CAVELIER DE LA SALLE, RENÉ-ROBERT, explorateur, fondateur de Lachine, seigneur de Cataracoui, découvreur des bouches du Mississipi, né à Rouen (Normandie) le 21 novembre 1643 de Jean Cavelier, mercier grossiste, et de Catherine Geest, assassiné le 19 mars 1687 au Texas.

Baptisé à la paroisse Saint-Herbland, René-Robert fut élevé dans le même quartier que Pierre Corneille, à cinq minutes à peine de la demeure du grand dramaturge. Il était issu d’une famille riche de la haute bourgeoisie de province, et le nom de La Salle, qu’il devait plus tard rendre célèbre, était celui d’une terre que ses parents possédaient à proximité de Rouen.

Il étudia au collège des Jésuites de sa ville natale jusqu’en 1658, année où il entra au noviciat de la Compagnie de Jésus, à Paris. Il allait passer neuf ans dans cet ordre. Ayant prononcé ses vœux en 1660, il fit deux années de logique et de physique à La Flèche, études qu’il ne compléta, par un an de mathématiques, qu’après avoir été professeur de cinquième à Alençon. Puis il enseigna de nouveau, à Tours et à Blois, de 1664 à 1666.

Apparemment, le jeune scolastique avait un constant besoin de changer d’occupation et de décor. « Inquietus » était le mot qu’on employait pour traduire son instabilité. Il s’ennuyait, se désintéressait de son travail, mais, malgré tout, faisait montre de dons certains, particulièrement pour les mathématiques. Par contre, ses supérieurs tenaient son jugement en assez piètre estime, n’ayant guère meilleure opinion de sa prudence. Ils lui trouvaient en outre un tempérament émotif et imaginatif, de même que farouche, autoritaire et colérique, peu propre à se plier à la rigidité de la règle. Le robuste et impétueux frère Cavelier, en dépit de ses efforts et de sa conscience scrupuleuse, était une force de la nature que l’on tentait vainement de maîtriser. Aussi, son indomptable vitalité, sa mobilité de caractère et son esprit d’indépendance, essaya-t-il de les sublimer, à l’âge de 22 ans, en demandant à deux reprises d’être envoyé en mission. Mais les autorités ne le jugèrent pas suffisamment préparé : sa théologie n’était pas terminée, sa formation religieuse demeurait insuffisante. Alors, en octobre 1666, il reprit ses études à La Flèche, pour réclamer bientôt la permission d’aller les poursuivre au Portugal dans le but de se préparer à son éventuel apostolat missionnaire. Il essuya un nouveau refus. N’y tenant plus, il se fit relever de ses vœux, en raison, dit-il, de ses « infirmités morales ». Le 28 mars 1667, les portes du couvent se refermèrent définitivement derrière lui.

Pour faire son entrée dans le monde, Cavelier dispose de peu de ressources pécuniaires. Son vœu de pauvreté l’a légalement exclu du nombre des héritiers de son père, décédé peu avant la sortie du jeune homme de chez les Jésuites, et il ne possède qu’une modeste rente. De plus, il est sans profession. Cependant, son goût de bouger, de voir des horizons toujours nouveaux ne l’a pas abandonné. Lui qui a un oncle dans la Compagnie des Cent-Associés et un frère sulpicien à Montréal, il a grandi, par surcroît, dans une ville toute tournée vers le Canada, située dans un archidiocèse dont dépend l’Église de la Nouvelle-France. Un tel contexte ne peut que l’inciter à passer en Amérique. Il ne perd pas de temps et arrive dans la colonie entre juin et le début de novembre 1667. Les Sulpiciens lui concèdent une seigneurie dans l’île de Montréal.

Le 9 janvier 1669, après s’en être assez peu occupé, La Salle vend la majeure partie du fief de la côte Saint-Sulpice à ses premiers propriétaires, qui le lui ont donné gratuitement. L’argent retiré de la transaction va lui aider à satisfaire le démon de l’aventure qui l’habite, l’appétit de gloire qui le dévore. Son rêve est de découvrir l’Ohio « pour ne pas laisser à un autre l’honneur de trouver le chemin de la mer du Sud, et par elle celuy de la Chine. » Les plans de La Salle pouvant se concilier avec les desseins d’évangélisation du sulpicien Dollier* de Casson, le gouverneur prie les deux hommes de faire équipe. Cependant, le supérieur des Sulpiciens redoute que l’humeur de La Salle, « qu’on connoissoit assez légère », ne lui fasse abandonner l’expédition « à la première fantaisie ». Aussi permet-il au diacre Bréhant de Galinée, qui a « quelque tincture de mathématique et assez pour bâtir tellement quellement une carte », de se joindre à l’entreprise.

La Salle se défait de ses biens fonciers de Montréal, où il ne conserve que sa maison, comme comptoir de traite, et quitte Ville-Marie au commencement de juillet 1669 avec une flottille de neuf canots. Dès le début, le voyage s’annonce pénible, car La Salle y est assez peu préparé, et ses compagnons pas tellement davantage. Ils sont tous plus ou moins novices dans l’art de survivre en forêt, n’ont pas de guide, et si Galinée, de son propre aveu, est un cartographe médiocre, La Salle n’est pas meilleur en astronomie. Enfin, ils ne pourront communiquer avec les Iroquois, chez qui ils se dirigent, autrement que par le truchement d’un Hollandais qui maîtrise peu le français. « M. de La Salle, raconte Galinée, qui disoit entendre parfaitement les Iroquois et apprendre d’eux toutes ces choses par la connoissance parfaite qu’il avoit de leur langue, ne la sçavoit point du tout et s’engageoit à ce voyage presque à l’estourdie, sans savoir quasi où il alloit. »

De peine et de misère, on parvient au lac Ontario le 2 août et aux abords du pays des Tsonnontouans 6 jours après. Vers le 10, des Amérindiens, en délégation, viennent rencontrer les Français à une rivière nommée Karongouat. La Salle, Galinée et quelques hommes acceptent de les suivre jusqu’à leur village (situé où se trouve aujourd’hui Boughton Hill, N. Y.) dans l’espoir d’obtenir un guide pour le pays de l’Ohio. Les Tsonnontouans tiennent un grand conseil – où La Salle avoue son ignorance de leur langue – et, tout en ne refusant pas ouvertement leur collaboration aux Français, les indigènes allèguent des prétextes pour la différer. Ils ne voient pas d’un bon oeil, semble-t-il, ces Français s’en aller chez leurs ennemis. Ils s’emploient même, en secret, à décourager l’interprète hollandais. Finalement, ils font tant et si bien que les explorateurs demeurent immobilisés pendant un mois, inquiets de se trouver dans le voisinage des parents d’un capitaine tsonnontouan assassiné en juin par des soldats de la garnison de Montréal. Mais l’arrivée d’un voyageur en route pour la rive nord du lac Ontario les tire d’embarras. Il s’agit d’un Iroquois qui, retournant à son village de Ganastogué, offre d’y conduire les Blancs. Il leur promet qu’ils y trouveront facilement un guide pour les mener à l’Ohio par le lac Érié, voie plus commode, assure-t-il, que celle du pays des Tsonnontouans. Parvenu au fond de la baie de Burlington, La Salle est terrassé par la fièvre : « Quelques-uns », remarque naïvement, ou malicieusement, Galinée, « disent que ce fut à la veue de trois gros serpents à sonnette qu’il trouva dans son chemin montant à un rocher ». Puis, le 24 septembre, on se transporte à Tinaouataoua (à quelques milles au nord de Hamilton) où l’on va faire une rencontre décisive. Le frère de Louis Jolliet, Adrien, s’y trouve depuis la veille, de retour d’une mission aux Grands Lacs. Il décrit aux deux sulpiciens la route qu’il vient de parcourir depuis le pays des Outaouais où il a laissé ses hommes à la recherche d’une nation nombreuse non encore évangélisée, les Potéouatamis. Les missionnaires voient tout de suite dans cette tribu un champ d’apostolat qui leur permettra d’atteindre la région de la Belle Rivière (Ohio) par les Grands Lacs, chemin qui leur semble d’autant plus facile que Dollier et Galinée parlent l’outaouais.

Cependant, La Salle a d’ores et déjà perdu son enthousiasme. Il prend donc prétexte de son mauvais état de santé pour quitter, le 1er octobre, Dollier et Galinée, et, dit-il, retourner à Montréal.

On s’interroge encore sur le mobile véritable de cette décision. Officiellement, l’explorateur était malade et craignait, en raison de son inexpérience et de celle de sa troupe, de passer l’hiver en forêt. Pourtant, si plusieurs de ses hommes retournèrent à Ville-Marie, La Salle, lui, continua de voyager.

