Les forces armées françaises en Amérique du Nord pendant la guerre de Sept Ans
 

Après 1713, la France et l’Angleterre vécurent en paix l’espace d’une génération, c’est-à-dire jusqu’en 1744. Pendant ces années, le commerce d’outre-mer de la France crût avec régularité. Les échanges commerciaux avec ses colonies, de 25 000 000# qu’ils étaient annuellement en 1710, se chiffraient à 140 000 000# en 1741. Cette année-là, on estimait à 300 000 000# (12 500 000 £) la valeur globale du commerce de la France avec l’étranger. Une grande partie de ce commerce se faisait avec l’empire espagnol ; la moitié sinon les sept neuvièmes des marchandises expédiées de Cadix étaient d’origine française. La France approvisionnait en café et en sucre toute l’Europe continentale et, de plus, c’est aux pêcheurs français que revenait la part du lion des pêches pratiquées sur les bancs de Terre-Neuve et dans le golfe du Saint-Laurent. Tandis qu’au cours des années 30 le commerce de la France connaissait une grande expansion, celui de l’Angleterre demeurait stationnaire. De plus, une portion appréciable du commerce anglais d’outre-mer était constituée par le trafic de contrebande avec les colonies espagnoles. Ce n’est donc pas sans une inquiétude croissante que les marchands anglais virent l’Espagne prendre des dispositions pour réprimer ce trafic illicite ; quand bien même une bonne moitié du commerce maritime se faisait toujours sous pavillon anglais, si ses échanges persistaient dans leur état de stagnation, pendant que l’industrie et le commerce de la France continuaient à se développer, l’Angleterre, dont la population se chiffrait à moins de la moitié de celle de la France, pourrait bien suivre les traces des Pays-Bas et se retrouver un jour ou l’autre au rang de quatrième puissance. C’est pour parer à cette éventualité que l’Angleterre entra en guerre contre l’Espagne en 1739 et contre la France en 1744.

C’est sans grande efficacité que le gouvernement anglais mena la première guerre, celle de la Succession d’Autriche, connue dans les colonies anglaises sous le nom de King George’s War. L’Angleterre choisit de faire la lutte à la France sur le continent où son armée, à court d’officiers compétents, ne pouvait rivaliser avec celle du maréchal de Saxe, le plus éminent soldat de son époque. En Amérique du Nord, les efforts combinés des Américains et de la marine anglaise permirent la capture de Louisbourg en 1745 [V. William Pepperrell et Peter Warren], mais ce n’est pas avant 1747 que la marine acquit la suprématie et réussit à couper temporairement les communications entre la France et ses colonies. En 1748, les belligérants étaient épuisés et le traité d’Aix-la-Chapelle, en octobre, ramena la situation au statu quo ante bellum. La France se releva rapidement et reconquit son commerce extérieur d’avant la guerre. La communauté des commerçants anglais acquit la certitude qu’une guerre de spoliation menée avec plus de compétence était absolument nécessaire pour empêcher la France de les gagner de vitesse dans la lutte pour la suprématie. Les Français par ailleurs ne souhaitaient pas du tout s’engager dans une guerre navale où ils avaient tout à perdre, mais ils devaient quand même s’y préparer.

L’enjeu principal demeurait toujours les Antilles – en 1740, les exportations des îles françaises étaient estimées à 100 000 000# par année et les importations, constituées principalement d’esclaves, à 75 000 000# – néanmoins les pêcheries de l’Atlantique Nord revêtaient aussi une importance capitale, en particulier depuis qu’on les regardait comme la pépinière des marins dont l’Angleterre aussi bien que la France avaient un pressant besoin pour équiper en hommes leur flotte respective. En 1754, 444 vaisseaux battant pavillon français, montés par quelque 14 000 marins, pêchaient dans ces eaux. De plus, la population maritime qui vivait à l’île Royale (île du Cap-Breton), aux îles de la Madeleine et à Gaspé fournissait sa large quote-part de marins. On estimait alors en France que la perte de ces pêcheries priverait le pays de 15 000 marins expérimentés, soit près du tiers de son effectif. Le Canada, par ailleurs, produisait peu en dehors des pelleteries ; dans les bonnes années, il exportait du blé à Louisbourg et la couronne fit construire à grands frais quelques navires à Québec [V. Pierre Lupien, dit Baron ; Louis-Pierre Poulin de Courval Cressé]. En réalité, la colonie constituait un fardeau économique pour la France la plupart du temps. Sur le plan politique et militaire, toutefois, on estimait que le Canada pouvait servir utilement à mettre un frein à l’expansion coloniale anglaise et, partant, à la puissance commerciale de l’Angleterre, et aussi à assurer la protection de la Louisiane dont les ressources suscitaient les plus grands espoirs. De plus, on calculait qu’en cas de guerre, les Canadiens, appuyés par quelques renforts dépêchés de France, étaient en mesure de tenir en respect une armée anglaise beaucoup plus considérable et une partie appréciable de la marine royale anglaise, l’empêchant de se déployer ailleurs. Vu les succès remportés par les Canadiens sur les troupes anglo-américaines au cours des conflits passés, on avait tout lieu de croire que cette politique aurait du succès.

