DORION, JEAN-BAPTISTE-ÉRIC, commis-marchand, journaliste, colon-défricheur, homme politique, né le 17 septembre 1826 à Sainte-Anne-de-la-Pérade (La Pérade), Bas-Canada, fils de Pierre-Antoine Dorion* et de Geneviève Bureau, décédé à L’Avenir, Bas-Canada, le 1er novembre 1866.

Le père de Jean-Baptiste-Éric Dorion était le descendant, à la cinquième génération, de Pierre Dorion, qui avait quitté en 1684 Salies-de-Béarn (Pyrénées-Atlantiques), France, pour émigrer au Canada. Le 21 février 1814, il signait son contrat de mariage avec Geneviève, fille de Pierre Bureau, marchand de Trois-Rivières. Marchand lui aussi, il se constitua une jolie fortune surtout dans le commerce du bois. Mais une débâcle sur la rivière Sainte-Anne le ruina, lui enlevant la possibilité de faire donner à tous ses enfants, comme il l’avait fait pour ses quatre premiers fils, Nérée, Antoine-Aimé*, Hercule et Louis-Eugène, en les confiant au collège de Nicolet, une éducation qui dépassât l’école élémentaire.

Baptisé en même temps que son frère jumeau François-Edmond par le curé Joseph Moll le 23 septembre 1826, soit une semaine après sa naissance, Jean-Baptiste-Éric eut pour parrain Jean-Baptiste-Curtius Trestler, médecin, et pour marraine l’épouse de Joseph Dorion, qui avait été candidat malheureux dans le comté de Hampshire aux élections de 1824. La politique avait donc, d’une certaine façon, marqué son entrée dans la vie ; elle devait le tenir jusqu’à son dernier souffle.

Elle faisait partie de sa famille. Sur le plan local comme au niveau national, Pierre-Antoine Dorion se fit constamment l’ardent défenseur des principes de Louis-Joseph Papineau*. Élu inspecteur d’écoles en août 1829, il s’opposa vigoureusement au curé Marc Chauvin, qui voulait établir dans sa paroisse une école de fabrique, pour faire construire une école de syndics, selon les dispositions de la loi scolaire de 1829. Député du comté de Champlain du 26 octobre 1830 au 27 mars 1838, c’est chez lui que Papineau tint, en 1836, des réunions qui rassemblaient des députés et des sympathisants « patriotes ». C’est lui qui présida le banquet annuel de la Société Saint-Jean-Baptiste à Saint-Ours, au cours duquel on porta au roi d’Angleterre un toast assorti d’un commentaire pour le moins impertinent : « Qu’il n’oublie pas qu’il n’est nulle forme de gouvernement dont la prérogative soit d’être immuable, nulle puissance politique qui, créée d’hier ou d’il y a mille ans, ne puisse être abrogée dans dix ans ou demain. »

Jean-Baptiste-Éric grandit donc dans une atmosphère de ferveur libérale. Espiègle, tapageur, la famille lui accola le surnom d’« enfant terrible », que ses adversaires politiques, en particulier Joseph-Édouard Cauchon*, ne seront que trop heureux de reprendre plus tard, à telle enseigne que ce sobriquet s’est attaché comme une tunique de Nessus à sa carrière et à sa mémoire. La détresse financière de son père l’obligeant à interrompre prématurément des études qu’il avait commencées sous la férule de l’autoritaire instituteur Craig Morris, Jean-Baptiste-Éric se rend d’abord à Québec pour y étudier l’anglais, puis, en 1842, à Trois-Rivières, où un emploi de commis-marchand lui permet de vivre. Dès l’année suivante, l’autodidacte qu’il est a recours à ces deux moyens de se stimuler intellectuellement qui lui seront tellement bénéfiques par la suite, à savoir un cercle de discussion et un journal. Il est membre actif de la Société littéraire de Trois-Rivières et il édite une petite feuille, Gros Jean l’Escogriffe, dont il est à la fois le rédacteur et l’imprimeur. Il s’essaie même au métier d’auteur en publiant Un souvenir pour 1844.