En quelles régions ? Voilà la question qui a fait couler beaucoup d’encre et qui n’est pas la moins confuse de toute l’historiographie du Canada. On a prétendu qu’en 1669–1670, La Salle avait exploré l’Ohio. Bien plus, certains de ses admirateurs, se flattant d’offrir à la ville de Rouen l’honneur d’avoir été le berceau d’un conquistador à la Cortez, les Margry, Chesnel, Gravier et autres historiens de la même école sont allés jusqu’à soutenir que La Salle avait découvert le Mississipi avant Jolliet et le père Marquette, soit avant le 15 juin 1673. Le manque de rigueur de l’archiviste Pierre Margry dans l’édition des documents concernant son héros aurait favorisé l’élaboration et la pérennité de ce double mythe.

On sait très peu de choses certaines sur les déplacements de La Salle à l’époque qui nous occupe. Nicolas Perrot* dit l’avoir rencontré, au début de l’été 1670, chassant sur l’Outaouais (Ottawa) au-dessous du rapide des Chats, c’est-à-dire à plus de 700 milles, à vol d’oiseau, des rapides de Louisville, jusqu’où l’on voudrait que La Salle ait exploré l’Ohio. Cependant, ce témoignage n’est pas très probant, car Perrot est généralement en brouille avec la chronologie.

Quoi qu’il en soit, il est indubitable que La Salle revint à Québec, n’ayant découvert ni l’Ohio ni le Mississipi, entre le 18 août 1670, date du retour de Talon dans la colonie, et le 10 novembre suivant, date d’une lettre où Talon rapporte qu’il a envoyé La Salle du côté du Sud, pour trouver « l’ouverture au Mexique ». Par ailleurs, le 6 août 1671 et le 18 décembre 1672, on le retrouve à Montréal en quête d’argent, comme en font foi des actes déposés au greffe de Ville-Marie.

Puis, au début de 1673, le voici chez les Iroquois, occupé à préparer l’expédition que Frontenac [V. Buade] projette de faire au lac Ontario ; ce sont les Relations des Jésuites et une lettre du gouverneur qui nous l’apprennent.

Il ne reste donc que deux intervalles possibles où La Salle aurait pu faire la découverte de l’Ohio ou du Mississipi. Ces périodes sont comprises respectivement dans la dizaine de mois qui vont de l’automne 1670 au 6 août 1671, date où l’explorateur est à Montréal, et dans les 16 autres qui séparent cette dernière date du 18 décembre 1672, jour où il se trouve de nouveau à Ville-Marie. Or, aucun document de ces époques, du moins dans l’état actuel des connaissances, ne fournit le moindre indice de nature à laisser croire que La Salle ait pu découvrir, alors, l’un ou l’autre des cours d’eau en question.

Personne dans la colonie ne paraît en savoir quelque chose, pas même Dollier de Casson qui, dans l’été ou l’automne de 1671, relatant l’expédition du gouverneur de Rémy de Courcelle au lac Ontario, présente la découverte de l’Ohio comme un but encore à atteindre. Bien plus, Talon et Frontenac confient à Louis Jolliet, qui s’embarque à l’automne de 1672, la recherche du Mississipi.

La Salle semble avoir gardé le plus profond silence sur ses explorations de l’époque ; c’est même à l’insu de Talon qu’il fit son apparition d’août 1671 à Montréal, puisque, le 2 novembre de cette année, l’intendant déclarait que l’explorateur n’était pas rentré de son voyage. Pourtant, si La Salle avait à son crédit quelque découverte importante, il était de son intérêt de le publier hautement ; il était même de son devoir de le rapporter à Talon, puisque celui-ci l’avait chargé d’une mission officielle. La seule explication plausible de l’attitude de La Salle est qu’il n’avait trouvé ni l’Ohio ni le Mississipi.

C’est sur deux documents postérieurs que s’appuient principalement les tenants de la découverte des deux grandes artères fluviales par Cavelier de La Salle : le Récit d’un ami de l’abbé de Gallinée et le Mémoire sur le projet du sieur de la Salle pour la découverte de la partie occidentale de l’Amérique septentrionale entre la Nouvelle-France, la Floride et le Mexique. Ces textes furent rédigés par les deux éminences grises de La Salle qui, en Europe, s’agitaient dans les coulisses de la politique coloniale de la France. Le Récit est attribué à l’abbé Eusèbe Renaudot, petit-fils du fondateur de la Gazette de France, dont il devint lui-même, à son tour, l’éditeur. Orientaliste éminent, polyglotte et membre de l’Académie française, ce personnage d’une érudition renommée était très précieux à Louis XIV dans les relations du monarque avec Rome, l’Angleterre et l’Espagne. Sa passion pour les sciences, dont la géographie, son zèle religieux teinté de jansénisme et hostile aux Jésuites, le désignaient pour devenir le protecteur de La Salle, explorateur en perpétuel conflit avec les fils de Loyola.

Le Récit, qui n’est pas, il faut le noter, un document original, mais une copie dont on ignore l’auteur et la date, est un compte rendu de prétendues conversations tenues en 1678, à Paris, entre La Salle et Renaudot, en présence d’amis. Malgré les garanties de véracité par lesquelles le savant ecclésiastique essaie de l’étayer, son texte ne laisse pas d’être suspect. D’abord, son objectivité est fort douteuse, car il provient d’une collection de manuscrits antijésuites et constitue lui-même, en grande partie, un pamphlet contre les Jésuites du Canada. En outre, on peut difficilement prendre au sérieux un document basé sur les descriptions géographiques les plus invraisemblables.

L’abbé Claude Bernou, à qui on doit le Mémoire (présenté à la cour en 1677), n’apporte pas un témoignage plus valable, puisque fondé sur une chronologie peu rigoureuse et des détails géographiques inexacts. D’ailleurs, il ne fait qu’affirmer vaguement : « L’année 1667 et les suivantes, il [La Salle] fit divers voyages avec beaucoup de despenses, dans lesquels il descouvrit le premier beaucoup de pays au sud des grands lacs, entr’autres la grande rivière d’Ohio. »

L’abbé avait de bonnes raisons de vouloir attribuer semblable découverte à La Salle. En plus d’être membre de la coterie de Renaudot, qui groupait plusieurs personnes influentes affichant la plus grande curiosité pour les explorations au Nouveau Monde et soutenant le parti des Récollets adversaires de la Société de Jésus, Bernou (qui remplissait lui aussi des missions diplomatiques occasionnelles) avait des ambitions personnelles précises que le succès de La Salle pouvait favoriser. Le prêtre, en effet, désirait, de son propre aveu, devenir l’agent rémunéré de l’explorateur, et rêvait même d’un épiscopat dans les territoires dont La Salle était susceptible d’enrichir le royaume de France.

Cependant, Bernou dut faire marche arrière en 1685. Au cours d’une polémique avec Mgr de Saint-Vallier [La Croix*] qui revendiquait pour le diocèse de Québec la région du golfe du Mexique, où La Salle était parti fonder un établissement, Bernou écrivit en toutes lettres : « Il est vrai que le pere Marquette a decouvert le 1er la Rivière de Mississipi mais il n’y a fait que passer ».

Parmi les autres arguments utilisés dans cette controverse par les supporteurs de La Salle, un des plus sérieux semblerait être la preuve cartographique. En effet, deux cartes attribuées à Louis Jolliet indiquent le cours de l’Ohio et comportent, sous le tracé de la rivière, les inscriptions respectives suivantes : « Route du Sieur de la Salle pour Aller dans le Mexique » et « Riviere par ou descendit le Sieur de la Salle au sortir du Lac Erie pour aller dans le Mexique. » On a vu là une admission tacite de Jolliet lui-même de la découverte de l’Ohio par La Salle. Mais, d’après des recherches scientifiques approfondies, notamment celles du père Jean Delanglez, il s’agirait, dans les deux cas, d’interpolations étrangères à Jolliet, la première d’origine inconnue, la seconde de la main de Bernou lui-même.

Enfin, une lettre de La Salle du 29 septembre 1680 devrait suffire à clore le débat. On y voit assez clairement qu’à cette époque l’explorateur ignorait encore presque tout du fleuve Colbert (Mississipi), d’après les questions élémentaires qu’il avoue avoir posées aux Illinois à son sujet.

À l’automne de 1673, La Salle revint à Montréal. La colonie était alors le théâtre d’une tragi-comédie dont les protagonistes aux prises étaient Perrot, gouverneur de Montréal, l’abbé de Fénelon [V. Salignac] et Frontenac. La Salle y joua aux côtés du gouverneur de la Nouvelle-France, dont il se fit le véhément supporteur, un rôle voisin de celui du valet de comédie. Les deux personnages, semble-t-il, avaient tout pour s’entendre : leurs personnalités étaient également fortes, mais d’une façon complémentaire, leurs intérêts respectifs pouvaient se servir mutuellement et ils partageaient la même antipathie pour les Jésuites.

