DEMERS, JÉRÔME, prêtre catholique, éducateur, auteur, architecte et vicaire général, né le 1er août 1774 à Saint-Nicolas, près de Québec, fils de Jean-Baptiste Demers, cultivateur et notaire, et de Geneviève Loignon ; décédé le 17 mai 1853 à Québec.
La génération de Jérôme Demers était la cinquième depuis l’arrivée de Jean en Nouvelle-France vers 1650. Le père de Jérôme avait deux frères récollets, le père Louis* et le frère Alexis. Il semble que ce soit ce dernier qui lui ait donné l’instruction nécessaire à l’exercice des fonctions de capitaine de milice et de notaire. Jérôme aurait, quant à lui, profité des bons offices de l’oncle Louis. Solidement bâti et un peu fruste de manières, Jérôme aurait pu faire un excellent travailleur de la terre. Mais il montre, dès son enfance, de si bonnes dispositions pour l’étude et tant de sérieux dans sa conduite que son père n’hésite pas à le mettre au petit séminaire de Québec en 1785.
L’acclimatation y est pénible au point que Demers redouble sa cinquième. Ce que voyant, son père décide par la suite de l’envoyer au couvent des récollets à Montréal, où Jérôme pourrait être entré en 1788. Dans cette institution se trouvent justement Louis et Alexis Demers, de même que Pierre-Jacques Bossu*, dit Lyonnais, étudiant en théologie. Le père Louis et Bossu sont passionnés de sciences et forts en mathématiques. Sous la protection de ces deux précepteurs, Jérôme ne peut que développer ses propres aptitudes. Les leçons des récollets ne l’empêchent d’ailleurs pas de s’inscrire, vraisemblablement la même année, comme élève au collège Saint-Raphaël (devenu en 1806 le petit séminaire de Montréal). En janvier 1789, il est censeur de la classe de cinquième comme l’indique le tableau des places de composition. L’année suivante, il se trouve en quatrième. On croit qu’il termine ses études classiques en 1794, ayant sans doute fait ses classes dé philosophie-sciences avec son oncle Louis et avec Bossu plutôt qu’au collège, où le cycle de philosophie n’est pas encore établi.
De retour à Québec, se sentant du goût pour les sciences exactes, Demers s’inscrit aux leçons d’arpentage données par Jeremiah McCarthy*. Mais en 1795, il laisse là les mathématiques pour entrer au grand séminaire de Québec. Après un an et demi de théologie, il quitte la soutane pour revenir chez son père. Celui-ci le met immédiatement aux travaux de défrichement. Une semaine de ce régime suffit à le ramener au petit séminaire de Québec. En septembre 1796, le jeune homme devient professeur de quatrième, tout en continuant ses études de théologie. Suivant la tradition des jésuites, Demers suit ses élèves dans les classes supérieures. Il est ordonné prêtre le 24 août 1798 et agrégé l’année suivante. À l’automne de 1800, il devient professeur de philosophie. Cette classe comprend deux années d’études : la première, consacrée à la philosophie, et la seconde, à la physique et aux mathématiques. Le même professeur enseigne la philosophie une année, les sciences l’autre.
Demers a ainsi trouvé sa double vocation de prêtre et de professeur. Il passera en effet sa vie entière au séminaire de Québec, ne retournant qu’une seule fois à Saint-Nicolas, à l’occasion de la mort de son père. Au cours de ses 53 années consacrées à l’éducation, il enseigne la grammaire et les lettres, de 1796 à 1800, la philosophie et les sciences, de 1800 à 1835, la philosophie, de 1835 à 1842, et la théologie, de 1842 à 1849. De plus, il exerce toutes les fonctions de direction de la maison. Membre directeur de la communauté durant 49 ans, du petit séminaire durant 7 ans et une année directeur du grand séminaire, il agit également en qualité de procureur durant 9 ans et de supérieur durant 18 ans. Son dernier mandat à ce titre prend fin en 1842.