Dans le sillage de son aîné Antoine-Aimé qui, avocat depuis 1842, y pratique le droit, il émigre en 1844 à Montréal, où il participe, le 17 décembre de la même année, à la fondation de l’Institut canadien, qui précisément remplaçait les sociétés éphémères qui l’avaient précédé, la Société des Amis et le Lycée canadien. Mettant à profit la précoce expérience journalistique qu’il avait acquise à Trois-Rivières, il lance à Montréal, avec la collaboration de George Batchelor, le Sauvage, qui ne connaît que deux numéros publiés les 24 juin et 3 juillet 1847, auquel succède l’Avenir, dont le premier numéro sort le vendredi 16 juillet de la même année. D’abord bihebdomadaire, l’Avenir devient, dès le 23 octobre suivant, un hebdomadaire paraissant le samedi. Et lorsque Batchelor quitte Montréal pour les États-Unis, en novembre, Dorion reste seul directeur-gérant du journal, qui lui appartient en copropriété avec son frère Antoine-Aimé. L’année 1847 marque donc, pour Jean-Baptiste-Éric, une période d’intense activité. Déjà « l’âme de la rédaction » de l’Avenir, il avait ajouté à ses absorbantes occupations, le mois de septembre précédent, les fonctions de secrétaire de la Société mercantile d’économie, dont il venait de jeter les bases, de concert avec des camarades, commis-marchands comme lui. Cet organisme avait « pour but d’encourager les commis-marchands canadiens à économiser leurs salaires et à faire tous les efforts pour répandre les connaissances mercantiles parmi la classe de jeunes gens dans le commerce ».

Membre de l’Institut canadien depuis sa fondation, Dorion en est élu deuxième vice-président au début de novembre 1847. Il dispose donc d’une double tribune, un journal et un club de discussion, pour développer ses vues sur une question qui lui tient à cœur : une éducation plus pratique orientée vers le commerce et l’industrie.

N’allait-il pas réclamer pour Montréal, en 1849, la fondation d’une école de commerce ? Le commerce n’était-il pas à ses yeux « le régulateur du progrès matériel, l’avant-garde de la civilisation » ? Immédiatement après le commerce et l’industrie, Dorion attache une extrême importance au développement de l’agriculture, plus spécialement dans les Cantons de l’Est, qui s’ouvraient alors à une colonisation intensive. Il voit déjà cette région drainer une forte partie de la jeunesse agricole francophone du Bas-Canada qui était attirée vers les États-Unis. Son frère, l’abbé Hercule, missionnaire colonisateur depuis 1843, était fixé à Wickham, près de Drummondville, où deux autres de ses frères, Nérée et François-Edmond, se livraient au commerce. Il n’est donc pas étonnant que ce soit Dorion qui prenne l’initiative d’inciter l’Institut canadien et la Société mercantile d’économie à se pencher sur le problème de la colonisation, après que l’abbé Bernard O’Reilly, jeune prêtre irlandais exerçant son ministère auprès des colons des Cantons de l’Est, eut inséré dans le Canadien (Québec) du 12 octobre 1847 un article qui soulignait l’importance pour la collectivité canadienne-française de provigner sur ce territoire, au lieu de laisser ses fils franchir la frontière américaine. Toujours sous l’impulsion de Dorion, on fonde l’« Association pour le peuplement des Cantons de l’Est ». L’enthousiasme est, pour un certain temps, au beau fixe. Mgr Ignace Bourget* et Louis-Joseph Papineau donnent leur caution au mouvement. Mais le concours de ces deux hommes à la même œuvre ne pouvait qu’être éphémère. On pouvait le deviner au départ : on n’allie pas impunément l’eau et le feu ! À la fin de l’année 1848, l’association avait volé en éclats sous l’effet des divisions politiques et idéologiques. Dorion aura eu le temps de saluer un établissement dû à l’association, celui de Roxton, qui comptera, en 1851, 1 222 habitants.

