggéré : « S’il est juste que les Gouverneurs connaissent les deux partis, et qu’ils ne reçoivent point les accusations contre les habitans du pays, sans les entendre, il est juste que ces derniers aient aussi un moyen régulier d’être entendus par des conseillers et gens en place, pris d’entreux, et que ces conseillers ne soient pas nommés d’après les recommandations qui passent par le Canal ordinaire [...] Si le Gouverneur avait le pouvoir d’appeller au conseil les principaux membres de la majorité de la Chambre d’Assemblée, il aurait par là un moyen d’entendre les deux partis. » Un peu plus loin, le mémoire fait encore état de cette proposition : « S’il était possible qu’un nombre de places de conseillers ou d’autres places d’honneur et de profit, fut accordé à ceux qui ont le plus d’influence sur la majorité de la Chambre d’Assemblée, quelles dépendissent entièrement de leur succès à s’y maintenir, et qu’ il fut certain et bien connu qu’il n’y aurait aucun autre moyen de les obtenir, il y a lieu de présumer que les deux partis se réuniraient bien vite dans la Chambre d’Assemblée, que cette division nationale si contraire au but du Gouvernement disparaitrait tant dans l’Assemblée qu’au dehors. »
Même si le mémoire précise que le gouverneur ne devrait pas se sentir lié par les conseils ainsi donnés et que le « ministère » serait composé d’hommes des deux partis, il n’en reste pas moins que le système préconisé vise à lier les conseillers à ceux qui dominent la chambre d’Assemblée et ultimement à la nation en tant que source première de la souveraineté. Le postulat de base est qu’aucun gouverneur ne pourrait aller à l’encontre des vœux de la majorité. Il suffit de lire ce que Bédard affirme au sujet de la liberté de la presse dans le prospectus du Canadien, publié le 13 novembre 1806, pour comprendre la signification véritable du mémoire de 1814 : « C’est cette liberté de la presse qui rend la constitution d’Angleterre propre à faire le bonheur des peuples qui sont sous sa protection [...] Sous la constitution d’Angleterre, le peuple a le droit de se faire connaître lui-même, par le moyen de la liberté de la presse, et par l’expansion libre de ses sentiments, toute la nation devient, pour ainsi dire, le conseiller privé du gouvernement. » Dans le Canadien du 24 janvier 1807, il va encore plus loin dans son analyse, ce qui laisse peu de doutes quant à ses intentions réelles : « Le Ministère doit nécessairement avoir la majorité dans la Chambre des Communes. Dès qu’il perd l’influence qui la lui donne, ou dès que son systeme ne paroit plus bon, il est relevé. Quelquefois aussi il arrive, que lorsque le Roi désire savoir le quel des deux systemes, de celui du ministère ou de celui d’une opposition, la nation veut adopter, il dissout le Parlement. Alors la nation exerce son jugement en élisant ceux dont elle approuve le systeme et la conduite [...] C’est d’après le sentiment du peuple manifesté par le choix des personnes dont il adopte le système que le nouveau ministère est établi. Ce Ministère est sûr d’être soutenu par la Chambre des Communes et le peuple, tant qu’il ne déviera point de ses principes. »
Bédard n’est pas d’abord à la recherche de moyens punitifs mais d’une solution globale à un problème politique créé, selon lui, par la manipulation des institutions au profit d’une minorité ethnique particulière. C’est pourquoi il s’intéresse d’abord à la dimension fondamentale de la responsabilité ministérielle : celle de la responsabilité collective des conseillers du gouverneur devant la chambre d’Assemblée et le peuple. La mise en place d’une nouvelle dynamique politique au profit, cette fois, d’une autre classe sociale représentant un groupe ethnique majoritaire est son objectif premier. La réforme qu’il préconise vise dans les circonstances à une mutation radicale du pouvoir politique et social. On comprend alors que l’aspect légal de la responsabilité ministérielle n’ait eu qu’une importance secondaire à ses yeux. Au contraire, avant 1830, à l’époque où le parti canadien, sous James Stuart et Louis-Joseph Papineau, affiche plus de modération dans ses demandes de réforme, la technique de l’impeachment sera fréquemment utilisée contre les conseillers du représentant du roi. Elle ne sera qu’un moyen parmi plusieurs autres pour affirmer la nécessité d’une mainmise de l’Assemblée sur l’exécutif.
