Provenance : Avec la permission de Wikimedia Commons
DUPUY, CLAUDE-THOMAS (on écrit parfois Du Puy ou Dupuis, mais il signait Dupuy), avocat, maître des Requêtes, intendant de la Nouvelle-France de 1725 à 1728 ; né à Paris le 10 décembre 1678, fils unique de Claude Dupuy et d’Élisabeth Aubry, marié le 6 juin 1724 à Marie-Madeleine Lefouyn, dont il n’eut pas d’enfant, mort au château de Carcé, à proximité de Rennes, le 15 septembre 1738.
La famille de notre intendant est originaire d’Ambert, en Auvergne. Jacques Dupuy, arrière grand-père de Claude-Thomas, y résidait au début du xviie siècle. Un document daté de 1611 le qualifie de marchand. Son fils Étienne est désigné marchand bourgeois d’Ambert, greffier au bailliage de cette ville. À partir de 1648 il jouit de l’épithète d’ « honorable homme », signe de promotion sociale. De ses nombreux enfants, Thomas et Claude sont les plus connus. Le premier fit fortune dans la fabrication du papier, industrie fort répandue en Auvergne à l’époque, et dans diverses fermes. Il acquit plusieurs seigneuries, notamment celle de Grandrif, qu’il ajouta à son nom. Son fils acheta la charge de conseiller secrétaire du roi, maison et couronne de France, au parlement de Pau, qui lui conféra en même temps la noblesse. Sa descendance s’est perpétuée jusqu’à nos jours sous le nom de La Grandrive.
Le second fils d’Étienne, Claude, père de Claude-Thomas, quitte Ambert pour venir tenter fortune à Paris, où la chance lui sourit. Il se dit, le plus souvent, bourgeois de Paris et marchand-papetier ; mais la vente du papier, facilitée par l’activité de son frère en Auvergne, n’absorbe pas toute ses énergies ; il prête de l’argent, spécule sur les maisons et on le verra bientôt acheter des charges pour son fils, ce qui est un placement pour les bourgeois de l’époque, en même temps qu’un moyen d’avancement dans la société.
Le 20 juin 1676, il avait épousé Élisabeth Aubry. Cette dernière appartenait, elle aussi, à la bourgeoisie aisée de Paris, puisqu’elle lui apportait en dot 10 000#, dont 8 000 en argent comptant. Mais si le beau-père de Claude n’est que contrôleur de la Bûche à Paris, son beau-frère, Charles Aubry, est, lui, avocat au parlement. La famille s’oriente définitivement vers le barreau. Jacques-Charles Aubry, fils de Charles, sera, entre 1715 et 1735, l’un des plus célèbres avocats de Paris.
Claude-Thomas Dupuy choisit lui aussi cette carrière. De 1688 à 1696, il étudie au collège de Beauvais, situé à deux portes de la maison de son père et qui jouit à cette époque d’une excellente réputation. Il en sort pour s’inscrire à la faculté de Droit, où il subit avec succès en 1698 l’épreuve du baccalauréat et, en 1699, celle de la licence. Il entre peu après au parlement comme avocat et en 1701 ses parents lui achètent la charge de « conseiller du Roy, avocat de Sa Majesté au siège présidial du Châtelet de Paris ». En 1708, il devient avocat général au Grand Conseil ; dans ses lettres de provisions on le qualifie de « chevalier ». En 1720, il achète la charge de maître des Requêtes, qui valait dans les 200 000#. Les maîtres des Requêtes ont d’importantes fonctions, mais il faut surtout retenir que l’office est normalement la porte d’entrée vers des postes supérieurs, spécialement une intendance ou le Conseil d’État.