De l’activité de Demers dans les classes de grammaire et de lettres, on ne sait à peu près rien. C’est à partir de son arrivée comme professeur de philosophie qu’on peut suivre sa carrière, grâce au témoignage de ses anciens élèves et aux sources directes que constituent les notes de cours qu’il a laissées. L’utilisation des manuels imprimés pour les élèves n’est pas encore une pratique pédagogique fréquente. Depuis la Renaissance, les professeurs rédigent leurs cours et les dictent ou les font copier aux élèves. Ce n’est donc pas à cause de la pénurie de livres après la Conquête, comme on l’a toujours dit, que les professeurs de collège écrivent leurs cours, mais bien en vertu d’un usage séculaire apporté par les jésuites. À Québec, les professeurs rédigent leur cours, l’expliquent en classe et le donnent aux collégiens, qui le copient dans leur cahier. La rhétorique, la philosophie et les sciences se prêtent à ce type d’enseignement. La philosophie comme la rhétorique se font en latin, c’est-à-dire que les notes de cours sont écrites dans la langue de Cicéron. Après 1830, les manuels français remplaceront les notes en latin, sauf en philosophie où la plupart des collèges classiques utiliseront les manuels en latin jusqu’après 1950.
Demers assure de cette façon l’enseignement de la philosophie durant 29 ans entre 1800 et 1842, ses fonctions de procureur et de supérieur le forçant parfois à se faire remplacer. La philosophie comprend alors quatre parties : la logique, la métaphysique, la morale et la physique, le cours de philosophie proprement dit traitant des trois premières. Demers rédige ce cours à trois reprises, soit en 1802, 1808 et 1818. Il publie le dernier en 1835 avec de nombreux ajouts, ce qui en fait le premier manuel de philosophie édité au Canada français. Dans le prospectus, Demers en justifie l’impression par le fait que les élèves perdent trop de temps à copier les notes du professeur et que les manuels français s’avèrent trop coûteux et qu’ils « ne s’expliquent que peu ou point du tout sur certaines matières dont la connaissance est extrêmement utile à la jeunesse canadienne, vu sa situation morale et religieuse ». Son intention n’est pas de procurer un dictionnaire des erreurs de l’esprit humain, mais de présenter un texte clair, précis et méthodique, propre à rappeler les principes et les lois de la saine raison, la nature et les devoirs de l’homme intellectuel et moral. Besoin d’ordre pratique, mais aussi nécessité de fournir à la jeunesse un guide sûr au milieu des débats qui se déroulent dans ces années d’effervescence intellectuelle et politique.
Institutiones philosophicae ad usum studiosae juventutis présente la logique, la métaphysique et l’éthique en latin, auxquelles Demers ajoute un traité des « Preuves de la religion révélée », en français, qu’il emprunte à l’ouvrage Philosophie de Lyon, paru en 1823. Ce qu’il importe de signaler, c’est la partie de l’éthique où le professeur traite de la philosophie politique. Le pays est à la veille de la rébellion, que Demers voit venir, tentant même de dissuader Louis-Joseph Papineau* de s’y engouffrer. Convaincu que les hommes ne jouissent pas de l’égalité politique même s’ils sont égaux, Demers rejette la thèse du pacte primitif et du contrat social. Pour lui, Dieu est à l’origine du pouvoir et il le confère à ceux qui l’exercent sur terre. On doit donc respect et obéissance à l’autorité. Se révolter contre le pouvoir civil, c’est se révolter contre Dieu. L’insurrection n’est jamais permise, laquelle engendre d’ailleurs des maux plus graves qu’elle ne peut corriger. C’est bien là le souci du professeur de philosophie d’être présent aux débats de son temps. Il puise largement chez les auteurs de la contre-révolution, tels que Jean-Baptiste Duvoisin, le comte de Frayssinous, le vicomte de Bonald, et au La Mennais d’Essai sur l’indifférence en matière de religion (Paris, 1817).