La Salle n’allait pas tarder à bénéficier de son alliance avec Frontenac. Grâce à son puissant protecteur, le découvreur parvint, lors d’un voyage en France, en 1674–1675, à se faire concéder le fort Cataracoui (aujourd’hui Kingston), qu’il rebaptisa Frontenac, et même des lettres de noblesse pour lui et sa postérité. La Salle, qui nourrissait des desseins d’empire, savait bien quel parti il pourrait tirer d’un poste sur le lac Ontario, qui, selon l’intendant Talon, pouvait donner « les premières ouvertures vers la Floride par le travers des terres. »

Pourtant, le fort Frontenac ne lui suffit pas. En 1677, il retourna à la cour pour demander l’autorisation de faire, à ses frais, « deux establissements [...] l’un à l’entrée du lac Erié, l’autre à la sortie de celuy des Illinois [Michigan] ; la seigneurie des terres qu’il descouvrira et qu’il peuplera,[...] la propriété de toutes les terres défrichées que les Sauvages abandonneront de leur bon gré, comme ils font quelquefois, et la qualité de gouverneur dans lesdits pays ». En dépit de ses détracteurs, aux yeux de qui ses ambitions démesurées l’assimilaient à un fou « tout juste bon à mettre aux Petites-Maisons », l’explorateur, grâce à sa force de persuasion et aux bons offices de Bernou et Renaudot, obtint du roi, le 12 mai 1678, la permission de découvrir la partie ouest de l’Amérique du Nord comprise entre la Nouvelle-France, la Floride et le Mexique.

Le 15 septembre suivant, La Salle arrivait à Québec avec une trentaine d’artisans, matelots et gentilshommes, dont Dominique La Motte de Lucière et le chevalier Henri Tonty*, qui allait être l’homme de confiance de l’explorateur et son lieutenant infatigable dans ses entreprises. Pressé de se mettre à l’œuvre, La Salle, en compagnie de Tonty et de quelques hommes, aux environs de Noël, rejoignit, à la rivière Niagara, La Motte qu’il avait envoyé précédemment en éclaireur, avec le père Hennepin* et une petite troupe de Français, pour préparer la construction d’une barque en amont de la cataracte.

Dès janvier, le bateau est mis en chantier, et les travaux du fort que l’on nommera Conti commencent. En raison de fâcheux contretemps, La Salle se voit forcé de retourner immédiatement, à pied et dans les pires conditions, au fort Frontenac, d’où il ne revient qu’à la fin de juillet.

Durant son absence, en dépit des circonstances les plus défavorables, on est parvenu à terminer un bâtiment d’environ 45 tonneaux armé de 7 canons. Le Griffon – ainsi baptisé en l’honneur des armoiries de Frontenac – est lancé le 7 août 1679. La Salle a à son bord, outre un pilote et une trentaine d’hommes, les pères Hennepin, Membré et de La Ribourde. Après 20 jours d’une navigation extrêmement périlleuse, il atteint le détroit entre les lacs des Hurons et Michigan et débarque à la mission Saint-Ignace de Michillimakinac. Le 12 septembre, il met le cap sur la baie des Puants (Green Bay). De là, au mépris de l’interdiction explicite que lui a faite le roi de pratiquer « aucun commerce avec les Sauvages appelés Outaouacs et autres qui apportent leurs castors et autres pelleteries à Montréal », il renvoie le Griffon à Niagara chargé d’une cargaison de fourrures considérable, en plus de marchandises destinées à être entreposées à Michillimakinac jusqu’au retour de l’explorateur qui doit, avec l’approche de l’hiver, poursuivre sa route en canot.

La Salle part, le 19 septembre 1679, avec 14 hommes et 4 embarcations. Au milieu du vent et de la tempête, il se dirige vers le sud du lac Michigan pour s’arrêter, le 1er novembre, à l’embouchure de la rivière des Miamis (Saint-Joseph), où il a rendez-vous avec Tonty. L’endroit étant propice, il y fait construire un fort de 40 pieds sur 30 et décide de faire venir le Griffon de Michillimakinac. Cependant, là-bas, personne n’a vu la barque, annonce Tonty qui survient à la rivière Saint-Joseph le 20. Alors, La Salle repart inquiet, le 3 décembre, avec des effectifs doublés, laissant des instructions pour le Griffon au cas où il apparaîtrait. Il remonte d’abord la rivière, puis passe à la Téatiki (Kankakee), qui le conduit à la rivière des Illinois.

Le 5 janvier 1680, l’expédition arrive au village illinois de Pimitéoui, à proximité de la ville actuelle de Peoria. La Salle expose aux Amérindiens son projet de construction d’un fort et d’une barque dans les environs, en les assurant de ses bonnes intentions. Ses interlocuteurs acquiescent volontiers. Mais la visite d’un chef mascouten les fait bientôt changer d’attitude. Ils se laissent persuader de la mauvaise foi de l’explorateur qu’ils croient être un allié dangereux de leurs mortels ennemis, les Iroquois. Aussi font-ils tout ce qu’ils peuvent pour le détourner de son dessein d’exploration du Mississipi, en essayant d’effrayer les Français par la description de dangers fictifs qui les attendent sur le fleuve. Impressionnés, six ouvriers précieux abandonnent la troupe et filent à l’anglaise. Mais malgré tout, le 15 janvier, à distance prudente du village amérindien, La Salle s’attaque à la construction du fort qui sera nommé Crèvecœur, par allusion aux multiples déboires de l’explorateur qui n’en est pourtant encore qu’au début de ses ennuis.

Après avoir envoyé, le 29 février, le père Hennepin et deux compagnons en avant-garde vers le haut Mississipi, La Salle, qui par suite de la disparition de sa première barque manque des agrès nécessaires à l’équipement d’une nouvelle, décide de partir à la recherche du Griffon. Les intempéries du printemps et ses alternatives de gel et de dégel décuplent les difficultés d’une pareille aventure. À partir du 18 mars, La Salle et les cinq hommes qui font route avec lui doivent abandonner leur canot pour poursuivre leur voyage à pied. Six jours plus tard, ployant sous le fardeau de leur équipement, ils parviennent au terme d’un trajet total de 275 milles : le fort de la rivière Saint-Joseph. N’y trouvant aucun renseignement sur le sort du Griffon, La Salle continue en direction du lac Érié « dans des bois tellement entrelacez de ronces et d’espines qu’en deux jours et demy, lui et ses gens eurent leurs habits tout déchirez et le visage ensanglanté et découpé de telle sorte qu’ils n’estoient pas reconnoissables. » En cours de route, certains de ses compagnons tombent malades. Pour les transporter, on fabrique des embarcations de fortune, et, tantôt en raquette, tantôt au fil de l’eau, on atteint Niagara le 21 avril 1680. Comme récompense de ses efforts surhumains, La Salle y découvre le fort brûlé et apprend la perte, dans le golfe Saint-Laurent, d’un navire qui lui apportait pour plus de 20 000 francs de marchandises. Mais, inébranlable, l’explorateur trouve suffisamment de courage pour se rendre au fort Frontenac où, le 6 mai, il achève « un voyage de près de cinq cents lieues et le plus pénible que jamais aucun François ait entrepris dans l’Amérique. »

Puis il se hâte vers Montréal pour régler des questions d’argent et revient bientôt à Cataracoui, plus endetté que jamais. Le 22 juillet, deux envoyés du chevalier de Tonty, demeuré à Crèvecœur avec les pères Membré et de La Ribourde, apportent la nouvelle du saccage et de la désertion du fort par l’équipe qu’on y avait laissée. Cette véritable catastrophe menace sérieusement le succès des explorations de La Salle en pays illinois. Mais il ne perd pas son temps en vaines doléances. Quand il entend dire que plusieurs d’entre eux sont en route pour venir tuer leur maître, après avoir pillé au passage tous les postes où se trouvaient ses marchandises, La Salle s’embarque sur le lac Ontario pour courir sus aux déserteurs. Posté en embuscade dans la baie de Cataracoui, il les capture au début d’août.

Puis, le 10 de ce mois, il entreprend avec 25 hommes une seconde expédition chez les Illinois. C’est chemin faisant qu’il perdra définitivement tout espoir de revoir le Griffon : au rapport de certains Potéouatamis, une tempête a bel et bien fait sombrer la barque, engloutissant dans le lac Michigan une valeur de 10 000 écus.

Donc, la flottille franchit le lac Ontario pour, en empruntant l’Humber, le lac Simcoe, la rivière Severn et la baie Georgienne, parvenir au saut Sainte-Marie le 16 septembre. La Salle quitte la mission le lendemain en direction de Michillimakinac, où il croit pouvoir savoir ce qu’est devenu Tonty, demeuré sans secours en un territoire que les Iroquois sont partis attaquer. Mais c’est peine perdue : on est sans nouvelles du lieutenant de l’explorateur. Celui-ci, rempli d’appréhensions, se hâte alors vers le fort Saint-Joseph, puis vers Pimitéoui.