Vers la fin de 1722 le nouveau maître décidait, pour des raisons financières, semble-t-il (soit pertes substantielles dans la faillite du système, soit transactions malheureuses sur des terres), de résigner sa charge ; et il recevait, au printemps de 1723, ses lettres de maître des Requêtes honoraire, qui lui permettaient de siéger aux réunions de son corps et d’y opiner, mais sans en recevoir les émoluments. Il resta ainsi presque trois ans sans charge, c’est-à-dire jusqu’à sa nomination, en octobre 1725, à l’intendance canadienne ; fait assez surprenant, dont nous n’avons pas encore trouvé d’explication valable.
Notons immédiatement tout ce que comporte de singulier le cas Dupuy. Il n’arrive à peu près jamais que l’on devienne maître des Requêtes si les parents ne sont pas eux-mêmes depuis au moins une ou deux générations dans les offices. Claude-Thomas Dupuy fait jusqu’à un certain point figure de parvenu dans ce milieu de la haute magistrature parisienne. C’est en partie l’argent de Claude Dupuy qui aura permis à son fils d’avancer. Louis Moreri, dans Le grand dictionnaire historique [...] (1759), a été frappé, lui, par la valeur personnelle de Claude-Thomas ; il s’est élevé, nous dit-il, « par son propre mérite ». Cette remarque a d’autant plus de signification que nous ne connaissons pas de « patron » à Dupuy, c’est-à-dire de personnage haut placé et influent, qui eût été en mesure de pousser sa candidature aux divers postes qu’il a occupés.
Or, au début de juin 1726, il quittait Paris pour une aventure toute nouvelle. Il partait pour Québec y remplir des fonctions très différentes de celles qui l’avaient jusque-là occupé. Il venait remplacer Michel Bégon* qui assurait l’intendance depuis 1712.
Celui-ci en effet avait demandé à Louis XV en 1723 qu’on le remplaçât au poste d’intendant du Canada. Edme-Nicolas Robert, nommé au début de 1724, ne se rendit pas au Canada, puisqu’il mourut subitement au mois de juillet sur le bateau qui l’amenait en Nouvelle-France. L’année suivante Guillaume Chazel disparaissait, lui aussi, dans le naufrage du Chameau, en vue des côtes du Cap-Breton. À la nouvelle de sa mort, Dupuy présenta sa candidature au poste toujours vacant. Le Bureau des Colonies accepta immédiatement, car il estimait « qu’il y a peu de sujets dans la marine qui conviennent pour cette place ».
Le nouvel intendant prit possession de son siège le 2 septembre 1726. Il ne devait rester que deux ans au pays. Dans l’accomplissement ordinaire de ses fonctions Dupuy fit preuve de compétence et de perspicacité, mais, dans un moment difficile, il montra si peu de mesure et de sang-froid que le ministre décida de le rappeler.
L’intendant de la Nouvelle-France devait d’abord administrer la justice ; « bonne et briève justice », disent les instructions. Ayant passé sa vie dans les plus hautes cours de la métropole, Dupuy ne devait pas rencontrer beaucoup de problèmes dans les cas qui lui étaient présentés à Québec. Dans ce qui nous reste de ses ordonnances, rien ne paraît anormal, sauf qu’on pourrait peut-être lui reprocher une certaine partialité envers les seigneurs, au détriment des censitaires. La justice, avec lui, est expéditive ; les jugements sont parfois rendus la journée même du délit.
On l’a accusé d’excessive sévérité dans ses sentences, peut-être en répétant les appréciations qu’il avait données lui-même de sa propre action. Pourtant l’examen attentif de la documentation ne laisse voir rien de tel. On lui a reproché, entre autres choses, cette amende de 200# imposée a un jeune homme qui avait vendu illégalement de l’eau-de-vie, mais cette sévérité, qui n’a rien d’excessif, était justifiée du fait qu’il voulait en faire un exemple.