Non seulement la pensée politique de Bédard est-elle novatrice, mais elle a dans le contexte de l’époque un côté révolutionnaire parce qu’elle implique une remise en question du rôle du gouverneur et des rapports traditionnels entre la métropole et la colonie. L’idée de responsabilité ministérielle est dans cette perspective celle qui sert le mieux à polariser toute son action en tant que chef de parti. Les efforts qu’il fait en 1808 afin d’exclure les juges de la chambre d’Assemblée [V. Pierre-Amable De Bonne], tout comme son projet de 1810 visant à faire nommer un agent de l’Assemblée en Angleterre pour y porter une version canadienne des faits, relèvent aussi de préoccupations qui intègrent l’ensemble de sa pensée politique. La proposition que le parti canadien fait en 1810 au gouvernement britannique, selon laquelle l’Assemblée prendrait en charge les dépenses de la colonie, en découle logiquement et amorce une longue série de luttes qui, telles qu’elles se déroulent, poseront d’une façon un peu moins radicale et moins nette à l’époque du leadership de Papineau le problème de la responsabilité de l’exécutif devant l’Assemblée. Les craintes exprimées à cette occasion par le gouverneur Craig sont bien fondées, car Bédard veut renforcer l’emprise de l’Assemblée sur l’exécutif et les fonctionnaires, en lui assurant la mainmise sur les finances. Parce qu’il est bien au fait de ce qui s’est pratiqué autrefois dans la colonie de New York, il est en mesure d’inciter ses successeurs à la direction du parti à réclamer en faveur de l’Assemblée le vote annuel et par poste de la liste civile.
Bédard n’est pas d’abord un homme de lettres engagé principalement dans la construction de théories, sans portée dans l’immédiat ; il est un chef de parti politique dont les idées tendent à modifier profondément l’équilibre des forces en présence. En 1807, l’insécurité qui résulte du blocus continental de Napoléon Ier contre l’Angleterre et des tensions montantes avec les États-Unis ne peut que stimuler l’hostilité que le gouverneur Craig entretient déjà contre tous ceux qui peuvent troubler la paix intérieure. Peu à peu s’insinue dans l’esprit de Craig la conviction que les dirigeants du parti canadien ne sont guère plus qu’un groupe d’individus de condition sociale inférieure, constitué de nationalistes et de démagogues frustrés de ne pouvoir accaparer autant qu’ils le voudraient les places d’honneur et de profit. Il ne se contente pas de les qualifier de révolutionnaires ; il va plus loin et les accuse d’être disposés à faire le jeu de la France et des États-Unis dans des circonstances aussi critiques. C’est à partir de cette conclusion qu’en juin 1808 il retire à Bédard, à Jean-Antoine Panet*, à Taschereau, à Joseph Levasseur-Borgia* et à Blanchet leur commission d’officier de milice. Déjà irrité par l’attitude des chefs du parti canadien sur la question de l’inéligibilité des juges à siéger à la chambre d’Assemblée, le gouverneur atteint le comble de l’indignation lorsque la majorité des députés décide d’exclure de l’Assemblée Ezekiel Hart*, le nouveau député de Trois-Rivières de religion juive. En mai 1809, Craig procède donc à la dissolution de la chambre d’Assemblée et en appelle aux électeurs. Il essuie une défaite, ce qui l’oblige à répéter le même scénario en mars 1810. Le 17 mars, il fait arrêter Charles Lefrançois, l’imprimeur du Canadien, et fait saisir ses presses. Deux jours plus tard, les rédacteurs de ce journal, Bédard, Blanchet et Taschereau, sont à leur tour jetés en prison sous des accusations de pratiques traîtresses. Au cours de l’été de 1810, Blanchet et Taschereau sont remis en liberté pour cause de maladie tandis que Bédard demeure en prison ; il exige un procès en bonne et due forme ou une exonération sans condition. Il sera finalement élargi en mars 1811. Il s’attendait à une sortie triomphale qui aurait accru la force de son leadership mais, à l’intérieur du parti canadien, et surtout à Montréal, des rivaux veillent à ce qu’il n’y ait pas trop de bruit autour de Bédard. Le chef du parti canadien en conservera un souvenir amer jusqu’à sa mort. En 1819, il déclare : « Mr. Papineau et Mr. Viger ne sont pas beaucoup mes amis. » C’est sur cet épisode que prend fin sa carrière politique.