La forteresse de Louisbourg fut donc renforcée comme base navale pour la flotte qui avait pour mission d’assurer la protection des pêcheries, de garder l’entrée du Saint-Laurent et de piller les navires marchands anglais. Lorsqu’un groupe influent de spéculateurs anglo-américains commença à mettre à exécution le plan qu’il avait conçu pour la mainmise sur la vallée de l’Ohio, menaçant ainsi l’hégémonie française dans l’Ouest, des troupes canadiennes furent dépêchées sur ordre du ministre de la Marine afin de chasser les Américains [V. Paul Marin de La Malgue]. On éleva des forts ici et là dans la région. Le premier choc eut lieu près du fort Duquesne (Pittsburgh, Penn.) en 1754. La guerre entre la France et l’Angleterre ne sera déclarée qu’en 1756 ; néanmoins, cette escarmouche en lointain pays de colonisation marqua pour la France et l’Angleterre le début de la guerre de Sept Ans [V. Joseph Coulon de Villiers de Jumonville].

Malheureusement pour la France, son gouvernement, ses grands commis et ses méthodes ne devaient pas se révéler à la hauteur de la situation et ils ne purent relever le défi que représentaient l’Angleterre et la Prusse, son alliée de fraîche date. Louis XV n’arrivait que rarement à prendre des décisions et lorsqu’il assistait aux séances du conseil il s’attardait à des vétilles. De plus, jusqu’en 1761, date à laquelle le duc de Choiseul se vit confier les ministères de la Guerre, de la Marine et des Affaires étrangères, les ministres, tous médiocres, pour ne pas dire plus, restaient peu de temps en fonction. Pendant la durée de la guerre, quatre ministres se succédèrent aux Affaires étrangères, il y eut quatre contrôleurs généraux des finances, quatre ministres de la Guerre et cinq ministres de la Marine. Leurs ministères souffraient d’un sérieux manque de personnel et d’un excès de travail ; il en résultait des retards sans fin quand ce n’était pas une absence totale de décisions. Pour embrouiller la situation davantage, les rouages administratifs étaient entravés par des intrigues byzantines et le roi lui-même excellait à ce jeu.

La force armée, cet instrument de la politique d’État, n’était guère en meilleure posture. Sous Louis XIV, tout comme plus tard sous Napoléon, l’armée française était reconnue la meilleure d’Europe. Mais pendant le règne de Louis XV son niveau d’efficacité connut une baisse notoire. Après la mort du maréchal de Saxe, les commandants qui se succédèrent brillaient par leur incompétence. À leurs yeux, la défensive avait le pas sur l’offensive. Dans ce milieu aussi, l’intrigue régnait en maître. Chaque général en campagne savait qu’autour de lui et à la cour il y avait des gens qui machinaient sa perte. Au niveau des régiments, les officiers ne se distinguaient point par leur compétence, le savoir-faire militaire de la plupart des colonels étant à peu près nul. Les commissions s’achetaient ; l’argent ou les relations familiales, et non le mérite personnel, décidaient de l’avancement d’un militaire.

Les tactiques militaires, comme c’est toujours le cas, étaient conçues en fonction de la principale arme de combat, et à l’époque, on utilisait surtout le mousquet à âme lisse muni d’un fusil à pierre se chargeant par la bouche et surmonté d’une baïonnette, à la fois arme à feu et arme blanche. Les soldats, même les mieux entraînés, n’arrivaient pas à tirer plus de deux ou trois coups à la minute ; la charge et le tir exigeaient 12 mouvements distincts exécutés à la cadence des commandements ponctués de battements de tambour. À courte portée, c’est-à-dire à moins de 80 pas, une décharge de mousquet pouvait se révéler meurtrière, et, à cette distance, les soldats avaient à peine le temps de recharger avant que l’ennemi, s’il n’était contenu, ne charge et n’atteigne leur ligne de feu. On avait recours à deux types de formation de combat, la ligne et la colonne. La ligne comptait trois rangées et s’appuyait sur la puissance du tir des mousquets suivi d’une charge à la baïonnette contre l’adversaire ébranlé. Dans l’attaque en colonne, on se fondait sur l’effet de choc produit par un assaut sur un front étroit pour percer et désorganiser la ligne ennemie. Le déploiement en ligne exigeait une discipline des plus rigoureuses pour obtenir des hommes qu’ils restent en place et tirent à coups mesurés face à l’ennemi qui chargeait. L’attaque en colonne exigeait également de la discipline pour faire avancer les hommes à pas redoublés sous le feu nourri de l’opposant. Plus l’avance était rapide, moins ils avaient à essuyer de décharges des mousquets ennemis. L’armée anglaise mettait sa confiance dans le déploiement en ligne tandis que les préférences des Français allaient à la formation en colonne ; ceux-ci croyaient que la charge à l’arme blanche convenait mieux au tempérament impétueux de leurs troupes dont l’entraînement laissait à désirer.