La police relevait aussi de l’intendant et comprenait, au xviiie siècle, toute l’administration interne de la colonie. Il est possible, en parcourant la correspondance de Dupuy, de constater qu’il a beaucoup réfléchi sur les problèmes que posait la colonisation de l’Amérique du Nord. Il en a vu d’abord la dimension verticale, c’est-à-dire la relation colonie-métropole. Sur ce point les instructions de la cour sont claires : la « colonie du Canada n’est bonne qu’en tant qu’elle peut être utile au Royaume ». Après avoir étudié le milieu canadien, voici ce qu’il conclut : primo, le Canada offre à la France des « richesses inépuisables », dont on ne sait malheureusement pas tirer parti, soit par ignorance, soit par manque de bras. Secundo, les Canadiens sont en passe de devenir un peuple nouveau, différent des Français, et que la métropole, si elle n’y prend garde, aura bientôt du mal à gouverner. « La colonie est à la veille de sa perte, écrit-il en 1727, si nous ne sommes secourus d’hommes et d’argent ». Il demande au gouvernement français d’investir au Canada dans la construction maritime, dans l’établissement de verreries et de poteries, toutes industries qui requièrent de grandes quantités de bois. Il demande surtout une injection de sang nouveau qui permette de développer les Canadiens, dont l’esprit d’indépendance l’a frappé. Une colonie forte servira la métropole de multiples façons. Son appel ne fut pas entendu.
Vient ensuite la dimension horizontale, l’insertion de la Nouvelle-France dans le milieu nord américain. Deux grands faits retiennent son attention : la présence anglaise, et les relations franco-indiennes. Dupuy reconnut avec beaucoup de perspicacité l’acuité de la menace que faisaient peser sur la colonie les Anglo-Saxons. Dupuy n’est pas arrivé depuis un an que les Anglais s’installent, et solidement, à Oswego, sur le lac Ontario. « Nous voilà réduits à la défensive dans notre pays ! » s’exclame-t-il. Il demande un effort vigoureux de la métropole : « De médiocres efforts feront plus à présent que de grandes tentatives qu’on mettrait trop tard en pratique » ; prédiction qui devait se réaliser 30 ans plus tard, pendant la guerre de Sept Ans.
En bon juriste qu’il était, il ne manqua pas d’énoncer sa théorie concernant les droits des Français sur les territoires des Iroquois après le traité d’Utrecht. Burnet avait argué du fait que les Français avaient demandé aux Iroquois leur consentement avant de reconstruire le fort Niagara pour démontrer que les territoires en question étaient bien propriété indienne. Mais, de répliquer Dupuy, ce « consentement [...] ne porte point coup dans un pays de colonie et de nouvelle découverte où l’on est, comme nous l’avons été de tout temps en partage de tout avec les naturels d’un consentement unanime ». Donc le consentement des indigènes est la base d’une copropriété des territoires. De ce consentement Dupuy voit la preuve dans le fait que les Indiens appellent le roi de France leur père et les Français leurs frères. Fragile appui certes, mais la notion de copropriété est intéressante.
Dupuy se préoccupe aussi de l’exploitation de la colonie, c’est-à-dire du développement de son économie. Considérant que la traite des fourrures était destinée à s’étioler rapidement, il voulut porter ses efforts sur les produits du sol. Il encouragea, par exemple, la culture du chanvre ; mais les succès en furent éphémères. Il essaya, mais en vain, d’amener la métropole à construire des vaisseaux au Canada. C’est que partout il se heurtait à des obstacles insurmontables : le manque de débouchés pour les produits, la carence d’ouvriers spécialisés ; au fond la métropole ne pouvait se résoudre à investir abondamment au Canada, ce qui eût été le seul moyen de sortir de l’impasse.
Concernant la police particulière des villes, Dupuy avait des idées très arrêtées ; il voulut mettre de l’ordre dans les cabarets et il promulgua à cet effet des ordonnances que beaucoup trouvèrent excessives et intempestives. Mais c’est surtout à l’urbanisme qu’il s’intéressa. Il souhaitait faire de la ville de Québec une belle capitale. Il répara les rues, aménagea les places publiques et projeta d’y mettre des jets d’eau et des bassins. Le gouverneur, La Boische* de Beauharnois, fut scandalisé d’une dépense qu’il trouvait inutile et l’ingénieur du roi, Chaussegros* de Léry, se fâcha de n’avoir pas été consulté. Dupuy en effet avait tout décidé de son propre chef et il s’était même avisé de diriger lui-même les travaux.