Le 1er décembre, il arrive à un village illinois qui a été détruit et dont les habitants ont été massacrés par les Iroquois. La Salle cherche vainement des traces du brave Tonty parmi les décombres et les cadavres horriblement mutilés. Une trentaine de lieues plus loin, le spectacle des ruines du fort Crèvecœur et de la barque inachevée n’est guère plus encourageant. De plus en plus anxieux, La Salle continue la descente de la rivière des Illinois jusqu’au Mississipi, rencontrant en chemin d’autres vestiges de carnages, mais toujours pas de trace de Tonty.

Il revient alors sur ses pas jusqu’au fort Saint-Joseph, qu’il atteint à la fin de janvier 1681. Là, des renseignements qu’il obtient, il déduit que c’est le canot de Tonty qui a été aperçu passant devant Michillimakinac. La Salle y dépêche aussitôt deux hommes porteurs d’une lettre pour son ami.

Pendant ce temps, lui-même va tenter, par diverses négociations, d’amener les Miamis et les Illinois à s’allier contre les Iroquois pour assurer la sécurité des établissements français qu’il projette toujours de fonder dans la région.

Au début de mars, des Outagamis (Renards) révèlent que Tonty a hiverné chez les Potéouatamis. La Salle lui envoie des messagers pour lui fixer rendez-vous à Michillimakinac en mai. D’ici là, infatigable, il va reprendre ses courses entre les tribus qu’il veut réconcilier. Puis, à la fin de mai, il rejoint enfin son homme de confiance qui lui narre ses pénibles aventures au cours desquelles le père de La Ribourde a été assassiné par des Amérindiens.

La Salle se rend ensuite en toute diligence à Montréal, où le mande Frontenac. Il profite de l’occasion pour rédiger, le 11 août 1681, un testament en faveur de son principal créancier – il en a toute une meute à ses trousses –, son cousin François Plet. Et le voilà qui repart, fermement résolu de parvenir, cette fois, jusqu’aux bouches du Mississipi.

Pendant ce temps, à Québec, l’intendant Jacques Duchesneau qui, un an plus tôt, jour pour jour, dénonçait au ministre le commerce illégal de La Salle avec les Outaouais, accuse cette fois l’explorateur, dans une lettre à la cour datée du 13 novembre 1681, d’avoir, par son attitude provocante envers eux, excité les Iroquois à la guerre contre les Illinois.

Le 19 décembre, La Salle était de retour à la rivière Saint-Joseph, où l’attendait Tonty. Environ un mois plus tard, l’expédition, qui comptait 23 Français et 18 Amérindiens, se trouvait au fort Crèvecœur. Le 6 février 1682, elle arrivait au confluent du Mississipi sur les eaux duquel, une semaine plus tard, la dispersion des glaces permit enfin de pousser les canots. Au bout de six lieues, on « cabana » sur la rive droite, à proximité de l’embouchure du Missouri. Puis on se remit en route, pagayant, chassant et s’émerveillant des richesses de la nature. Vers le cinquième jour, sur le soir, on découvrit, à gauche, les eaux tumultueuses de l’embouchure de l’Ohio, cette fameuse « Belle Rivière » qui avait tellement préoccupé La Salle. Une autre halte se fit aux environs de la ville actuelle de Memphis. On dut y attendre, durant une dizaine de jours, un membre de l’expédition qui s’était égaré en allant à la chasse. Pendant qu’on le recherchait, La Salle fit construire un fort qu’il nomma Prud’homme, patronyme du malheureux armurier [fils de Louis Prud’homme] qui fut retrouvé affamé et flottant à la dérive sur un morceau de bois.

La Salle et sa troupe « décampèrent » le 5 mars. Le 12, alerte : des cris de guerre retentirent sur la rive droite du Mississipi, accompagnés d’un roulement de tambour menaçant. Il s’agissait d’Arkansas alarmés à la vue des canots français. On eut tôt fait de les rassurer et de fumer avec eux le calumet de paix. Les Peaux Rouges firent fête aux Visages Pâles qu’ils ravitaillèrent somptueusement. La Salle, avec toutes les cérémonies d’usage, prit possession du territoire au nom du roi de France.

S’arrachant aux effusions des affectueux indigènes qui leur passaient la main sur le corps en guise de caresses, les Français se rembarquèrent, pourvus de deux guides. Une quinzaine de lieues plus loin, ils atteignirent l’embouchure de la rivière Arkansas, terme du voyage de Jolliet et Marquette en 1673. Le pays des loutres faisait place à celui des crocodiles. Le 22 mars, le campement se fit chez les Taensas, auxquels, écrivit Tonty, on pouvait reconnaître « une partie des qualitez que possèdent les gens policez. » C’est avec un protocole spectaculaire que ces indigènes d’une beauté remarquable reçurent leurs visiteurs, qu’ils comblèrent en outre de présents.

Puis ce furent les Coroas, voisins des Natchez, qui les accueillirent dans leur village et leur révélèrent qu’ils n’étaient plus qu’à dix jours de l’océan. L’expédition repartit à Pâques, pour arriver, enfin, en vue de la mer le 6 avril.

Le lendemain, La Salle, Tonty et Jacques Bourdon d’Autray entreprirent l’exploration du delta du Mississipi. Et le 9 avril 1682, probablement près de l’endroit nommé aujourd’hui Venice, ce fut la prise de possession solennelle de la Louisiane. La Salle, vêtu d’écarlate galonnée d’or – où les fastes du Grand Siècle n’allaient-ils pas se nicher ! – , au son d’hymnes triomphants et de salves de mousqueteries, érigea une croix puis une colonne portant les armes de Sa Majesté Très Chrétienne et enterra une plaque de cuivre gravée d’inscriptions. D’une voix sonore, il lut le procès-verbal énumérant les territoires qui passaient ainsi sous la domination de la couronne de France. Enfin, le document fut contresigné par 12 des personnes présentes.

Mais l’homme ne vivant pas que de gloire et de fanfares, fût-il un Cavelier de La Salle, les Français souffrent de la disette, n’ayant à se mettre sous la dent que des pommes de terre et du crocodile. Ils se résignent donc, malgré l’humeur inhospitalière des Quinipissas, dont ils ont reçu les flèches, aux abords des bouches du Mississipi, à aller se ravitailler chez ces barbares. La remontée du fleuve pour le retour au Canada commence le 10 avril. Cinq jours plus tard, La Salle obtient une petite quantité de maïs, mais au prix d’une escarmouche avec les peu commodes Quinipissas. La présence suspecte de quelques-uns d’entre eux chez les Coroas, où les Français arrivent le 29, incite La Salle à se hâter vers la région des Taensas. On s’y restaure de nouveau copieusement, on y fait amples provisions et on se rembarque en grandes pompes le 3 mai.

De plus en plus pressé, La Salle prend les devants jusqu’aux Arkansas, laissant Tonty derrière lui avec une partie de l’équipe. À la fin de mai, le fidèle lieutenant rejoint au fort Prud’homme, chez les Chicachas, son chef tombé gravement malade. L’explorateur l’expédie au fort Saint-Joseph avec mission d’écrire au gouverneur pour lui relater la découverte. La Salle, lui, retrouve tout juste assez de force pour reprendre la route vers le 15 juin. Un mois plus tard, il est à Crèvecœur et de là, encore convalescent, se rend au lac Michigan par voie de terre. Puis il vogue vers le fort Saint-Joseph pour entreprendre ensuite une marche de 120 lieues jusqu’à Michillimakinac, où Tonty l’accueille en septembre 1682. N’étant pas suffisamment rétabli pour aller rendre compte de sa découverte en France, La Salle ne pousse pas plus loin et se borne à rédiger des dépêches dont le père Membré doit se charger. Il écrit, notamment, au gouverneur de la Nouvelle-France pour lui demander de l’aide, au moment même où le successeur de Frontenac, Joseph-Antoine Le Febvre de La Barre, débarque dans la colonie.

Le 30 décembre, il retourne à la rivière des Illinois, en amont de la ville actuelle de La Salle. Cet endroit a été choisi par le découvreur pour la construction d’un fort sur un rocher quasi inaccessible. Le fort Saint-Louis, qui va grouper sous sa protection les Miamis, les Illinois et les Chaouanons, est terminé en mai 1683.

C’est précisément le 10 de ce mois que le roi envoie à l’intendant de Meulles* des instructions où il se révèle opposé aux nouvelles entreprises de découvertes, ne consentant qu’à laisser achever celle de La Salle.