Depuis quelques mois les querelles se multipliaient au sein du groupe canadien-français. On en attribuait l’origine à Papineau, qui réclamait le « rappel de l’Union ». L’Avenir, sous l’influence de Louis-Antoine Dessaulles*, neveu de Papineau, avait fini par se ranger derrière le grand homme, tandis que l’évêque de Montréal, inquiet de la tournure des événements européens, qui venaient de chasser Pie IX de Rome, prenait fermement position, dans sa pastorale du 18 janvier 1849, pour le gouvernement de Louis-Hippolyte La Fontaine et de Robert Baldwin* contre les partisans « révolutionnaires » de Papineau et de l’Avenir. Mgr Bourget avait raison de craindre l’influence de l’Avenir. Dorion, qui vers le 15 avril 1848 avait abandonné son travail de commis dans une maison de commerce pour se donner entièrement à la direction du journal, voyait le tirage de celui-ci augmenter de mois en mois. Publié à 700 exemplaires en avril 1848, l’Avenir comptait 1 050 abonnés et tirait à 1 200 exemplaires à la fin de novembre de la même année. Devant ce succès incontestable, les adversaires, qu’ils fussent du clergé ou du monde politique, se liguaient en une défense acharnée. « L’enfant terrible » payait alors largement de sa personne. Il en fut une première fois pour ses frais, lorsque George-Étienne Cartier*, à l’occasion de l’épisode de « la Tuque bleue » [V. Charles Daoust], refusa de se battre en duel avec lui sous prétexte qu’il ne voulait pas faire face à un enfant. À son extrême humiliation, il se vit préférer Joseph Doutre* ! Mais il prit sa revanche, le 16 mai 1849, quand il se livra, dans la rue Saint-Vincent, à des voies de fait sur Hector-Louis Langevin*, rédacteur des Mélanges religieux, assaut qui le fit condamner à 25 « chelins » d’amende.

Cartier et Langevin personnifiaient les deux principaux adversaires que l’Avenir englobait alors dans la même réprobation, le parti de La Fontaine-Baldwin et le clergé, les Mélanges religieux étant l’organe officieux de l’évêché de Montréal : « Les hommes qui ont créé le système de l’Union et du gouvernement responsable anglais, affirmait l’éditorial du 11 septembre 1849, étaient bien dignes de s’entendre avec les hommes qui ont maudit leurs compatriotes en 1837 et les ont livrés sans regrets à leurs sanguinaires ennemis. »

À l’endroit du clergé, l’Avenir agitait la question des dîmes depuis le 30 septembre 1848, campagne inlassable qu’il poursuivra jusqu’à sa disparition en 1852. Pour sa part Dorion croit de son « devoir » de travailler à mettre fin « au plus grand abus dont puisse se plaindre la population agricole du Bas-Canada », la seule sur les épaules de laquelle pèse ce fardeau. Pour lui, le clergé est essentiellement ennemi de toute réforme, car, par un singulier paradoxe, il est trop attaché à ses dîmes. Les prêtres n’enseignent-ils pas le mépris des biens de la terre ? Alors comment expliquer qu’ils ne songent qu’à acquérir des richesses ? Les dîmes n’existent ni en France ni aux États-Unis. Pourquoi le Canada ne se libérerait-il pas de cette coutume anachronique pour la remplacer par un mode de traitement uniforme pour tous les ecclésiastiques ?

Contre les partisans du gouvernement responsable, l’Avenir prône l’annexion aux États-Unis. Là encore il se heurte à une résistance tenace de la part du clergé, qui se révèle, comme l’écrit Pierre-Joseph-Olivier Chauveau*, « le corps le plus opposé à l’annexion et le plus sincèrement loyal ». Cet antagonisme s’accentue encore quand le journal de Dorion entame sa campagne pour l’abolition de la tenure seigneuriale. Le clergé ne se voyait-il pas violemment pris à partie par les démocrates, parce qu’il possédait des seigneuries ? Le séminaire de Québec était particulièrement visé. Dorion n’a pas assez de sarcasmes à l’endroit de « cette sangsue » qu’est « la tenure seigneuriale », de cette « caste privilégiée » qui « s’engraisse des sœurs du peuple » et « gruge, dans l’ombre, le gâteau qu’on a élevé au-dessus des masses, à leurs dépens et à leur insu ». Il lie étroitement annexion et abolition de la tenure. L’annexion une fois réalisée, espère-t-il, « le peuple sera maître souverain », n’étant plus sous la tutelle des « Rois-Maîtres et Seigneurs ». Ces thèses extrêmes suscitent évidemment un tollé de protestations dans les rangs conservateurs et cléricaux. Mais même chez les sympathisants de ceux qu’on appelle maintenant les « rouges », plusieurs partagent l’opinion de Papineau, qui déplore « l’exagération des vues réformatrices de l’Avenir ».