De la situation financière, qu’il se targua par la suite d’avoir clarifiée, il faut bien dire qu’il fit, dans les premiers mois de son intendance, une étude assez poussée. Les rapports de ses successeurs confirmèrent ses conclusions : la cour n’envoyait jamais assez d’argent, elle réduisait d’ordinaire arbitrairement les demandes de ses administrateurs, avec le résultat que l’on manquait de numéraire dans la colonie, et parfois de façon tragique. La cour d’ailleurs n’empêchait pas les marchands forains de drainer ce numéraire. Plus que tout, le ministre ne voulait pas admettre que les dépenses d’administration allaient augmentant avec la croissance générale de la colonie. Le rappel brutal de ces vérités lui déplut et, à l’automne de 1728, il fut scandalisé de constater que, dans les derniers mois de son administration, Dupuy, qui avait la tête ailleurs, avait négligé passablement le détail des finances ; plusieurs comptes n’étaient pas en ordre, des ouvriers, qu’il avait engagés, n’avaient pas été payés. Quand Maurepas écrivit à Hocquart* au printemps de 1729 pour lui recommander d’avoir une attention toute particulière aux finances de Sa Majesté, il lui déclara tout net : « Sa Majesté est informée que les affaires concernant les finances dans la colonie n’y sont point en règle, que les comptes des dépenses sont en souffrance depuis 4 ans, et ne sont point arrêtés, et que ceux des magasins ne l’ont point été aussi depuis le premier octobre 1726 ». L’on peut d’ailleurs se demander si Dupuy, dont les propres finances ne furent jamais en parfait ordre, était bien qualifié pour gérer celles du roi.
L’insatisfaction du ministre et sa désapprobation s’étendaient aussi à un autre domaine : les relations de l’intendant avec certaines personnes, en particulier avec le gouverneur, Charles de Beauharnois. Chaque année, dans ses instructions, le roi revenait avec insistance sur un point jugé essentiel : la parfaite intelligence entre le gouverneur et l’intendant. Le premier contact avait fait espérer une bonne entente qui durerait. Il n’en fut rien. Dès la fin de 1726, Beauharnois, qui était susceptible, eut l’impression que Dupuy, insatiable d’honneurs, voulait l’égaler en prestige et en puissance. Il se créa à ce moment un climat de tension entre eux. Il ne se passa pas un mois qu’il n’éclatât une vive querelle, ici pour un mariage qu’il fallait autoriser, là pour un tambour à fournir pour l’équipement des troupes. Chaque fois l’incident, souvent banal en soi, prenait l’allure d’un événement. Le général n’était pas aussi instruit que le magistrat, mais il avait une plume mordante ; il a laissé sur son intendant des phrases lapidaires, que les historiens se sont plu à répéter. À la suite de la querelle du tambour, il dit au ministre : « Si nous eussions passé le tropique en venant ici, j’eusse cru qu’il en avait eu un coup, n’y ayant pas de sens commun dans toutes ses demandes ». Puis, quand il fait remarquer que Dupuy ne veut pas entendre raison, voici son commentaire : «Il n’écoute personne, il s’imagine être devenu une divinité ». Ils en vinrent à se détester solidement ; « il suffit que je dise blanc, pour qu’il dise noir, commente Beauharnois ; il suffit que je sois d’un avis, pour qu’il en ait un autre ». En fait le gouverneur a toujours l’impression d’être lésé dans ses droits. Dupuy pour sa part, voyait partout les sombres desseins de Beauharnois et il l’accusait d’être intéressé dans la traite.