Les choses sont d’autant plus irrémédiables que le nouveau gouverneur, sir George Prevost*, après avoir évalué le poids des divers courants d’opinion dans la société bas-canadienne, décide de s’appuyer sur les groupes les plus représentatifs et d’isoler les éléments jugés extrémistes. Certains d’entre eux, tels Herman Witsius Ryland* et Jacob Mountain, sont simplement écartés du pouvoir. Prevost utilise en plus le favoritisme, soit pour se concilier des individus bruyants et influents, soit pour les neutraliser. Bédard fait partie de cette catégorie et se voit offrir en 1812 un poste de juge à la Cour du banc du roi, à Trois-Rivières. L’ex-chef du parti canadien qui a eu tendance à qualifier les francophones placés dans la même position de « chouayens », de « dévoués » et de « vendus », juge sa situation différente, accepte le poste et finalement rationalise le tout ; le geste de Prevost devient alors un acte réparateur pour un emprisonnement injuste. En 1817, il écrit à ce propos : « j’ai regardé cette offre comme une reconnoissance de la part du gouvernement de l’erreur où il avoit été à mon sujet ; que je ne l’aurois pas accepté sans cela et que je serois prêt à remettre la place, si ce n’étoit pas de cette manière qu’elle m’eut été donnée ». Il n’était pas aussi disposé qu’il le raconte à abandonner sa place. Quelques années auparavant, un pamphlet publié contre lui avait soulevé son indignation au point qu’il avait presque demandé au gouverneur de le relever de ses fonctions. Il était allé tellement loin dans cette direction qu’il devait confier à John Neilson : « J’ai mis ma place si près de me tomber des mains que je suis obligé presque de la redemander pour ne pas la perdre. »
À Trois-Rivières, le juge Bédard mène une existence inquiète, agitée, habitée en permanence par le drame et, pour tout dire, malheureuse. Même ses rapports avec ses collègues juges et avocats semblent être à l’occasion tumultueux. Au fond, il ne quittera vraiment jamais le milieu politique. Il se révèle, encore en 1814, incapable de rompre vraiment avec le passé : « je crois que j’ai bien mal fait d’avoir accepté la place que j’ai ici. Il ne me paroit guère possible d’en tenir une sans être de l’avis de tous les autres [...] Je me trouve gêné, partagé entre des intérêts ou des devoirs opposés, quoique j’ai une place je ne me sens pas libre de me dispenser de contribuer à ce qui seroit nécessaire pour le bien du pays. Pour un rien j’abandonnerois ma place pour redevenir comme j’étois. Misérable, il est vrai, manquant de tout, mais plus heureux ; mais j’ai des créanciers, j’ai une famille, je suis mal. » Avec le temps, son engagement devient moins direct et moins ouvert, mais il n’en demeure pas moins réel. C’est principalement par l’intermédiaire de Neilson, son conseiller moral, qu’il fait connaître ses opinions sur le rôle des journaux dans la vie politique, sur la question des subsides, sur les rivalités entre Québec et Montréal au sein du parti canadien ou sur l’importance des cantons, compte tenu de la surpopulation des seigneuries. À une occasion, il rebondit dans l’action politique ouverte ; en effet, au moment du projet d’union de 1822, le sentiment du danger collectif l’entraîne à prendre part au mouvement d’opposition. Il accepte même la présidence du comité de protestation de la région de Trois-Rivières. Chargé d’aller en Angleterre avec Neilson et Papineau par les militants de sa région, il sera dans l’impossibilité de remplir ce mandat faute d’avoir pu obtenir son congé du gouverneur. En 1828, il sera encore question de lui comme un des délégués du parti patriote (nom donné au parti canadien à compter de 1826) en Angleterre.