Bientôt une terrible épreuve va frapper Dorion et ses amis. Le 18 février 1850, Louis-Joseph-Amédée Papineau confiait à son journal la mention de cette catastrophe : « Hier soir, au moment où nous nous mettions au lit, un incendie éclatait dont la lueur éclairait toute la ville. Nous jugeâmes que c’était dans la rue St-Paul ou celle du Bord de l’eau, dans le voisinage de la place Jacques-Cartier. En effet, nous apprenons ce matin que c’est le no 106 rue St-Paul ! L’Institut canadien et ses volumes ! L’Avenir et toute son imprimerie et sa presse ! ! ! » À ce désastre matériel s’ajoute un coup autrement plus sensible pour le directeur-gérant de l’Avenir : son frère d’armes, son collaborateur le plus intime à la rédaction du journal, le fils de Louis-Joseph Papineau à qui son père reconnaissait « bien du talent », quoique d’un tempérament « trop bouillant », Gustave Papineau, s’éteignait en pleine jeunesse le 17 décembre 1851, après une maladie de six mois. La même année, Dorion subissait sur le plan politique un revers sérieux. Le ministère de La Fontaine et de Baldwin ayant démissionné pour être remplacé par celui de Francis Hincks* et d’Augustin-Norbert Morin, il se présente comme candidat dans le comté de Champlain, lors de la campagne électorale de novembre 1851. Il y défend le programme de la cause démocratique, qu’il avait reformulé en clair dans l’Avenir du 4 janvier précédent. L’abolition des dîmes et de la tenure seigneuriale, le rappel de l’Union et « enfin et au-dessus de tout » l’indépendance du Canada et son annexion aux États-Unis étaient évidemment les points qui lui tenaient le plus à cœur. Mais la faveur populaire ne correspondit pas à ses efforts. Il dut se désister, après la première journée de vote, en faveur du candidat Thomas Marchildon.

Pour comble d’infortune, son journal traînait de l’aile. D’une édition par semaine, l’Avenir passa à une édition par dix jours en octobre 1851 et par quinze jours le mois suivant. Déjà ceux qui se caractérisaient comme « les vrais démocrates en Canada » s’affairaient à jeter les bases d’un nouveau journal, le Pays (Montréal), qui véhiculerait un libéralisme modéré. Louis-Joseph-Amédée Papineau en reçut le prospectus le 2 janvier 1852 et le premier numéro parut le 15 courant. Six jours plus tard, l’Avenir annonça la fin de ses activités : il avait alors 927 abonnés. Mais il reparut sporadiquement à partir du 17 juin suivant pour se saborder le 24 novembre 1852. Une étape cardinale du libéralisme canadien-français prenait fin avec la disparition de la feuille que Jean-Baptiste-Éric Dorion avait soutenue à coups de sacrifices : « l’enfant terrible » de la paisible paroisse de Sainte-Anne-de-la-Pérade était devenu, grâce à son journal, « l’enfant terrible » de la politique canadienne.