Il y avait probablement incompatibilité de caractère, entre les deux hommes ; mais il faut bien admettre aussi qu’ils différaient diamétralement, et par l’origine et par la formation professionnelle. Dupuy a passé sa vie dans la magistrature et il sort d’une famille de bourgeois, pour laquelle le service du roi est quelque chose de nouveau ; c’est pourquoi l’on voit l’intendant rappeler à tout propos qu’il a servi tant et tant d’années Sa Majesté ; il va jusqu’à identifier ses idées, ses volontés à celles du souverain. « Ce dernier doit même lui rappeler, en 1727, qu’il n’est que la seconde personne dans la Colonie ». Pour Beauharnois au contraire, dont toute l’histoire de la famille s’est déroulée depuis plus de deux siècles dans la magistrature et dans les emplois royaux, cela est devenu une chose naturelle, il n’en est jamais question dans sa correspondance. Et quant à sa propre carrière, il l’a passée tout entière dans la marine ; il ne connaît rien de l’esprit légiste et se perd facilement dans les voies subtiles de l’argumentation d’un parlementaire. L’on s’explique mieux alors qu’ils aient été en désaccord du début à la fin de leur commune administration.
Certes toutes ces difficultés agaçaient le ministre ; pourtant celui-ci n’y voyait rien d’irrémédiable. Telle ne fut point sa réaction quand il reçut, à la fin de mai 1728, le rapport que lui expédiait le chapitre de Québec sur les événements qui avaient marqué le début de l’année.
Mgr de Saint-Vallier [La Croix], qui mourut dans la nuit du 26 décembre 1727, avait choisi comme exécuteur testamentaire l’intendant Dupuy. Ce dernier prit son rôle très au sérieux. Dès le matin du 26, il apposa les scellés sur les effets du défunt, transmit aux chanoines les sceaux du diocèse, emblèmes de l’autorité, et proclama l’ouverture de la régale. Les chanoines, pour leur part, s’étant aussitôt réunis, élirent Étienne Boullard comme vicaire capitulaire. Le 31 éclatait au sein du chapitre une dispute au sujet de la présidence des funérailles, fixées au 4 janvier. Chartier* de Lotbinière soutenait que cet honneur lui revenait, en qualité d’archidiacre. Boullard, à titre de vicaire capitulaire, le revendiquait. Lotbinière eut la malencontreuse idée de porter la dispute devant l’intendant, lequel convoqua les chanoines pour le 2 janvier. Ceux-ci, contestant son autorité dans les questions de discipline ecclésiastique, refusèrent de comparaître. M. Dupuy en fut extrêmement fâché. Il prit alors une étrange décision : comme on lui avait rapporté que les chanoines voulaient enlever le corps de l’évêque pour le transporter à la cathédrale et l’y inhumer, contrairement à ses dernières volontés, il décida de devancer les obsèques. Sans avertir personne, du clergé ou des fidèles de Québec, il ordonna à Lotbinière de procéder immédiatement – on est au début de l’après-midi du 2 janvier – à l’enterrement de l’évêque, ce que l’archidiacre fit, sous les yeux étonnés des religieuses et des pauvres de l’Hôpital Général. Réaction immédiate de Boullard : il interdit la chapelle de l’Hôpital Général et dépose la supérieure. Dupuy répond tout de suite que ces actes sont invalides ; premièrement, parce que Boullard n’a pas montré ses lettres de provisions, et que, deuxièmement, de toute façon, son élection ne vaut rien, puisqu’il vient de découvrir qu’il y a un coadjuteur en France et que celui-ci est entré automatiquement en fonction. Les chanoines sont convoqués au Conseil supérieur pour le lundi 5 janvier suivant.