La publication du manuel de philosophie, utilisé dans tous les collèges – sauf à celui de Montréal, de stricte obédience française et sulpicienne –, devait être suivie de celle d’un manuel de physique, tel qu’on l’avait annoncé. L’abbé John Holmes, se trouvant à Paris en août 1836, écrit à Demers que les traités de physique disparaissent aussi vite que parus, tant le progrès des sciences s’accélère. Demers comprend qu’il faut arrêter là ses travaux d’édition, comme il a laissé deux ans auparavant l’enseignement de la physique, de la chimie et des mathématiques à trois jeunes prêtres, ne se gardant que la « philosophie spéculative ». Demers avait aussi innové dans l’enseignement des sciences.
Depuis le xvie siècle et jusqu’au milieu du xviiie siècle, les collèges français expliquent la vieille physique d’Aristote. Ce n’est qu’après 1750 que les découvertes capitales du siècle de Descartes sont enseignées aux élèves. Les jésuites de Québec ont dispensé quant à eux un bon enseignement des mathématiques avant 1750, mais il n’était destiné qu’aux étudiants de l’École royale de mathématiques et d’hydrographie [V. Joseph Des Landes*]. Le collège de Québec une fois fermé, le séminaire prend la relève en 1756 et l’enseignement des sciences est assuré dix ans après. Jusqu’en 1800, les notes de cours des professeurs montrent qu’ils suivent ce qui se fait en France. La pratique pédagogique est toujours scolastique et consiste à présenter les thèses de la physique, à les discuter, à les défendre ou à les réfuter, avec Institutiones philosophicae ad usum seminarii Tullensis (5 vol., Toul, France, 1769), des abbés Gigot et Camier, ou Abrégé latin de philosophie, avec une introduction et des notes françoises (2 vol., Paris, 1784), de l’abbé Hauchecorne. La bibliothèque du séminaire possède les ouvrages les plus connus et les meilleurs auteurs du temps en physique et en mathématiques. Il y a encore quelques instruments de physique, mais ceux-ci appartiennent au professeur et ne servent qu’en dehors des cours.
Bien préparé par son oncle récollet, par Bossu et par les leçons de McCarthy, Demers a inauguré son enseignement des sciences pendant l’année 1801-1802, et son premier cours est daté de 1804. Divisé en trois parties, il comprend la physique mathématique, la physique systématique et la physique expérimentale. Le plan en est emprunté au Dictionnaire de physique, dédié à Mgr le Duc de Berry (3 vol., Avignon, France, 1761), d’Aimé-Henri Paulian. Les ouvrages de Mathurin-Jacques Brisson, de Jean Saury (Sauri), de Nicolas-Louis de La Caille et de Joseph-Jérôme Lefrançois de Lalande sont aussi mis à profit, de même que Histoire du galvanisme et analyse des différens ouvrages publiés sur cette découverte, depuis son origine jusqu’à ce jour (4 vol., Paris, 1802-1805), publié par Pierre Süe. Il s’agit déjà d’un bon cours de physique, fondé sur les mathématiques et informé des derniers progrès. Dans l’année 1809-1810, Demers prépare un nouveau cours, articulé cette fois sur le plan de Traité élémentaire ou Principes de physique fondés sur les connaissances les plus certaines, tant anciennes que modernes, et confirmés par l’expérience (3 vol., Paris, 1789), de Brisson. En 18 chapitres et 970 articles, le cours de Demers part des propriétés générales des corps et va jusqu’au galvanisme. Le magnétisme, l’électricité et le galvanisme forment trois chapitres successifs, bien au fait des dernières découvertes et des plus récents ouvrages. Demers rédige un troisième cours sur le même canevas, à partir de 1817, truffant ses notes de corrections et d’ajouts. Il entreprend en 1833 une ultime rédaction pour la publication, que la lettre de son confrère Holmes vient arrêter. Dès les débuts, Demers avait voulu monter un cabinet de physique et avait entrepris de fabriquer lui-même quelques instruments avec l’aide des artisans du séminaire et d’en faire venir d’autres d’Angleterre. Ainsi, dès 1806, Demers et Félix Gatien* inaugurent un « museum », qui deviendra le cabinet de physique.