Avant de quitter Montréal, il publie une brochure, l’Institut-canadien en 1852, qui, à cause de la destruction des archives lors de l’incendie de février 1850, demeure une source irremplaçable pour l’histoire de l’institution, des débuts à cette date fatidique. C’est un peu son histoire personnelle qu’il retrace quand il se réjouit de voir que « l’Institut-Canadien est maintenant le rendez-vous de la jeunesse intelligente et active de notre ville qui se réunit tous les jeudis soir pour discuter publiquement toutes les questions qui peuvent intéresser, instruire et amuser à la fois. La bibliothèque et la chambre de nouvelles acquièrent de jour en jour de l’importance et sont une source inépuisable où la jeunesse peut quotidiennement puiser des connaissances sur l’histoire, les arts, les sciences et les lettres ainsi que sur tous les sujets d’une actualité pratique », car elles sont pourvues de 1 600 volumes et sont abonnées à 64 journaux. L’institut, qui compte à Montréal 350 membres, étend au loin son influence éducatrice, car il comprend des filiales dans une dizaine d’agglomérations canadiennes. Dorion s’était tellement identifié à l’Institut canadien qu’il en emportait quelque chose à ses semelles, lorsqu’il transféra ses pénates de Montréal à Durham, près de Drummondville. En effet, trois ans à peine après qu’il se fut installé comme colon-défricheur, il fondait, en décembre 1856, l’Institut des artisans du comté de Drummond.

Dorion arrivait à Durham au moment où son frère, le missionnaire Hercule Dorion, quittait le village pour aller occuper la cure de Sainte-Anne-d’Yamachiche. C’est l’abbé Dorion qui avait pris une part active dans la translation du lieu du culte pour la région, de Wickham à Durham, où une chapelle temporaire fut érigée sur un terrain qu’il avait acheté, le 13 janvier 1848, du colon Charles-Auguste Boucher. Cette initiative avait soulevé de vives récriminations à Wickham, surtout quand on constata que Jean-Baptiste-Éric Dorion s’installait à proximité de cette chapelle. N’y avait-il pas collusion entre les deux frères ? Le clerc ne voulait-il pas préparer un avenir meilleur à son cadet ?

Ce dernier déploya d’emblée sur cet infime théâtre l’énergie incoercible dont il avait donné tant de preuves sur la scène plus vaste de Montréal. Il obtint bientôt un bureau de poste pour le village auquel il donna le nom du journal qui venait de mourir entre ses mains : L’Avenirville (L’Avenir) ! Un magasin et une petite scierie animèrent la petite agglomération. Mais surtout on vit cet anticlérical acharné, ce mange-curés s’employer à réaliser en un temps record les plans dus à son frère Hercule d’une église en briques destinée à remplacer la chapelle et qui fut terminée dès 1854 : Saint-Pierre-de-Durham. Plus tard un presbytère fut également bâti par ses soins. Ces activités multiformes lui avaient cependant laissé le temps de se marier. Le 21 juin 1853, il épousait, à Saint-Joseph-de-Soulanges, Marie Abby Victoria Hays, fille majeure d’Eleazar et de Josephte Trestler. Trois garçons et une fille naîtront de cette union.

Dorion n’avait pas tardé à s’attirer la sympathie des colons par une politesse qui n’avait rien d’obséquieux, un entregent viril et une serviabilité qui se révélait secourable dans les occasions de tous les jours. C’est donc en tablant sur une popularité de bon aloi qu’il prit part à la campagne électorale de 1854, qui permit aux démocrates d’enlever 16 des 65 sièges du Bas-Canada. Parmi eux, 11 étaient membres de l’Institut canadien. C’était, comme Arthur Buies* devait l’appeler dans ses Réminiscences, « la brillante pléiade de 1854 ». Dorion se trouvait parmi les élus, l’ayant emporté sur son adversaire par 1 061 voix de majorité dans le comté de Drummond et Arthabaska.

À l’Assemblée, où il rejoignait son aîné Antoine-Aimé, élu par la ville de Montréal, ce diable d’homme, précédé de la réputation de lutteur coriace qu’il s’était acquise à l’Avenir, se garda bien d’être infidèle à soi-même. Aussi devint-il vite la cible préférée des sympathisants du parti réformiste. Gaspard Le Mage, pseudonyme des amis Joseph-Charles Taché* et Pierre-Joseph-Olivier Chauveau, inséra dans le Journal de Québec, le Canadien et la Minerve (Montréal) des articles qui furent ensuite colligés en une brochure, la Pléiade rouge, à laquelle le Pays dut reconnaître de « l’esprit et de l’atticisme ». Le portrait de Jean-Baptiste-Éric Dorion y était tracé au vitriol : « Un crâne de vieillard sur un visage et un corps d’enfant, des yeux hors de tête, une bouche fendue à l’excès, des lèvres minces et contractées laissant échapper une voix stridente, nasillarde et cassée. » La patrie avait cru un instant respirer quand l’Avenir sombra. Erreur ! Dorion avait décidé d’aller engendrer « dans les Bois-Francs, au fond de nos forêts séculaires », « une fourmilière de petits hommes faits à son image », « pratiquant entre eux les vertus démocratiques et sociales, et maudissant dans leurs petits cœurs les sbires et les tyrans ».