C’est ainsi que la bataille s’engage entre le chapitre, mené par Boullard, et le Conseil supérieur, dirigé par Dupuy. Celui-ci luttera à coups d’ordonnances et d’amendes ; l’autre, par des interdits et des menaces d’excommunication. Les réunions du conseil de janvier et de février furent presque uniquement des plaidoyers violents et passionnés de l’intendant contre les chanoines et spécialement contre Boullard. La chose en vint à un point tel que le gouverneur crut de son devoir d’intervenir. Il vint en personne au Conseil supérieur et interdit à l’intendant d’amener en cour le chanoine Boullard, tel qu’on venait de le décréter peu auparavant. Cette intervention ne convainquit point Dupuy, qui récusa l’autorité du général dans les affaires de justice et donna des contrordres aux ordres de celui-ci. La chicane continua ainsi jusqu’à la fin de mai.
Les démêlés avaient eu beaucoup de retentissement dans la colonie. Le clergé s’était divisé. Plusieurs officiers eurent à faire un choix pénible entre deux autorités dont les ordres étaient contradictoires. Tout cela au grand étonnement de la population. Le roi fut rapidement informé des événements. Dès la fin de janvier, les chanoines, avec la connivence du gouverneur, et malgré la défense de l’intendant, députaient l’un des leurs à Paris via la Nouvelle-Angleterre. Ce délégué atteignit Versailles avant la fin de mai et quelques jours plus tard le rappel de l’intendant était décidé. Le ministre s’étonna des nombreuses irrégularités de procédure commises par Dupuy et il se scandalisa de ses écarts de langage, comme de ses décisions intempestives. On ne comprenait pas à Versailles qu’un magistrat aussi expérimenté eût pu agir de façon aussi inconsidérée. C’est qu’au fond Dupuy manquait de la prudence nécessaire à un bon administrateur : il ne doutait jamais de ses idées ou plutôt il n’en démordait pas, car l’autorité dont le roi l’avait revêtu leur donnait, selon lui, un caractère sacré et les rendait indiscutables.
Il laissa libre cours à ses passions ; ses discours sont remplis de diatribes violentes contre tous ceux qui osaient s’opposer à lui, membres du chapitre, religieux, officiers. Il semble s’être complu dans cette dispute qui lui permettait d’exposer publiquement ses idées sur la supériorité du pouvoir civil sur l’Église. Mais il faut bien reconnaître, avec la cour d’ailleurs, que sa science juridique avait des limites. La non-vacance du siège épiscopal était loin d’être établie et il aurait dû manifester, dans toutes ces questions de droit ecclésiastique, avec lesquelles il était moins familier, plus de discrétion et de prudence. Par ailleurs le ministre approuva Beauharnois d’être intervenu au Conseil supérieur, même si cela était extraordinaire. Le gouverneur, en effet, représentant personnel du souverain dans la colonie, y possédait l’autorité suprême. Il avait le devoir, de par ses provisions, de « maintenir et conserver les peuples en paix, repos et tranquilité ». Il lui parut – le ministre fut aussi de cet avis – que la « tranquilité » du pays était menacée par les agissements de Dupuy.
Il y a lieu de se demander si celui-ci n’a pas été induit à agir de la façon qu’on sait à cause du préjugé, partagé par de nombreux magistrats, que leur état était supérieur à celui des militaires. « Si la force n’était pas contrôlée par la justice, avait écrit Charles Loyseau au début du xviie siècle, ce serait volerie et brigandage ». L’attitude de Dupuy pourrait bien relever d’un tel état d’esprit.
La décision du roi le dépita beaucoup ; et la douleur que lui causait ce brutal rappel fut encore aggravée par des événements bien pénibles. Comme il avait contracté beaucoup de dettes (65 000#) pendant les deux ans de son séjour à Québec, l’on obtint contre lui une ordonnance de saisie. Des 50 et quelques ballots qu’il avait apportés avec lui à Québec, il ne rapportait en France que quelques hardes et des papiers. L’on procéda par la suite à la vente de ses biens ; il fallut renvoyer en France sa bibliothèque, qui ne trouvait pas preneur à Québec, et les instruments d’astronomie, qu’on aurait dû livrer à vil prix. L’intendant sortait de l’aventure profondément humilié et parfaitement ruiné. On lui refusa tout emploi à son retour dans la métropole. Mais le roi eut pitié de son infortune et lui octroya une pension annuelle de 1 500#.