Les connaissances mathématiques et physiques de Demers apportent un enseignement scientifique de première qualité aux élèves de philosophie, non seulement au séminaire de Québec mais aussi au séminaire de Nicolet, aux collèges de Saint-Hyacinthe et de Sainte-Anne-de-la-Pocatière, où l’on utilise ses notes de cours. Sa science va servir encore à l’ensemble du diocèse de Québec, dont les paroisses se multiplient et exigent des églises. Lié à la famille Baillairgé, grand ami de Thomas, Demers est mêlé aux travaux de ces architectes-sculpteurs dès 1815, consulté par les curés et les fabriques dix ans avant de devenir vicaire général et chargé de donner son avis sur les plans d’églises à construire. Comme en philosophie et en sciences, il sent l’impérieux besoin de puiser aux meilleures sources, celles de Jacques-François Blondel, architecte et professeur, d’Augustin-Charles Daviler et de Jacques Barozzio de Vignole. Il décide par la suite d’ajouter à son cours de sciences des leçons d’architecture, qu’il commence en 1828. Son « Précis d’architecture pour servir de suite au Traité élémentaire de physique à l’usage du séminaire de Québec », illustré de planches par Flavien Baillairgé, compte 19 chapitres et 414 articles, dont le texte simple et cohérent montre la maîtrise qu’il a de la théorie de l’architecture classique. Les curés seront ainsi mieux instruits de l’art de construire. Dès 1828, une copie est expédiée au séminaire de Nicolet et le « Précis d’architecture » sert dans six collèges. Quant à Demers architecte, non seulement il donne son avis sur les plans d’églises du diocèse, mais il prépare ou modifie ceux de plusieurs d’entre elles. On lui doit les plans de l’église de son village, Saint-Nicolas, ceux de la cathédrale de Saint-Boniface (Manitoba) et ceux du séminaire de Nicolet, le chef-d’œuvre de l’architecture conventuelle québécoise.
Déjà engagé par son enseignement de la philosophie et des sciences, Demers joue un rôle important dans la société religieuse et civile de son temps. Nommé vicaire général en 1825, il est par ailleurs directeur de l’œuvre de la Propagation de la foi, membre du conseil épiscopal, vice-président de la Société d’éducation de Québec et le conseiller et protecteur des Baillairgé et du peintre Antoine Plamondon*. Les luttes politiques qui se déroulent entre 1822 et 1837 ne le laissent pas davantage indifférent. Ayant été pressenti pour aller à Londres combattre le projet d’union des Canadas en 1822, son ami John Neilson* lui demande de l’aider à choisir le député canadien qui l’accompagnera. Demers lui suggère Louis-Joseph Papineau, à qui il s’empresse d’écrire : « Je vous conjure de ne pas abandonner notre pauvre pays avant que nous soyons sortis avec avantage de la lutte terrible où nous nous trouvons engagés. » Moins de trois semaines après, Demers demande cette fois à Papineau de ne pas partir, parce que le président de l’Assemblée ne peut déserter son poste, et il regrette d’avoir oublié cet aspect de la question dans sa première lettre. En 1831, Louis Bourdages* présente un projet de loi visant à faire admettre les notables dans les assemblées de fabrique, en plus des marguilliers. Le clergé intervient vigoureusement par une requête accompagnée d’un mémoire. Ce dernier aurait été rédigé par Mgr Jean-Jacques Lartigue*. Demers écrit à Charles-François Painchaud*, avec une argumentation qui ressemble beaucoup à celle du mémoire, afin de donner au curé de Sainte-Anne-de-la-Pocatière (La Pocatière) des arguments pour les articles que celui-ci publie dans la Gazette de Québec sous le pseudonyme de La Raison. John Neilson prend l’avis de Demers sur la question et se prononce contre le projet de Bourdages. Ce dernier ayant été soutenu par Papineau et les représentants du parti patriote, le projet est adopté à la chambre d’Assemblée le 23 décembre 1831. Mais le Conseil législatif, qui ne compte pour la circonstance qu’un catholique, renvoie le projet à six mois, c’est-à-dire aux calendes grecques. Deniers dit encore à Painchaud, dans les mêmes lettres de décembre 1831, que plusieurs hommes politiques sont venus le voir pour parler de cette question. Il était bien impossible qu’un prêtre canadien de l’époque accepte un principe démocratique dans le gouvernement de la paroisse.