De son côté, celui-ci, devant l’imminence d’une attaque iroquoise, réitère auprès de La Barre ses appels au secours. Il ignore l’hostilité de ce gouverneur qu’il n’a même encore jamais rencontré. Le découvreur qui, depuis le début de sa carrière, avec une persistance proche de l’obsession paranoïaque, ne cesse de se croire victime de noirs complots ourdis contre ses entreprises et même sa vie, par des ennemis – tantôt commerçants, tantôt jésuites – qu’il gêne par ses explorations et ses établissements, le découvreur ne se doute pas de ce qui se trame contre lui au Canada. La Barre, pour des motifs pécuniaires, a rallié le parti des marchands qui voient en La Salle un concurrent dangereux dans la traite des pelleteries. Aussi allègue-t-il le prétendu abandon du fort Frontenac par La Salle, l’automne précédent, pour relever François Dauphin* de La Forest du commandement que l’explorateur lui avait confié et faire du fort un instrument de négoce aux mains de Jacques Le Ber* et de Charles Aubert* de La Chesnaye. Et, lorsque La Salle, en août 1683, quitte le fort Saint-Louis dans l’intention d’aller présenter à la cour le compte rendu de sa découverte, il n’a pas fait 15 lieues qu’il se trouve nez à nez avec le chevalier Henri de Baugy*. Cet officier, sur l’ordre de La Barre, vient prendre charge du fort et renvoyer La Salle auprès des autorités de la colonie. La Barre se justifie, cette fois, en faisant écho à une ancienne plainte de Duchesneau : La Salle, par ses relations imprudentes avec les ennemis des Cinq-Nations, compromet les pourparlers de paix entre les Français et les Iroquois. Par surcroît, au ministre, La Barre ne craint pas d’écrire « du sieur de La Salle que la teste luy a tourné ; qu’il a esté assez hardy pour [lui] donner avis d’une descouverte fausse ». Mais l’explorateur, qui n’est jamais en reste lorsqu’il s’agit d’accusations, soutiendra, avant de repasser dans la métropole, que La Barre, lors de son assemblée avec les Iroquois tenue à Montréal le 14 août 1683, a permis aux Amérindiens, en réponse à leurs récriminations contre La Salle, de « le tuer et les peuples qui se sont réunis près de son fort, sans que cela tirast à conséquence » ! Évidemment, La Barre se défendra vigoureusement.

De toute façon, c’est avec un crédit sensiblement à la baisse que La Salle, de son plein gré, mais aussi sur l’ordre du gouverneur, monte à bord du Saint-Honoré, qui le dépose à La Rochelle peu avant Noël.

À peine a-t-il touché le sol de France que le découvreur, en vue de fonder une colonie chez les Taensas, tente de former une compagnie de marchands. Devant l’évidente inutilité de ses efforts, il décide de changer son fusil d’épaule.

Il sait bien qu’il ne peut guère compter sur l’aide du roi qui, le 5 août précédent, écrivait à La Barre que « la descouverte du sieur de La Salle est fort inutile [et qu’] il faut dans la suite empescher de pareilles entreprises ». L’explorateur se laisse donc persuader de faire servir à ses propres fins un projet présenté à la cour le 18 janvier 1682 par Bernou. En raison de ses ambitions personnelles, l’intrigant abbé a toujours eu à coeur l’expansion coloniale de son pays. Il a donc proposé au ministre la fondation d’un établissement dans le golfe du Mexique à l’embouchure du Rio Bravo (Rio Grande) pour, notamment, permettre la conquête de la Nouvelle-Espagne et de ses mines par le comte Diego de Peñalossa, ancien gouverneur du Nouveau-Mexique qui, fuyant l’Inquisition, est venu mettre son épée au service de la France. Bernou, semble-t-il, dès avant l’arrivée de La Salle dans la métropole, songeait à l’utiliser pour la réalisation de son plan. En effet, le récit de l’expédition de 1682, rédigé par le père Membré, et la Relation officielle de la découverte du delta du Mississipi remise à la cour en 1683 (que certains attribuent au même auteur) ont été, comme le démontre Delanglez, remaniés par Bernou ou un autre membre de sa coterie pour faire coïncider plus ou moins la description de la vallée du Mississipi avec celle du Rio Bravo, dont l’abbé avait vanté au roi les multiples avantages.

La Salle va donc rendre attrayant aux yeux du roi son projet d’établissement en Louisiane en présentant la colonie qu’il veut fonder comme la base idéale pour l’invasion de la Nouvelle-Biscaye. Pour ce, il consent à falsifier la géographie du Mississipi. Il fait exécuter des cartes où le fleuve Colbert, comme il appelle le Mississipi, dévie de 250 lieues vers l’Ouest de sa course réelle, pour déboucher dans le golfe à proximité du Nouveau-Mexique. On ne peut ici, à la décharge de l’explorateur, plaider l’erreur involontaire : même s’il a perdu sa boussole chez les Illinois, il est trop bon observateur – il l’a déjà prouvé – pour se leurrer à ce point sur la direction générale du cours du Mississipi. Pierre Le Moyne* d’Iberville notera plus tard : « M. de La Salle, quoyque homme qui passoit pour habile, a marqué le bas du Mississipi, sur la carte qu’il a faite, par 273 degrés [...] Je crois que cela vient de la grande envie qu’il avoit de se voir près des mines du Nouveau-Mexique, et engager par là la cour à faire des establissemens en ce pays, qui ne pourront par les suites qu’estre très-avantageux. » (Découvertes et Établissements des Français (Margry), IV : 315.)

De plus, cette fois à l’insu de Bernou, quatre mémoires dus à la plume, soit de La Salle, soit de Renaudot, soit d’un de leurs affidés, sont adressés à la cour au début de 1684. Ils démontrent comment peuvent se concilier, pour le plus grand bénéfice de la France, le dessein de La Salle et le plan Bernou-Peñalossa. Cette thèse est étayée par de flagrants mensonges et des exagérations fantastiques. Entre autres, pour allécher le ministre, on ne craint pas d’affirmer – alors que l’explorateur connaît mieux que personne les troncs d’arbres pétrifiés qui encombrent le delta du Colbert – que « le fleuve qu’il a descouvert est un excellent port, que les grands vaisseaux le peuvent remonter de plus de cent lieues dans les terres, et les barques plus de cinq cens ». On assure encore que La Salle peut facilement recruter, pour attaquer les Espagnols, une armée de 15 000 Amérindiens, en ayant déjà 4 000 à sa disposition autour du fort Saint-Louis-des-Illinois. Enfin, on précise l’endroit où le découvreur prétend pouvoir fonder un établissement : le confluent de la rivière Rouge et du Mississipi, c’est-à-dire dans un pays plein de marécages.

Peu sensible, semble-t-il, à l’aspect chimérique du projet qu’on lui soumettait, Seignelay se laissa séduire. Et le 10 avril 1684, tandis que M. Tronson, parlant de La Salle, écrivait à Dollier de Casson : « Le Roy l’a escouté, bien receu et contenté », Louis XIV ordonnait à La Barre de restituer le fort Frontenac à La Salle par l’intermédiaire de La Forest. Quatre jours plus tard, le roi octroyait à La Salle une commission pour commander dans tout le territoire compris entre le fort Saint-Louis-des-Illinois et la Nouvelle-Biscaye. Louis XIV accordait aussi, entre autres, 100 soldats entretenus à ses frais et commandés par 8 officiers et sous-officiers, un navire de guerre de 36 canons et d’environ 70 hommes d’équipage, nommé le Joly, ainsi que la Belle, barque de 60 tonneaux et 4 petits canons. Allaient compléter le convoi, l’Aimable, flûte de 180 tonneaux armée par un commerçant rochelais, et le Saint-François, petite caiche en partie frétée par l’intendant de Rochefort.

Dès le début des préparatifs de cette expédition vouée à la faillite la plus lamentable, les difficultés surgirent. La moindre ne fut pas la mésentente entre La Salle et Taneguy Le Gallois de Beaujeu, choisi par le roi pour commander le Joly. Les deux hommes étaient faits pour se déplaire. Le gentilhomme de vieille souche et le roturier fraîchement anobli pouvaient difficilement fraterniser. Bien plus, les frictions étaient inévitables entre le militaire habitué au commandement, marin réaliste et rompu à la navigation au long cours, et le civil inexpérimenté, dominateur et don Quichotte. Enfin, pour ajouter à la méfiance de La Salle envers son collègue, Mme de Beaujeu avait un confesseur jésuite !

La Salle et Beaujeu entrèrent donc en conflit sur chacun des points de l’organisation de l’entreprise : estimation de la durée du voyage, choix et quantité des vivres, arrimage, nombre des passagers et surtout, autorité et prérogatives respectives des deux chefs de l’expédition. La Salle, comme bien l’on pense, s’était fait donner la haute main dans toute l’affaire. Mais lorsque l’explorateur prétendit avoir droit à l’obéissance des soldats du roi non seulement à terre, mais même en mer, le capitaine protesta. Ce dernier voyait son rôle réduit à la direction de la manœuvre, sans plus. Les exigences de La Salle, au dire de Beaujeu, firent « grand bruit à Rochefort entre les officiers, chaqu’un disant que cela ne s’estoit jamais veu qu’un passager prétendist commander dans un vaisseau. » D’ailleurs, ajoutait-il sans se gêner, « il y en a très-peu qui ne le croient pas frappé. J’en ay parlé à des gens qui le connoissent depuis vingt ans. Tous disent qu’il a toujours esté un peu visionnaire ».