Pourtant notre homme ne se découragea pas. L’on peut même dire qu’avec son retour en France commence pour lui une nouvelle carrière, la carrière scientifique. Dupuy était cultivé, il passait pour savant ; le médecin de l’Hôtel-Dieu de Québec, Michel Sarrazin, avait beaucoup d’estime pour son haut savoir. Il nous a été possible de constater que cette réputation n’était pas surfaite. Nous connaissons en effet la composition de sa bibliothèque, qui comprenait plus de 1 100 volumes. Retenons-en les points saillants : une insistance sur la Bible, dont il possédait le texte en plusieurs langues ; une section juridique abondante et bien équilibrée ; une place considérable donnée aux arts et aux sciences, la musique et la mécanique entre autres. Nous savons, par des recoupements, que l’intérêt de Dupuy dans ces domaines, le dernier tout particulièrement, n’était pas seulement théorique. N’avait-il pas transporté avec lui à Québec un cabinet de physique très bien équipé et comportant plusieurs modèles de sa fabrication ?
Cet intérêt qu’il avait manifesté depuis longtemps pour les expériences en mécanique occupa les dernières années de sa vie. Il construisit des machines hydrauliques, dont certaines eurent quelque retentissement et les revues scientifiques de l’époque en firent mention. Par trois fois les enquêteurs de l’Académie des Sciences vinrent voir ses inventions. Le rapport de la visite fut positif ; on déclarait : « la pompe de Monsieur Dupuy est très bonne, et son produit est au moins aussi grand que celui d’aucune pompe qui ait été présentée à l’Académie ». Le privilège du roi fut ensuite accordé à sa veuve, car, à cette date (1741), l’inventeur était mort depuis trois ans. Il était décédé le 15 septembre 1738 au château de Carcé, près de Rennes, où on l’avait fait venir pour l’ « épuisement des eaux » qui remplissaient les mines de Pontpéan. Mais comme sa mort avait interrompu l’expérience, c’est M. de Gensanne, son élève, qui l’avait achevée et, semble-t-il, menée à bien. Pourtant la découverte n’eut pas de suite, il est facile de comprendre pourquoi ; elle était basée sur les principes de la physique cartésienne, qui déjà à ce moment disparaissait sous les coups du newtonisme. Là aussi le succès de Dupuy avait été éphémère.
À quoi attribuer en définitive l’insuccès éclatant de Dupuy dans l’intendance canadienne ? Nous avons plusieurs éléments de réponse : sa psychologie d’abord ; nous avons noté son inflexibilité, son manque de souplesse. Cette rigidité naturelle avait sans doute été renforcée par l’influence janséniste, qui paraît évidente chez Dupuy. Sa propension à la violence ne l’aidait sans doute pas dans l’exercice d’une charge où les contacts avec le public étaient si fréquents. Quant à la prudence, elle semble lui avoir fait défaut ; il ne savait pas attendre, ménager ses chances, dissimuler. Une longue tradition familiale au service du roi lui eût donné plus d’entregent, lui eût enseigné l’art du compromis. Il est évident aussi que sa formation préalable le préparait mal à son poste d’intendant en Nouvelle-France. Toute sa carrière s’était déroulée dans les cours parisiennes où il n’était jamais seul pour prendre des décisions, où il n’était qu’un rouage parmi beaucoup d’autres dont plusieurs lui étaient supérieurs. Il se retrouva à Québec avec un pouvoir important entre les mains, sans autre pair que le gouverneur, qu’il lui répugnait d’ailleurs de reconnaître comme son supérieur.
Après son administration, la cour crut bon de revenir à la pratique traditionnelle de nommer, à l’intendance canadienne, un fonctionnaire sorti des cadres de la marine et rompu au travail des bureaux et à la routine de l’administration.