En août 1832, Demers écrit à Neilson pour le supplier d’entrer au Conseil législatif, l’assurant que le bonheur des habitants du pays l’exige et que, s’il accepte, son « ami de Montréal acceptera lui aussi », faisant sans aucun doute allusion à Papineau. Si Neilson refuse, ce sera le trouble et l’agitation pour longtemps. Afin de mieux le convaincre, le grand vicaire ajoute qu’en lui tenant ce discours il confirme les vœux de nombreuses personnes extrêmement respectables, dont deux en particulier qui l’ont chargé de le voir à ce sujet. Neilson répond que même si Demers est un ami en qui il a entière confiance, il ne s’entend pas avec lui en ce cas sur la conduite des affaires publiques. Plus encore, Neilson dit ne pas avoir la conviction qu’il peut rendre service au pays, là où on voudrait le voir. Le député termine sa lettre en rappelant que le poste qu’il refuse est moins important que celui que le grand vicaire a lui-même décliné jadis, celui d’évêque de Québec. Les quelques rares témoignages qui ont été ainsi conservés se révèlent de précieux indices sur le rôle de conseiller discret et de porte-parole de l’évêché que Demers a sans doute exercé durant plus d’un quart de siècle.
Homme doué d’une rare intelligence, Demers assimilait avec une facilité désarmante les sciences mathématiques et physiques, la philosophie et l’art de construire. Il savait adapter le tout à son temps et à son pays, comme professeur, comme supérieur et procureur du séminaire, comme conseiller de l’évêque, des hommes politiques aussi bien que des curés de paroisse, des constructeurs, des artistes et de ses anciens élèves. Il jouissait d’une force physique peu commune et d’une santé robuste. Debout à trois heures du matin, il prolongeait les veilles pour préparer des sermons ou mettre au point ses observations sur un plan d’église. Un peu nerveux, il étudiait avec ardeur et fureur, disait un ancien élève. Tous ceux qui l’ont connu ou approché ont souligné sa bonté, la douceur de son caractère, sa droiture, sa bienveillance inaltérable pour tous et chacun et d’abord à l’égard des jeunes. Il était l’ami par excellence de la jeunesse. Sensible comme un enfant, notait un autre, il lui fallait être ferme en tant que directeur des élèves. Mais incapable de faire de la peine, il tempérait cette fermeté par une grande indulgence. Bien que rigide sur les principes et scrupuleux à l’excès de ses propres actions, il pardonnait aux collégiens leur étourderie et leur légèreté, sachant bien qu’ils étaient éloignés de leurs parents et que la vie austère du séminaire leur semblait dure à supporter parfois. Nul mieux que Papineau n’a si bien décrit cette « tendresse » du maître, à près d’un demi-siècle de distance.