Aussi, l’obstination de La Salle à ne pas dévoiler à Beaujeu le secret de la destination du voyage ne pouvait qu’envenimer la situation. En plus d’être blessé dans son orgueil, le capitaine enrageait de ne pas savoir quels pilotes choisir. Pendant ce temps, les responsables du recrutement des soldats et des engagés enrôlaient n’importe quel gueux ou jouvenceau prêt à s’embarquer. Les préparatifs s’éternisaient et La Salle devenait hésitant, indécis et irritable. L’inquiétude le gagnait, sans doute, à mesure qu’il prenait davantage conscience de l’énormité de l’utopie que, à sa propre requête, Versailles l’envoyait tenter de réaliser. Le 2 août 1684, Beaujeu résumait ainsi la situation : « je vas dans un pays inconnu chercher une chose presque aussi difficile à trouver que la pierre philosophale, dans une saison avancée, chargé à morte-charge, avec un homme chagrin. »

Au moment où le capitaine s’exprimait de façon aussi désabusée, on avait levé l’ancre depuis neuf jours. Le convoi transportait au moins 320 personnes parmi lesquelles se trouvaient, outre les 100 soldats encadrés de 5 officiers et la quarantaine d’engagés et de valets, 6 missionnaires, dont les sulpiciens d’Esmanville et Jean Cavelier*, frère de La Salle, ainsi que les récollets Membré et Anastase Douay. Faisaient en outre partie du voyage, l’ingénieur Minet, neuf volontaires, dont Henri Joutel, bourgeois rouennais, auteur de la principale relation de l’expédition et bras droit de La Salle, environ huit marchands, et même quelques femmes et enfants. Par la faute de La Salle, le Joly qui était conçu pour un équipage de 125 personnes en avait 240 à son bord, sans parler des marchandises de l’entrepont, qui « occupoient les postes des soldats et matelots », les obligeant à « passer tout le voyage sur le pont d’en haut, le jour au soleil et la nuit à la pluye. »

Le beaupré du navire s’étant rompu dès le surlendemain du départ, on avait dû rebrousser chemin jusqu’à l’île d’Aix, pour ne reprendre la mer que le 1er août. Une semaine plus tard, la flottille doublait le cap Finisterre (au nord-ouest de l’Espagne). Puis, le 20, elle parvint à la hauteur de Madère, où Beaujeu proposa d’arrêter pour faire de l’eau. La Salle refusa, ce qui ne fit que détériorer davantage ses relations avec le commandant. Le 6 septembre, on franchit le tropique du Cancer. La Salle, qui, de toute évidence, se prenait très au sérieux, s’opposa à la traditionnelle cérémonie burlesque du baptême de la ligne. « Les matelots, asseurément, nous auroient volontiers tous tuez... », avoue Joutel.

Cependant, l’encombrement extraordinaire du Joly, la chaleur, la lenteur de la navigation et le manque d’eau potable ne tardèrent pas à produire leur effet. Une cinquantaine de personnes, La Salle compris, tombèrent malades. On décida donc, le 18, de se hâter vers Saint-Domingue. Pourtant, au lieu de s’arrêter à Port-de-Paix tel que convenu, Beaujeu, croyant peut-être pouvoir profiter d’un bon vent, cingla vers le Petit-Goave (aujourd’hui en Haïti) qu’il n’atteignit, hélas ! que dix jours plus tard. Peu après avoir touché terre, le découvreur fut pris d’un violent accès de fièvre et délira durant sept jours. « M. de La Salle, note Minet dans son journal, croyoit que tous ceux qu’il voyoit venoient lui faire son proces, disant qu’il avoit trompé M. de Seignelay ». Une fois rétabli, il se mit en quête d’argent – ses goussets étaient toujours vides – et de ravitaillement, et conféra avec les autorités officielles des Antilles françaises venues le rencontrer. Le 2 octobre, l’Aimable et la Belle, qui traînaient constamment de l’arrière, arrivaient enfin. Cependant, le Saint-François, encore moins rapide, ne paraissait toujours pas. Le 20 octobre, les appréhensions furent confirmées : la caiche, qui portait la majeure partie des vivres et des fournitures de l’expédition, avait été capturée par les Espagnols. C’était une lourde perte, dont La Salle attribua la responsabilité à Beaujeu. Puis le gouverneur de l’île de la Tortue ayant offert du secours à l’explorateur, celui-ci put presser les préparatifs de départ. Il était impatient de lever l’ancre, car les défections se multipliaient parmi ses hommes. Résolu à sauvegarder, au moins, ses propres effets, La Salle monta cette fois à bord de la flûte Aimable.

On appareilla dans la nuit du 25 novembre. En rangeant la côte sud de Cuba, la flottille parvint à l’entrée du golfe du Mexique vers le milieu de décembre. Les 27 et 28 de ce mois, on remarqua la couleur blanche de la mer et les fonds de « sable fin, grisâtre et vaseux » que révélaient les sondages : ce sont les caractéristiques du delta du Mississipi, visibles, aujourd’hui encore, jusqu’à environ 12 milles au large de la côte qui ne présente nulle part ailleurs ces particularités. Pour une fois, il semble bien qu’une bonne étoile avait guidé La Salle droit au but. Mais en vain. L’explorateur ne reconnut pas l’endroit où il se trouvait, car si on pouvait assez facilement, à cette époque, calculer une latitude avec justesse, il n’en allait pas de même pour la longitude. Par surcroît, les cartes marines de la région étaient toutes plus ou moins erronées, et La Salle avait fait une erreur de deux degrés en prenant la latitude de l’embouchure du Mississipi en 1682. L’explorateur se trompa donc encore une fois dans ses estimations, et, se croyant victime des courants du Gulf Stream dont « plusieurs personnes savantes de Paris » lui avaient exagéré la force, il crut avoir dérivé de 300 milles vers l’Est jusqu’à la baie d’Apalache. Pourtant, La Salle, le 1er janvier, alors qu’il se trouvait à moins de 15 lieues du Mississipi, se demanda un instant s’il n’était pas parvenu à proximité du cap Escondito qui figurait les bouches du Mississipi sur les cartes du XVIIe siècle. Malheureusement, plutôt que de suivre son intuition, il préféra se fier à des journaux de bord de navigateurs espagnols qui le confirmèrent dans son erreur : il avait dérivé vers l’Est.

Alors, on mit le cap sur l’occident, à la recherche de l’hypothétique baie du Saint-Esprit, à l’ouest de laquelle le découvreur espérait retrouver son fleuve. Dans la nuit du 3 au 4 janvier 1685, malgré la brume, La Salle donna le signal du départ. Beaujeu, qui mouillait plus au large, ne comprit pas, apparemment, ou ne voulut pas comprendre, et l’on perdit de vue le Joly. La Salle, semble-t-il, ne donna pas tellement à Beaujeu la possibilité de le rejoindre. En effet, il navigua durant 19 heures consécutives dans le brouillard, puis jeta l’ancre en des lieux où le Joly ne pouvait s’aventurer. Le 6 janvier, l’Aimable et la Belle atteignirent « une manière de baye » (probablement celle d’Atchafalaya) qui, à cause de ses récifs et de ses bancs de sable, ne pouvait, au dire de La Salle, être celle du Saint-Esprit. On continua de naviguer, longeant les côtes du Texas. Mais vers le 18, l’inclinaison de la côte vers le Sud le porta à croire que l’on avait bel et bien dépassé le delta du Mississipi. On vira de bord, et le lendemain matin, le Joly rejoignit enfin les deux autres navires qui étaient à l’ancre à l’extrémité sud-ouest de l’île de Matagorda. Beaujeu et La Salle ne perdirent pas une si belle occasion de se quereller, s’accusant réciproquement de s’être abandonnés. Puis on passa plusieurs jours à chasser et à explorer le littoral, sans pouvoir acquérir de certitude sur l’endroit exact où l’on avait abordé. Perplexe, La Salle tenta pourtant de se faire croire qu’il était parvenu à l’embouchure d’une des « descharges » du Mississipi.