Archives municipales d’Ambert.— AN, MM, Registres, faculté de Droit, 1 049–1 193 ; V1, Grande chancellerie ; V4, Registres de l’Hôtel ; V5, Grand Conseil ; Col., B, 47–53 ; Col., C11A, 48–52 ; Col., E ; Col., F1A.— Archives de l’Hôpital Général de Québec, Annales, II.— AQ, NF, Ord. des int. ; NF, Registres du Cons. sup.— Bibliothèque de l’Académie des Sciences (Paris), mss, Registres de l’Académie.— Bibliothèque Mazarine (Paris), mss, 3 455.— BN, mss, Cabinet des titres, P.O. 2 959.— Minutier Central (Paris), Études, XVII, LII.— Documents relatifs à la monnaie sous le régime français (Shortt).— Édits. ord., II.— Histoire de l’Académie royale des sciences, 1735 (Paris, 1738).— Mémoire de M. Dupuy, intendant de la Nouvelle-France, sur les troubles arrivés à Québec en 1727 et 1728, après la mort de Mgr de Saint-Vallier, évêque de Québec, RAPQ, 1920–21 : 78–105.— Machines et inventions approuvées par l’Académie royale des sciences, depuis son établissement jusqu’à présent, [...] avec leur description. Dessinées et publiées par M. Gallon (7 vol., Paris, 1735–1777).— Louis de Héricourt, Les lois ecclésiastiques de France (Paris, 1719). Louis Moreri, Le grand dictionnaire historique ou le mélange curieux de l’histoire sacrée et profane [...] (10 vol., Paris, 1759).— L. Apcher, Les Dupuy de la Grandrive : leurs papeteries de la Grandrive et Barot, leur parent, l’intendant du Canada, Claude-Thomas Dupuy (Paris, 1937).— Maurice Daumas, Les cabinets de physique au XVIIe siècle (Paris, 1951).— Jean-Claude Dubé, Claude-Thomas Dupuy, Intendant de la Nouvelle-France, 1678–1738 (Montréal, 1969).— A.-H. Gosselin, Mgr de Saint-Vallier et son temps (Évreux, 1898).— R. Petit, Les bibliothèques des hommes du Parlement de Paris au XVIIIe siècle (mémoire de d.e.s., Sorbonne, 1954).— Maurice Daumas, Les constructeurs français d’appareils scientifiques au XVIIe siècle, Thalès (1948).— Guy Frégault, Essai sur les finances canadiennes (1700–1750), RHAF, XII (1958–59) : 307–323 ; 459–485 ; XIII (1959–60) : 30–45, 157–183).— Ignotus [Thomas Chapais], Notes et souvenirs, La Presse, 19 oct., 9 nov. 1901.— Roland Mousnier, Note sur les rapports entre les gouverneurs dans la première moitié du xviie siècle, Revue historique, CCXXVIII (1962) : 339–351.— H. M. M. Thomas, A canadian Pooh-Bah, The Dalhousie Review, VII (1927–28) : 69–79.
Jean-Claude Dubé, « DUPUY (Du Puy, Dupuis), CLAUDE-THOMAS », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 2, Université Laval/University of Toronto, 2003– , consulté le 28 nov. 2024, http://www.biographi.ca/fr/bio/dupuy_claude_thomas_2F.html.
Information à utiliser pour d'autres types de référence bibliographique:
Permalien: | http://www.biographi.ca/fr/bio/dupuy_claude_thomas_2F.html |
Auteur de l'article: | Jean-Claude Dubé |
Titre de l'article: | DUPUY (Du Puy, Dupuis), CLAUDE-THOMAS |
Titre de la publication: | Dictionnaire biographique du Canada, vol. 2 |
Éditeur: | Université Laval/University of Toronto |
Année de la publication: | 1969 |
Année de la révision: | 1991 |
Date de consultation: | 28 novembre 2024 |