Ces sarcasmes étaient révélateurs de l’importance que les adversaires politiques attribuaient au député Dorion, dont les interventions faisaient mouche chaque fois. Il s’occupa tout spécialement de faire attribuer aux colons, par le bill des squatters, les terrains incultes qu’ils occupaient déjà dans le canton de Durham ; il proposa, mais en vain, la division des comtés unis de Drummond et Arthabaska pour leur accorder le droit d’élire chacun un député ; il s’en prit au projet confédératif des provinces de l’Amérique britannique, qu’on commençait à agiter, pour le repousser de toutes ses forces. Il demeura obsédé jusqu’à son dernier jour de cette menace qui pesait sur ses compatriotes, convaincu qu’une confédération anéantirait peu à peu l’élément francophone dans un ensemble anglophone.

Mais surtout il intervint avec passion dans la discussion du bill abolissant la tenure seigneuriale. Avec ses amis démocrates, il ne trouvait pas la loi assez favorable aux censitaires. Ses vues, il les exposa, sous le pseudonyme de « Frère de Jean-Baptiste », dans un pamphlet intitulé : Tenure seigneuriale. Le sous-titre, Paie, pauvre peuple, paie ! en indiquait clairement le ton et le contenu. L’exploitation des habitants, « trahis, pillés, vendus », lors du rachat des droits seigneuriaux, préfigurait, à ses yeux, celle que réservait au groupe canadien-français une union fédérale dont il était de plus en plus question : « ça vient bon train, Baptiste ! Voilà la grande Union de toutes les provinces britanniques qui arrive. Maintenant que nous sommes attachés au Haut-Canada, le nouveau gouverneur, je parierais, a pour mission de nous attacher par les pieds avec le Nouveau-Brunswick, la Nouvelle-Écosse, le Prince-Édouard et Terre-Neuve ! Comme ce projet est enviable pour nous, Bas-Canadiens ! Comme nous aurions de l’influence en parlement : un Canadien contre sept Anglais ! »

Lors des élections de 1857–1858, Dorion se représenta dans Drummond et Arthabaska, mais il fut défait par le conservateur Christopher Dunkin*. Il ne fut pas plus heureux dans Maskinongé, où il avait tenté sa chance. Neuf députés seulement avec Antoine-Aimé Dorion comme chef formaient le nouveau groupe des Canadiens français libéraux à la chambre d’Assemblée. Ce succès mitigé, qui marquait un net recul par rapport à 1854, fut attribué à une intervention plus généralisée qu’elle ne l’avait été en 1851 et 1854 du clergé dans les élections. Dans le cas précis de Jean-Baptiste-Éric Dorion, l’une des thèses prônées par les libéraux, à savoir l’éducation non confessionnelle, avait certainement contribué à sa défaite, car il n’avait pas manqué, depuis qu’il avait fondé l’Institut des artisans du comté de Drummond, d’y agiter la question de l’enseignement de la religion à l’école et, évidemment, de la résoudre dans le sens libéral.