Puis l’opiniâtre explorateur reprend sa quête inlassable. Cette fois, il change de tactique : les soldats se mettront en marche, par terre, toujours vers l’Est, et la flottille les suivra au large, à vitesse réduite pour les secourir au besoin. Le 14 février 1685, tous sont réunis devant la baie de Matagorda que La Salle baptisera plus tard Saint-Louis. Un îlot et des battures entre l’île et la presqu’île de Matagorda en rendent l’accès particulièrement difficile. Quoi qu’il en soit, le lendemain, rapporte Joutel, « M. de La Salle, qui vint à terre [...] considéra l’entrée de ladite rivière ou baye. Il la trouva fort belle, et après qu’il eut tout considéré, il resolut d’y faire entrer la barque la Belle et l’Aimable, dans l’espérance qu’il avoit que ce pouvoit estre un bras de sa rivière ». On repère donc un chenal que l’on balise, et la Belle y pénètre avec succès. Mais l’Aimable, soit à cause de l’imprudence de La Salle, soit par la faute du pilote, s’échoue lamentablement, livrant à la mer sa cargaison de vivres, de munitions, de matériaux et de marchandises, dont on ne récupère qu’une faible partie. Des Amérindiens de l’endroit tentent de profiter du naufrage. En retour, quelques Français leur volent des canots. On se bat : il en résulte deux morts et deux blessés, dont Crevel de Moranget, neveu de La Salle. La situation se détériore. Mais ce n’est qu’un début.

Au milieu de mars, Beaujeu, dont la mission est accomplie, retourne en France, ramenant avec lui quelques membres de l’expédition qui abandonnent la partie. Pour se protéger des Amérindiens, ceux qui restent se mettent à la construction d’un fort, avec les épaves de l’Aimable. Le 24, La Salle part avec une cinquantaine de personnes reconnaître les environs, sans parvenir à trouver trace de son fleuve. Pendant que la maladie et la mort font, à cause de l’insalubrité des lieux, des ravages au premier camp, La Salle en établit un nouveau légèrement au nord-ouest de la baie de Matagorda, dont l’emplacement est tout aussi mal choisi au point de vue sanitaire. La construction du fort Saint-Louis, commencée au mois de mai 1685 sur la rive droite de la rivière aux Bœufs (Lavaca), va coûter la vie à plusieurs hommes. Selon Joutel, « Ce travail si excessif, le peu de nourriture que les travailleurs avoient, et qui leur estoit bien souvent retranché pour avoir manqué à leur devoir ; le chagrin que M. de La Salle avoit de ne pas réussir les choses comme il se l’estoit imaginé, et qui le portoit à maltraiter ses gens souvent à contre temps : tout cela causa une tristesse à plusieurs, qui déclinèrent à vue d’œil ».

La veille de la Toussaint, La Salle s’embarque en canot sur la rivière pour descendre jusqu’à la baie de Matagorda, dont il veut scruter méticuleusement les anses, toujours dans le fol espoir d’y trouver un bras du Mississipi. À la mi-janvier 1686, Joutel, qui commande au fort Saint-Louis, voit revenir, seul, un de ceux que l’explorateur a emmenés avec lui. Pierre Duhaut, forcé de s’arrêter pour réparer ses chaussures de fortune, s’était un jour égaré et avait failli périr à cause de Moranget qui, chargé de fermer la marche, avait refusé de l’attendre. Le neveu de La Salle paiera cher, plus tard, sa dureté.

Quant à l’explorateur lui-même, il rentre bredouille au fort, à la fin de mars, privé de ses six meilleurs hommes, tués par les Amérindiens. Mais la barque manque à l’appel. La Salle redoute fort la disparition définitive de la Belle, quelque part dans la baie où elle a suivi, du large, ses déplacements le long de la côte. Ce nouveau malheur diminue sérieusement les moyens d’action de La Salle et les chances de survie de la petite colonie. Il ne reste plus qu’à essayer de découvrir le Mississipi par terre, pour aller quérir du secours au fort Saint-Louis-des-Illinois. La Salle se met en route à la fin d’avril avec une vingtaine de compagnons, dont son frère et le père Douay. Trois jours plus tard, Joutel accueille au fort de la rivière aux Bœufs les cinq survivants du naufrage de la Belle que son pilote, ivre, a échouée. Les rescapés rapportent les vêtements et les papiers de La Salle qu’ils ont sauvés.

Pendant ce temps, l’explorateur progresse vers le Nord-Est, traversant de nombreuses rivières qu’il baptise au passage : la Princesse, la Mignonne, la Sablonnière, la Maligne, et la rivière des Malheurs. Bientôt, Dominique Duhaut ainsi que trois ou quatre autres camarades doivent abandonner la partie et sont expédiés à l’établissement. Chemin faisant, ils se perdent. L’aîné des deux frères Duhaut ne pardonnera jamais à La Salle la mort de son cadet.

Le reste de l’expédition parvient chez les Cénis. On s’y procure cinq chevaux. Puis, estimant les effectifs de sa troupe – huit personnes maintenant – trop réduits pour continuer, La Salle revient sur ses pas. De retour une fois de plus au fort Saint-Louis, il est immobilisé, en octobre, par une hernie qui le fait souffrir.

La Salle rétabli, on se remet aux préparatifs de départ. Cette fois, Joutel suivra son chef. Le 12 janvier 1687, ils sont 17 marcheurs à prendre la route en direction des Illinois ; avec les 25 personnes – dont 7 du sexe féminin – laissées à l’habitation, c’est tout ce qui reste des quelque 180 malheureux installés au Texas deux ans auparavant. Ce n’est certes pas une promenade d’agrément qui commence. Des pluies diluviennes noient la campagne, rendant les pistes impraticables et les « cabanages » particulièrement pénibles. Les cours d’eau grossis sont très difficiles à passer à gué, sans compter que, pour ce faire, les hommes déjà surchargés doivent soulager les chevaux des bagages personnels des deux frères Cavelier, qui ont monopolisé les bêtes. L’abbé à lui seul leur fait transporter, entre autres, « plusieurs ornements d’église, jusqu’à une douzaine d’habits [...] dont on se seroit bien passé », remarque Joutel. Mais, ajoute-t-il, excédé, La Salle et le sulpicien « n’en avoient pas la peine, et cela ne leur coustoit pas ». De plus, partout, des forêts très denses se révèlent singulièrement inhospitalières. Pourtant, on avance, traversant de nombreux villages d’indigènes que La Salle aborde maintenant avec diplomatie, sachant trop combien de morts et de vaines errances lui ont coûtées déjà ses mauvaises relations avec les tribus du Texas. Apprivoisés, les Amérindiens se montrent accueillants et fournissent des renseignements utiles sur le pays et ses habitants. Au milieu de mars, la troupe approche des Cénis. Le 14, elle franchit la rivière Trinity, appelée par La Salle rivière aux Canots.

Le lendemain, alors que l’on campe à deux lieues de la rive gauche, La Salle envoie son valet et son fidèle Nika, chasseur chaouanon, en compagnie de Pierre Duhaut, de son chirurgien, et de trois ou quatre autres, déterrer les provisions ensevelies un peu plus loin par l’explorateur à son dernier voyage. Le 17, Moranget et deux compagnons vont les rejoindre avec des chevaux pour rapporter la viande des bœufs sauvages abattus par Nika. Sitôt arrivé, le neveu de La Salle s’emporte contre les hommes, s’approprie la chair des bisons qu’ils ont fait boucaner et dont ils se sont réservé les os à moelle. Cette fois, c’en est trop ! Duhaut et son chirurgien entretiennent depuis longtemps une rancune tenace contre Moranget qui a déjà abandonné le premier, en pleine forêt, et qui a payé de brutalités les bons soins que le second a prodigués à ses blessures, lors du vol des canots amérindiens. Un complot se trame donc, et nuitamment, le chirurgien assisté de quatre complices tue, à coups de hache, Moranget, Nika et le domestique de La Salle endormis côte à côte.

Alerté par de sombres pressentiments, le matin du 19 mars 1687, La Salle accourt sur les lieux du crime avec le père Douay. Les meurtriers en veulent également à leur chef. Duhaut, notamment, qui, en plus d’être son créancier, lui reproche la disparition de son frère Dominique, n’a pas envie de laisser La Salle dénoncer le triple assassinat. Tandis que l’explorateur approche, le marchand se tapit avec son fusil, à l’affût dans les hautes herbes. La Salle s’enquiert du sort de son neveu. Le domestique de Duhaut répond avec impudence que la victime est à la dérive quelque part dans un cours d’eau voisin. La Salle esquisse un geste de colère dans la direction de l’effronté, quand une détonation retentit. Le découvreur s’effondre, tué d’une balle dans la tête. Les « furieux » insultent le cadavre et, le traitant de « grand bacha », le déshabillent pour l’abandonner en pâture aux bêtes sauvages, nu dans un hallier. Puis, ils s’emparent des biens de La Salle, dont son fameux manteau d’écarlate qui a survécu à tous les naufrages. Quelque temps après, effet de la justice immanente, les conjurés finissent par s’entretuer, à l’exception de deux.

Quant au reste de la troupe, il atteignit le fort Saint-Louis-des-Illinois le 14 septembre suivant, et Montréal le 13 juillet 1688. Durant tout ce temps, la fin tragique de La Salle fut gardée secrète à la demande de l’abbé Cavelier qui, désireux de récolter les fourrures dues à son frère, ne révéla son décès que plusieurs semaines après être retourné en France, le 9 octobre 1688. Le cupide sulpicien, toujours par intérêt, devait dans la suite rédiger un récit de son voyage au golfe du Mexique truffé de mensonges qui induisirent en erreur plusieurs générations d’historiens.