Cette délicatesse envers autrui, que Demers prêchait et qu’il manifestait envers les domestiques autant qu’à l’endroit de ses confrères, n’avait d’égale que sa modestie. Peu soucieux de sa personne et pourtant plein de noblesse dans le maintien, il ne parlait jamais de lui ni de sa famille, ne paraissant vivre que pour les autres. Il ne permit jamais qu’on fasse son portrait, même si son ami et protégé Antoine Plamondon avait un jour subrepticement dessiné ses traits. Il aurait détruit peu avant sa mort ce qu’il avait écrit durant les quatre dernières années de sa vie, privant ainsi la postérité d’une œuvre sans doute exceptionnelle. Tous les contemporains affirment qu’il a refusé deux fois l’épiscopat, à la mort de Mgr Joseph-Octave Plessis* en 1825 et à celle de Mgr Bernard-Claude Panet* en 1833. Après le décès de Mgr Plessis, il répondit à son ami Charles-François Painchaud qu’il était indigne de la charge et incapable d’en supporter le fardeau. Ce sont les curés du district de Québec qui l’auraient « élu » unanimement, affirma Ignace Bourget* en 1825. Mais le grand vicaire aurait justifié son refus en invoquant « que les évêques avaient tort d’attaquer les droits du séminaire et qu’il ne voulait pas en faire autant ». Sur son lit de mort, Mgr Plessis aurait laissé entendre que Demers n’accepterait pas la dignité s’il la lui offrait. Le supérieur du séminaire n’était d’ailleurs pas son favori. On ne saurait dire que ces deux prêtres ne s’entendaient pas, loin de là. Mais il est fort possible que l’évêque ait en quelque sorte souffert du voisinage de Demers. Sur le plan intellectuel, Plessis était fort bien doué et possédait une culture humaniste que peu de ses prêtres avaient pu atteindre. Mais Demers le dépassait nettement dans le domaine des sciences et des arts. On connaît l’incident créé lorsque Mgr Plessis, ayant vu la lumière allumée dans la salle d’études des grands élèves du petit séminaire à une heure tardive, en avertit le supérieur. Or il s’agissait des élèves de la classe de Demers, dont Papineau, que le maître autorisait à demeurer à l’étude après les autres pour satisfaire leur besoin de lecture. Mgr Plessis avait d’ailleurs essayé de prolonger ses veilles pour parfaire ses connaissances. Ne possédant pas la robustesse de Demers, il avait été contraint assez tôt d’interrompre ces excès. James Harold Lambert a bien montré la tendance de l’évêque de Québec à tout centraliser et à tout décider de lui-même dans les affaires religieuses. La place importante que tenait le séminaire dans le diocèse depuis Mgr François de Laval* devait être parfois gênante pour l’évêque, surtout s’il venait de Montréal. Mgr Pierre Denaut*, prédécesseur immédiat de Plessis, était resté à la cure de Longueuil, près de Montréal, laissant son coadjuteur, qui n’était autre que Mgr Plessis, administrer à Québec. La réputation considérable que Demers avait acquise très vite comme supérieur du séminaire, comme conseiller des curés, des hommes politiques et de l’évêque lui-même avait certes pu porter ombrage à Mgr Plessis.
Distingué et original, Demers dédaignait l’affectation pour ne garder que l’expression simple. Il excellait néanmoins en chaire, où son éloquence s’avérait extraordinaire. Quand il prêchait sur l’enfer, le jugement ou l’éternité, l’orateur devenait même véhément, subjuguant les consciences par la persuasion et les dominant par la terreur, se rappelait un contemporain. L’oraison funèbre qu’il prononça à l’occasion des funérailles de Mgr Plessis est restée gravée dans les mémoires. Comme professeur, il possédait tous les talents, la force du raisonnement et la clarté de l’exposition, jointes à son goût pour l’enseignement et aussi à son amitié pour les jeunes qu’il se plaisait à initier aux mathématiques, à la logique ou à l’astronomie. Il faisait même partager aux élèves son enthousiasme pour le génie, par exemple quand il expliquait les découvertes de Copernic, de Kepler et de Newton. Admirateur de Napoléon Bonaparte dont il n’ignorait pas les défauts, il recommandait à ses élèves de respecter les hommes de génie de tous les temps et de tous les lieux.