Depuis 1810, le mouvement nationaliste incarné par le parti canadien avait continué de se développer sous l’effet des conditions économiques, démographiques et sociales. Avec le temps, l’intensité du mouvement s’était toutefois déplacée de la région de Québec vers Montréal. Cette évolution se reflétait aussi à la direction du parti. Lorsqu’il fut question après 1810 de trouver un successeur à Bédard, les candidats ne manquaient pourtant pas : Levasseur-Borgia, Blanchet, Taschereau, Bourdages, Pierre-Dominique Debartzch* et Viger pouvaient avoir des titres à cette succession. Finalement, on se rallia autour de James Stuart, un « bon anglais » québécois, qui ne pouvait être autre chose qu’un chef de transition. De fait, entre 1815 et 1818, un nouveau chef en la personne de Papineau se dessina. Celui-ci, encore jeune mais parfaitement conscient de la fragilité de son pouvoir, renoua avec certaines pratiques de Bédard. Afin de se donner de solides appuis dans la région de Québec et parmi les anglophones, il s’associa avec Neilson et Andrew Stuart. Pour toutes sortes de considérations, pendant une dizaine d’années, il fut obligé de ne poursuivre que des objectifs limités. C’est pourquoi la question de la responsabilité ministérielle, jugée trop radicale, ne fut pas mise de l’avant comme telle. Jusqu’en 1828, Papineau fit seulement porter la lutte sur la question du contrôle des subsides.
En tant qu’homme intelligent, talentueux et sensible à ses misères, Bédard était sans doute habité par le sentiment de son échec politique et par celui d’avoir goûté au fruit défendu du favoritisme, mais il était bien davantage dominé par les tourments de sa vie familiale. Peu après son mariage, la mésentente s’était installée de façon permanente dans son foyer qu’il décrivait comme un « enfer ». À sa femme, il reprochait d’être désordonnée, mondaine et dépensière au point qu’il la rendait seule responsable de leur endettement chronique. Toutefois, l’incompatibilité de ces deux êtres était beaucoup plus profonde et complexe qu’il n’y paraissait. D’un côté, se sentant dominé, Bédard se demandait : « Pourquoi faut-il que je sois sacrifié à lui servir d’un vil instrument de mari ? » De l’autre, à partir de la conviction que son épouse n’acceptait pas « son état de femme », il écrivait : « Je ne lui en reproche qu’un [tort], c’est d’être rebelle à mes volontés [...] Le grand tort que j’ai, c’est de n’être plus capable de la gouverner. » Leurs rapports se détériorèrent tellement que, vers 1815, les conjoints envisagèrent sérieusement une séparation légale, qui ne se produisit jamais. Cet état permanent de crise se répercutait naturellement sur les enfants qui se trouvaient pris à témoin dans cette lutte incessante. Bédard expliquait ainsi les difficultés qu’il avait avec ses fils : « J’attribue cela aux malheureuses circonstances de mon ménage et à l’attachement que les enfants ont toujours plus eu pour leur mère. »
Bédard et sa femme eurent quatre fils. Pierre-Hospice, né le 21 mai 1797, devint avocat en 1823 et s’établit définitivement aux États-Unis en 1828. Elzéar*, né le 24 juillet 1799, fut reçu avocat le 17 août 1824 ; il siégea à l’Assemblée comme député de Montmorency à partir de 1832, puis devint premier maire de Québec en 1833 et juge à Montréal en 1836. Joseph-Isidore naquit le 9 janvier 1806 ; il fut lui aussi reçu avocat, le 12 octobre 1829, et fut élu député dans la circonscription de Saguenay en 1830. Le dernier, François-Zoël, né en 1812, fut gardien de phare à Pointe-des-Monts où il apprit le montagnais.