Ainsi donc se terminait, paradoxalement dans le sang, la boue et le silence, une existence sacrifiée à la poursuite forcenée de la renommée. Cependant, l’histoire devait reparler de ce René-Robert Cavelier de La Salle pour le présenter tantôt comme un héros de fête nationale, tantôt comme un simple cas relevant de la psychanalyse. « Tel est le sort, de ces Hommes, remarque Charlevoix* avec beaucoup de justesse, qu’un mêlange de grands défauts, & de grandes vertus tire de la sphère commune. Leurs passions leur font commettre des fautes ; & s’ils font ce que d’autres ne pourroient faire, leurs entreprises ne sont pas du goût de tout le monde ; leurs succès excitent la jalousie de ceux qui demeurent dans l’obscurité ; ils font du bien aux uns, & du mal aux autres ; ceux-ci se vengent en les décriant sans modération ; ceux-là exaggerent leur mérite. De-là les portraits si differens, qu’on en a fait, & dont aucun n’est ressemblant ».

Le fait est que peu de personnages historiques sont, plus que La Salle, difficiles à juger. Le mérite d’avoir découvert les 700 derniers milles du cours inférieur du Mississipi, certes, lui revient, mais terni par l’échec du Texas dont il fut, en majeure partie, responsable. Il eut la noble audace de concevoir de vastes projets pour l’agrandissement du royaume de France, mais son esprit idéaliste l’empêcha de voir la démesure de ses rêves et lui fit prendre ses désirs pour des réalités.

Par ailleurs, on doit reconnaître qu’il fit preuve, dans ses explorations, d’une force, d’une ténacité et d’un courage presque surhumains. Cependant, que d’énergie il gaspilla, par son manque d’organisation, en de perpétuelles allées et venues dans la région des Grands Lacs et celle des Illinois ! Encore, on pourrait facilement affirmer qu’il était atteint de la manie de la persécution, mais sa mort affreuse montre qu’il n’avait quand même pas tout à fait tort d’être méfiant. Enfin, si sa nature austère et solitaire lui fit choisir la vie des bois, comme il l’écrivit lui-même, elle ne l’empêcha hélas pas de tremper, pour son plus grand tort, dans les intrigues de Versailles et dans celles suscitées par la rivalité entre les Jésuites et les Récollets.

De toute évidence, une étude définitive de la vie et de l’œuvre de Cavelier de La Salle demeure à faire.

Céline Dupré

Parmi les nombreuses sources manuscrites et imprimées concernant La Salle, citons : AN, Col., B, 3–8, 10–13, C11A, C31C, ​3 ; Marine, B2, 50–52, 55, 58, 66, 104, B4, 9, 10 ; Archives du Service hydrographique de la marine, carton 671, nos 15, 16 ; 115–119, no 12.— BN, MSS, Clairambault, 1 016 MSS, NAF, 7 497 (Renaudot), 21 330, 21 331 (Arnoul), 9 288–9 294, 9 300, 9 301 (Margry).

[René de Bréhant de Galinée], Voyage de MM. Dollier et Galinée (« MSHM », VI, 1875). Cette édition, incomplète, ne mérite d’être consultée que pour les notes de l’abbé H. A. Verreau ; préférer le Voyage de Cavelier de La Salle avec les Sulpiciens Dollier de Casson et Brehan de Gallinée dans Découvertes et Établissements des Français (Margry), I : 101–166. V. aussi l’édition bilingue de James H. Coyne, [...] Exploration of the Great Lakes 1669–1670 [...] dans Ont. Hist. Soc., Papers and Records, IV (1903).— Caron, Inventaire de documents, RAPQ, 1939–40 : 221–225.— [Jean Cavelier], The Journal of Jean Cavelier, The account of a survivor of La Salle’s Texas expedition, 1684–1688. Translated and annotated by Jean Delanglez (Chicago, 1938). On y trouve une critique extrêmement importante des sources concernant le dernier voyage de La Salle, qui démystifie, outre le témoignage de Cavelier, ceux de Douay et du pseudo-Tonty (infra).— Correspondance de Frontenac (1672–82), RAPQ, 1926–27.— Correspondance de Talon, RAPQ, 1930–31.— Découvertes et Établissements des Français (Margry), I-III. Collection la plus considérable de sources imprimées où, cependant, la transcription des documents originaux n’est pas toujours très fidèle.— Louis Hennepin, Description de la Louisiane [...] (Paris, 1683) ; Nouvelle découverte d’un très grand pays dans l’Amérique entre le Nouveau Mexique, et la mer glaciale [...] (Utrecht, 1697) ; Nouveau voyage d’un Païs plus grand que l’Europe, avec les réflections des entreprises du Sieur de La Salle [...] (Utrecht, 1698). Sources souvent peu dignes de foi.— JR (Thwaites).— [Henri Joutel], Journal historique du dernier Voyage que feu M. de la Sale fit dans le Golfe de Mexique [...]. Où l’on voit l’Histoire tragique de sa mort, & plusieurs choses curieuses du nouveau monde [...] Rédigé et mis en ordre par De Michel (Paris, 1713).— Jug. et délib.— Le Clercq, First establishment of the faith (Shea) et Premier établissement de la Foy, chap. xxi-xxv. Les chap. xxii et xxiii contiennent la relation de Membré, et le chap. xxv, celle de Douay.— NYCD (O’Callaghan and Fernow), IX.— Perrot, Mémoire (Tailhan).— Le procès de l’abbé de Fénelon devant le Conseil souverain de la Nouvelle-France en 1674, RAPQ, 1921–22 : 124–188.— Raymond Thomassy, Géologie pratique de la Louisiane (Nouvelle-Orléans et Paris, 1860), 9–16, App. A et B. On y trouve, notamment, la relation officielle (attribuée à Membré) des explorations de La Salle de 1682.— [Henri de Tonti] Dernières découvertes dans l’Amérique Septentrionale de M. de la Sale [...] (Paris, 1697). Ouvrage apocryphe.

Charlevoix, Histoire de la N.-F.— P. Chesnel, Histoire de Cavelier de La Salle, Exploration et conquête du bassin du Mississipi [...] (Paris, 1901).— Delanglez, Jolliet ; Some La Salle Journeys (Chicago, 1938). Monographies de première importance.— Faillon, Histoire de la colonie française, III : 228s., 286–314, 353s., 472–477, 495–514.— Désiré Girouard, Les Anciens Forts de Lachine et Cavelier de La Salle (Montréal, 1891).— Gabriel Gravier, Cavelier de La Salle de Rouen (Paris, 1871), qui présente une bibliographie très utile ; Découvertes et Établissements de Cavelier de La Salle, de Rouen, dans l’Amérique du Nord [...] (Paris, 1870).— Lionel Groulx, Notre grande aventure : l’empire français en Amérique du Nord (1535–1760) (Montréal et Paris, [1958]), 111–137, 193–198.— Marion Habig, The Franciscan Père Marquette : a critical biography of Father Zénobe Membré, o.f.m., La Salle’s Chaplain and missionary companion 1645 (ca.)–1689, with maps and original narratives (« Franciscan studies », XIII, New York, 1934).— Gérard Malchelosse, La Salle et le fort Saint-Joseph des Miamis, Cahiers des Dix, XXII (1957) : 83–103.— Nute, Caesars of the wilderness, 157–159, 201 et passim.— Parkman, La Salle and the discovery of the great West (12th ed.).— Rochemonteix, Les Jésuites et la N.-F. au XVIIe siècle, III : 40–80, 162–164. Meilleure source d’information sur les années de vie religieuse de La Salle.— John G. Shea, The bursting of Pierre Margry’s La Salle bubble (New York, 1879).— Sulte, Mélanges historiques (Malchelosse), X : 66–89 ; La Mort de Cavelier de la Salle, MSRC, IV (1898), sect. : 3–31.— Roger Viau, Cavelier de La Salle (s. l., 1960).— Marc de Villiers du Terrage, La Découverte du Missouri et l’histoire du fort d’Orléans, 1673–1738 (Paris, 1925) ; L’Expédition de Cavelier de la Salle dans le golfe du Mexique, 1684–1687 (Paris, 1931). Études essentielles.

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Céline Dupré, « CAVELIER DE LA SALLE, RENÉ-ROBERT », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 1, Université Laval/University of Toronto, 2003– , consulté le 1 déc. 2024, http://www.biographi.ca/fr/bio/cavelier_de_la_salle_rene_robert_1F.html.

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Titre de la publication:    Dictionnaire biographique du Canada, vol. 1
Éditeur:    Université Laval/University of Toronto
Année de la publication:    1966
Année de la révision:    2015
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