Outre que la porte de Demers était largement ouverte aux pénitents du dehors, comme on disait alors, lesquels venaient chercher le réconfort spirituel et moral, celui-ci comptait d’excellents amis tels Pierre-Stanislas Bédard*, Louis Moquin, Andrew Stuart*, Joseph-Rémi Vallières* de Saint-Réal, John Neilson et Louis-Joseph Papineau lui-même. Ce dernier écrivait en 1860 : « Il est demeuré mon ami, mon conseil, mon consolateur dans des moments de profonde douleur. »
On affirme parfois que Jérôme Demers a été l’un des fondateurs de l’université Laval, comme on le dit de l’abbé Holmes. Il ne semble pas qu’ils aient participé directement à la mise sur pied de cet établissement, puisqu’ils étaient malades et retirés depuis quelques années. Mais il ne fait aucun doute que l’université Laval n’aurait pu voir le jour au début des années 1850 sans l’immense travail que Demers avait accompli au séminaire. À titre de supérieur et de procureur, ce dernier a dirigé durant 27 ans et de main de maître la maison de Mgr de Laval. Il lui a donné un second souffle sur le plan interne, portant l’enseignement à un rang d’excellence par son intelligence et ses qualités d’éducateur, par le choix qu’il fit d’un homme comme Holmes, avec qui il effectua, entre 1830 et 1835, des changements importants dans les programmes d’études et dans les pratiques pédagogiques. Il sut encore retenir au séminaire des jeunes prêtres de talent, tels que Louis-Jacques Casault* et Elzéar-Alexandre Taschereau*, pour ne nommer que ceux-là, qui seront en mesure de relever le défi de l’université. Par son intense activité dans la construction des églises, il a montré la qualité des services que le diocèse recevait du séminaire. Le rôle discret de conseiller qu’il a exercé Auprès des administrateurs et des hommes publics lui a apporté le respect de la classe politique. C’est Demers qui a permis à la vénérable institution d’être de son siècle par ses innovations et son immense labeur, et par son souci d’être présent aux problèmes de la société de son temps. Pierre-Joseph-Olivier Chauveau* a pu dire avec raison que rarement un homme aussi modeste aura exercé une plus souveraine influence. Jérôme Demers a été l’un des hommes les plus remarquables du Bas-Canada durant la première moitié du siècle.
Jérôme Demers est l’auteur du premier manuel de philosophie édité dans le Bas-Canada. Institutiones philosophicae ad usum studiosae juventutis (Québec, 1835) révèle bien le souci du professeur de philosophie d’être présent aux débats de son temps et montre les connaissances extraordinaires de son auteur. [c. g.]
AAQ, 12 A, G : fo 3 ; K : fo 7 vo ; 210 A, XIV : 209 ; 26 CP, IV : 124.— ANQ-Q, CE1-1, 17 mai 1853 ; CE1-21, 1er août 1774 ; P1000-28-541 ; P1000-31-572.— APC, MG 24, B 1, 1 : 402-404 ; 7 : 87-89, 92-93, 413-414 ; 12 : 398-399 ; 18 : 75-82.— Arch. du collège de Joliette (Joliette, Québec), Jérôme Demers, « Précis d’architecture », 1857, 1860, 1863.— Arch. du collège de l’Assomption (Montréal), Jérôme Demers, « Précis d’architecture », 1854, 1877.— Arch. du collège de Montréal, Cahiers de la congrégation.— Arch. du collège de Sainte-Anne-de-la-Pocatière (La Pocatière, Québec), Jérôme Demers, « Précis d’architecture », 1837, 1844 ; « Précis de physique et d’astronomie », 1818 ; Fonds Painchaud, 2-33, -40, -46, -53, -64, -70-71 ; 3-7-8, -11, -20, -22, -31, -35-37.