De retour à la vie privée, il consacra plus de temps à l’exploitation de ses domaines, qui comprenaient des terres, un magasin et une petite scierie. Mais sa gestion resta toujours assez flottante, au point qu’avec de bons revenus, il ne réussit jamais à s’enrichir. Lui, l’intransigeance même dans la discussion, le polémiste intraitable, il était d’une faiblesse insigne à l’endroit de ses serviteurs et de son entourage. Ses employés abusèrent d’une situation où la surveillance était plutôt lointaine. Car Dorion se réfugiait le plus qu’il pouvait dans sa maison pour lire. « Sa vie, écrit l’un de ses biographes, se passait dans la lecture, une lecture continue, acharnée, tant son ardeur à apprendre était grande. Sa femme, qui avait le goût des amusements, trouvait cette vie trop littéraire et se plaignait de la tranquillité un peu ennuyeuse d’une existence dont les livres, les journaux et les revues diverses avaient la plus grande part. » Si on ne se laissait pas rebuter par son sérieux de glace – on ne le voyait presque jamais rire –, on constatait qu’il était la serviabilité même. Aussi les cultivateurs de L’Avenir et des environs ne se faisaient-ils pas faute de venir le consulter dans leurs difficultés. Lui-même les réunissait à l’occasion, car lorsqu’il donnait un souper ou qu’il organisait une veillée, c’était toute la paroisse qu’il invitait.

Dorion revient à la vie publique en 1861, lorsqu’il est réélu député de Drummond et Arthabaska. Sans qu’il le sache, ses jours sont comptés. Il n’a pas encore 40 ans, mais une grave affection cardiaque menace de mettre un terme prématuré à son existence. Sans doute eut-il une prémonition de son propre sort dans le décès subit de son frère jumeau François-Edmond, survenu le matin du 8 juin 1862. Mais il n’en a cure, car il se dépense sans compter, surtout en période électorale, alors qu’il parcourt maint comté dans une petite voiture traînée à vive allure par deux chevaux gris. « V’là l’enfant terrible ! » s’écrie-t-on quand il arrive avec un attelage couvert d’écume. C’est la victoire assurée pour les partisans libéraux, car Dorion n’a pas son pareil pour désarçonner l’adversaire dans les assemblées contradictoires.

Lorsqu’il fonde le premier journal de langue française qui ait paru dans la vallée de la Saint-François, le Défricheur (L’Avenir), dont le premier numéro sort en novembre 1862, il n’est pas peu fier de se caractériser comme « cultivateur et représentant du peuple ». Il est l’un de ces Jean Rivard, dont Antoine Gérin-Lajoie* vient de romancer l’histoire, « notre histoire, confirme Dorion dans le Défricheur du 11 décembre suivant, et celle de tous nos voisins, à peu de différence près ». Il s’emploie à réaliser la devise qu’il a donnée à sa feuille : « Le travail ennoblit. » Ses articles fourmillent de conseils pratiques adressés aux cultivateurs pour qu’ils améliorent leur technique agricole. Ces avis, il les a très souvent éprouvés lui-même sur le terrain. Il s’intéresse également aux ressources que sont les forêts et les mines. Mais le cultivateur cède souvent la place au député, et ce sont alors de longues considérations sur les méfaits de la Confédération, dont il combat énergiquement le projet en chambre : « Je m’oppose à la Confédération, s’écrie-t-il, parce que j’entrevois des difficultés sans nombre au sujet des pouvoirs conjoints accordés aux gouvernements locaux et général sur plusieurs questions. Ces conflits tourneront toujours au profit du gouvernement général et au détriment des prétentions quelquefois bien légitimes des Provinces. » Un des derniers actes politiques de Dorion fut de signer le manifeste des 20 députés opposés à la Confédération, adressé au secrétaire des Colonies, lord Carnarvon.

Quoique anticlérical déclaré, même dans ses propos familiers, ne ratant jamais l’occasion d’une remarque sarcastique à l’endroit du clergé, intentant même un procès, qu’il perdit d’ailleurs, au père oblat Joseph-Marie Royer, qui avait prêché une retraite paroissiale à L’Avenir en janvier 1861, Dorion était assez assidu aux offices de sa paroisse, bien qu’il se tînt éloigné des sacrements. C’est ainsi que le 1er novembre 1866, jour de la Toussaint, il assista à la messe « avec recueillement et un livre à la main », selon le témoignage non équivoque du curé, l’abbé Pierre-Trefflé Gouin, dans la lettre qu’il écrivait le jour même au grand vicaire Louis-François Laflèche*. Le curé Gouin ajoutait que, durant la collecte qui se fit dans l’église en faveur des sinistrés du 14 octobre précédent à Saint-Sauveur et à Saint-Roch de Québec, Dorion avait dû emprunter le montant de son aumône : « En donnant, ce matin, il donnait de sa pauvreté. »