Pierre-Stanislas Bédard, dont le nom est intimement lié à la naissance des partis politiques au Canada et à celle du nationalisme québécois, a été le premier dans l’Empire britannique à formuler d’une façon cohérente la théorie de la responsabilité ministérielle. Il mourut à Trois-Rivières le 26 avril 1829. Sa femme lui survécut jusqu’au 20 février 1831.
Le manuscrit de Pierre-Stanislas Bédard intitulé « Notes de philosophie, mathématiques, chimie, physique, grammaire, politique et journal, 1798–1810 », est déposé aux ASQ, sous la cote mss-m 241. Les sources essentielles pour l’étude de la carrière et de la personnalité de Bédard se trouvent dans plusieurs grandes collections d’archives, notamment ANQ-Q, fonds de la famille Papineau (P-417) ; ASQ, fonds Viger-Verreau (Sér. O, 095–0125 ; 0139–0152) ; APC, fonds Papineau (MG 24, B2) et fonds Viger (MG 24, B6) et plus particulièrement collection Neilson (MG 24, B1) dans laquelle on découvre une riche correspondance de Bédard. Bien entendu, le Canadien est indispensable à la connaissance du chef du premier parti politique dans le Bas-Canada. De plus, le nom de Bédard figure en bonne place dans tous les manuels scolaires et universitaires ; il n’est donc pas utile de les énumérer ici parmi les études. [f. o.]
ANQ-Q, CE1-1, 26 juill. 1796 ; CE1-7, 14 sept. 1762.— F.-J. Audet et Fabre Surveyer, les Députés au premier Parl. du B.-C.— Claude de Bonnault, « le Canada militaire : état provisoire des officiers de milice de 1641 à 1760 », ANQ Rapport, 1949–1951 : 263–527.— David Gosselin, Dictionnaire généalogique des familles de Charlesbourg depuis la fondation de la paroisse jusqu’à nos jours (Québec, 1906).— Henri Brun, la Formation des institutions parlementaires québécoises, 1791–1838 (Québec, 1970).— Caron, la Colonisation de la prov. de Québec.— N.-E. Dionne, Pierre Bédard et ses fils (Québec, 1909).— A. L. Guay, « la Constitution anglaise » and « the British constitution » as seen in the editorial thought of le Canadien and the Quebec Mercury, 1804–1823 » (thèse de m.a., univ. d’Ottawa, 1975).— Ouellet, Bas-Canada ; Éléments d’histoire sociale du Bas-Canada (Montréal, 1972) ; Hist. économique.— Paquet et Wallot, Patronage et Pouvoir dans le B.-C.— Taft Manning, Revolt of French Canada.— Marcel Trudel, la Population du Canada en 1663 (Montréal, 1973) ; le Terrier du Saint-Laurent en 1663 (Ottawa, 1973).— Wallot, Un Québec qui bougeait.— N.-E. Dionne, « Pierre Bédard et son temps », SRC Mémoires, 2e sér., 4 (1898), sect. i : 73–93.— Arthur Maheux, « Pierre Stanislas Bédard, 1763–1829 : philosophe et savant », SRC Mémoires, 3e sér., 50 (1956), sect. i : 85–93.— Fernand Ouellet, « Officiers de milice et Structure sociale au Québec (1660–1815) », HS, 12 (1979) : 37–66.— L. A. H. Smith, « Le Canadien and the British constitution, 1806–1810 », CHR, 38 (1957) : 93–108.
Fernand Ouellet, « BÉDARD, PIERRE-STANISLAS », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 6, Université Laval/University of Toronto, 2003– , consulté le 28 nov. 2024, http://www.biographi.ca/fr/bio/bedard_pierre_stanislas_6F.html.
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Auteur de l'article: | Fernand Ouellet |
Titre de l'article: | BÉDARD, PIERRE-STANISLAS |
Titre de la publication: | Dictionnaire biographique du Canada, vol. 6 |
Éditeur: | Université Laval/University of Toronto |
Année de la publication: | 1987 |
Année de la révision: | 1987 |
Date de consultation: | 28 novembre 2024 |