— ASN, Jérôme Demers, « Précis d’architecture », 1828, 1835, 1838.— ASQ, Fichier des anciens ; Lettres, S, 125 ; T, 18, 118 ; mss, 34, 1, 10-18 mai 1853 ; 437 ; mss-m, 15-16b ;66 ;84 ;86 ;105 ;109-110 ;115 ;129 ;131 ;144 ; 160-161 ; 186 ; 189-192 ; 195 ; 197-198 ; 214-215 ; 219 ; 232 ; 266-267 ; 1014-1015 ; 1040-1040a ; Polygraphie, VIII : 19 ; XXVIII : 7b ; XLII : 22a ; XLIII : 1, 1a, 1d, 1e, 1i, 1m ; Séminaire, 5, n° 9b ; 57, n° 46 ; 72, n° 9.— ASSH, Jérôme Demers, « Précis d’architecture », 1837 ; « Traité élémentaire de physique », 1834 ; F, Fp-4.— BNQ, Dép. des doc. spéciaux, Jérôme Demers, « Précis d’architecture », 1839.— B.-C., chambre d’Assemblée, Journaux, 1835-1836.— L’Abeille, 19 mai 1853.— Le Canadien, 12 mars 1834, 16 févr. 1835.— Le Journal de Québec, 19, 31 mai 1853.— [L.-A. Huguet-Latour], Annuaire de Ville-Marie, origine, utilité et progrès des institutions catholiques de Montréal [...] (2 vol., Montréal, 1863-1882).— Univ. Laval, Annuaires, 1893 : 94-99 ; 1894 : 110-125.— N.-E. Dionne, Galerie historique, VII ; une dispute grammaticale en 1842, le G.-V. Demers vs le G.-V. Maguire, précédée de leur biographie (Québec, 1912).— Maurice Fleurent, « l’Éducation morale au petit séminaire de Québec, 1668-1857 » (thèse de ph.d., univ. Laval, 1977).— Claude Galarneau, les Collèges classiques au Canada français (1620-1970) (Montréal, 1978).— Labarrère-Paulé, les Instituteurs largues.— Lambert, « Joseph-Octave Plessis ».— Yvan Lamonde, la Philosophie et son enseignement au Québec (1665-1920) (Montréal, 1980).— Marc Lebel et al., Aspects de l’enseignement au petit séminaire de Québec (1765-1945) (Québec, 1968), 31-60.— Maurault, le Collège de Montréal (Dansereau ; 1967) ; Marges d’histoire ; l’art au Canada ([Montréal], 1929), 93-113.— Luc Noppen et J. R. Porter, les Églises de Charlesbourg et l’Architecture religieuse du Québec ([Québec], 1972).— É.-T. Paquet, Fragments de l’histoire religieuse et civile de la paroisse Saint-Nicolas (Lévis, Québec, 1894).— J.-E. Roy, Souvenirs d’une classe au séminaire de Québec, 1867-1877 (Lévis, 1905).— J.-A. Gagné, « The teaching of chemistry at Quebec City before 1852 », Chemistry in Canada (Ottawa), 4 (1952) : 36-37.— Yvan Lamonde, « l’Enseignement de la philosophie au collège de Montréal, 1790-1876 », Culture (Québec), 31 (1970) : 109-123, 213-224.— Gérard Morisset, « Une figure inconnue : Jérôme Demers », la Patrie, 22 mars 1953 : 36-37.— Luc Noppen, « le Rôle de l’abbé Jérôme Demers dans l’élaboration d’une architecture néo-classique au Québec », Annales d’hist. de l’art canadien (Montréal), 2 (1975), n° 1 : 19-33.— Jonathan Rée, « Philosophy as an academic discipline : the changing place of philosophy in an arts education », Studies in Higher Education (Oxford, Angl.), 3 (1978) : 5-23.
Claude Galarneau, « DEMERS, JÉRÔME », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 8, Université Laval/University of Toronto, 2003– , consulté le 28 nov. 2024, http://www.biographi.ca/fr/bio/demers_jerome_8F.html.
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Auteur de l'article: | Claude Galarneau |
Titre de l'article: | DEMERS, JÉRÔME |
Titre de la publication: | Dictionnaire biographique du Canada, vol. 8 |
Éditeur: | Université Laval/University of Toronto |
Année de la publication: | 1985 |
Année de la révision: | 1985 |
Date de consultation: | 28 novembre 2024 |