Vers deux heures de l’après-midi, il se dirigeait vers Richmond, lorsqu’une crise cardiaque le terrassa. Ramené en toute hâte chez lui, il ne tarda pas à expirer. Le 5 novembre, on lui fit des funérailles imposantes. À l’autel officiait son frère, le curé d’Yamachiche. Son autre frère, Antoine-Aimé, chef des libéraux bas-canadiens, était au premier rang de l’assistance, perdu dans son chagrin. Il repose dans le petit cimetière de L’Avenir sous une épitaphe sur laquelle son surnom « l’enfant terrible » fut gravé.

La disparition d’un homme aussi controversé suscita dans la presse les commentaires les plus divers. Mais ses frères d’armes de l’Institut canadien, à la fondation duquel il avait participé et dont il avait d’abord été l’un des vice-présidents, puis le président de novembre 1850 à novembre 1851, lui devaient un tribut spécial. Il lui fut rendu par le président alors en exercice, Louis-Antoine Dessaulles : « J. B. E. Dorion était l’un des esprits les plus clairvoyants qui aient honoré notre pays. Travailleur infatigable, son énergie et sa persévérance ne connaissaient littéralement pas de limites. Ame élevée, caractère droit et franc, cœur exceptionnel, il appartenait à cette phalange malheureusement trop restreinte ici d’hommes publics dont toujours et partout la devise est : Tout pour le pays, rien pour soi. »

À part la remarque finale qui laissait pointer le bout de l’oreille du partisan politique, on peut souscrire au jugement de Dessaulles. Même l’anticléricalisme de Dorion s’explique par les événements auxquels il fut mêlé et les combats qu’il livra, la visière levée. Au milieu du siècle dernier, la tolérance était certes, ici et ailleurs, la vertu chrétienne la plus allégrement bafouée.

Philippe Sylvain

Institut-canadien en 1852, J.-B.-É. Dorion, édit. (Montréal, 1852) ; Un souvenir pour 1844 [...] (Trois-Rivières, 1844) ; Tenure seigneuriale ; paie, pauvre peuple, paie ! (Québec, 1855). Ce dernier titre a été publié sous le pseudonyme de Frère de Jean-Baptiste.

ANQ-Q, AP-6-417, Louis-Joseph-Amédée Papineau, Journal d’un Fils de la liberté, 1835–1838 (copie dactylographiée).— ASTR, Papiers J.-Napoléon Bureau, correspondance 1860–1869.— L’Avenir, 18471852.— Le Défricheur (L’Avenir, Québec), 18621866.— Institut canadien, Annuaire (Montréal), 1866.— Bernard, Les Rouges.— Maurice Carrier, Le libéralisme de Jean-Baptiste-Éric Dorion (thèse de doctorat d’université, université Laval, 1967).— J.-R. Rioux, L’Institut canadien ; les débuts de l’Institut canadien et du journal l’Avenir (18441849) (thèse de d.e.s., université Laval, 1967).— J.-B. St-Amant, Un coin des Cantons de l’Est, histoire de l’envahissement pacifique mais irrésistible d’une race (Drummondville, Québec, 1932).

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Philippe Sylvain, « DORION, JEAN-BAPTISTE-ÉRIC », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 9, Université Laval/University of Toronto, 2003– , consulté le 2 déc. 2024, http://www.biographi.ca/fr/bio/dorion_jean_baptiste_eric_9F.html.

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Auteur de l'article:    Philippe Sylvain
Titre de l'article:    DORION, JEAN-BAPTISTE-ÉRIC
Titre de la publication:    Dictionnaire biographique du Canada, vol. 9
Éditeur:    Université Laval/University of Toronto
Année de la publication:    1977
Année de la révision:    1977
Date de consultation:    2 décembre 2024