Faire évoluer les troupes sur le champ de bataille et les lancer à l’attaque aussi bien en ligne qu’en colonne exigeait de la part des soldats au moins 18 mois d’un entraînement de base sur le champ de manœuvre ; on parvenait alors à faire d’eux des sortes d’automates. Cette première étape franchie, on estimait que cinq ans d’expérience pratique étaient nécessaires pour former un soldat compétent et digne de confiance. Une discipline de fer était l’essence même de cette formation, discipline qui leur était instillée par la peur et par l’esprit de corps. Les hommes étaient amenés à craindre les officiers qui les commandaient plus encore que l’adversaire, de sorte qu’ils préféraient faire face et mourir plutôt que de tourner les talons et fuir. Tout reposait sur l’aptitude des officiers à faire manœuvrer leurs troupes et, une fois le combat engagé, sur la discipline et le bon entraînement des hommes. Si on la compare aux autres armées européennes de l’époque, l’armée française accusait une faiblesse sur les deux tableaux. Ses officiers manquaient de cran et de formation professionnelle, ses soldats étaient mal entraînés, peu rompus aux manœuvres et d’une discipline pitoyable ; l’équipement, si on excepte le mousquet de Charleville, était de qualité médiocre. Le système de ravitaillement et l’artillerie, sensiblement les mêmes qu’au temps de Louis XIV, étaient désuets. Les éléments réactionnaires et les droits acquis avaient bloqué toute tentative de réforme.

La marine française se portait mieux que l’armée. Ses bâtiments étaient supérieurs à ceux de la marine royale anglaise. Ils étaient capables de distancer les vaisseaux anglais et leur puissance de tir était beaucoup plus grande. Un vaisseau français armé de 52 canons était de taille à lutter contre un 72 canons anglais. Mais la situation était inversée quand il s’agissait des officiers des deux marines. Les officiers anglais étaient mieux formés et d’un esprit plus combatif. Au moment où la guerre éclata, la marine royale anglaise était reconnue en piteux état ; néanmoins, elle disposait de deux fois plus de navires que les Français et sa réserve de marins était plus considérable. La France jouait de malheur car, avant que la guerre ne soit déclarée, la marine royale anglaise s’était emparée de 800 de ses navires marchands et de 3 000 marins. C’était pour la marine française un terrible coup. En outre, les épidémies qui éclatèrent dans les ports français pendant la guerre firent de très nombreuses victimes. Seulement à Brest, à l’hiver 1757–1758, 2 171 marins moururent en l’espace de quatre mois. Nombre d’autres s’enfuirent des ports par crainte de la contagion. La marine en était réduite pour manœuvrer ses vaisseaux à enrôler de force des terriens qui n’avaient jamais pris la mer. Cependant, malgré la supériorité de la marine anglaise, des vaisseaux de ravitaillement atteignirent Québec, chaque année, jusqu’en 1760 [V. Jacques Kanon], alors que la ville était déjà tombée aux mains de l’armée de Wolfe.

Lorsque débutèrent les hostilités, les Français disposaient, en Amérique du Nord, de trois forces militaires distinctes : les troupes de la Marine, la milice et les Amérindiens qui étaient leurs alliés. Les troupes de la Marine étaient constituées d’unités d’infanterie qui avaient été levées pour monter la garde dans les ports de la marine française et pour servir dans les colonies. Elles avaient été créées par Jean-Baptiste Colbert, le grand ministre de Louis XIV, et relevaient non pas du ministère de la Guerre mais bien du ministère de la Marine, d’où leur nom de troupes franches de la Marine. Pour parer aux abus qui sévissaient dans l’organisation régimentaire de l’armée, Colbert avait préféré incorporer ces troupes en compagnies indépendantes plutôt qu’en régiments. Les commissions ne pouvaient s’acheter ; elles étaient plutôt accordées au mérite et, bien entendu, par influence. De bonnes références étaient primordiales. Chaque compagnie était composée d’un capitaine, d’un lieutenant, d’un enseigne en pied, d’un enseigne en second, de deux cadets, deux sergents, trois caporaux, deux tambours et 41 soldats. En 1758, on comptait 20 compagnies cantonnées à Louisbourg et 21 en Louisiane. Au Canada, il y en avait 30 en 1756 mais au cours de cette même année l’effectif de chaque compagnie fut augmenté pour comprendre désormais 65 soldats non gradés, et l’année suivante le nombre de compagnies passa à 40, représentant une force nominative de 2 760 officiers et soldats.

Au cours du demi-siècle qui suivit l’établissement des troupes de la Marine, le corps des officiers fut progressivement constitué essentiellement de Canadiens bien que les autres postes fussent encore presque tous remplis par des recrues venues de France. Aux environs de 1740, on réservait les commissions aux fils des officiers en service qui, immanquablement, se trouvaient aussi être les seigneurs. Dans les troupes de la Marine, contrairement à ce qui se passait dans les régiments de l’armée française, personne ne pouvait entrer de plain-pied dans le corps des officiers à moins d’occuper une situation privilégiée, être le fils du gouverneur général, par exemple [V. Joseph-Hyacinthe et Louis-Philippe de Rigaud de Vaudreuil]. À part cette rare exception, tous les aspirants officiers devaient préalablement servir dans le rang pendant plusieurs années à titre de cadets. Malgré ce rude apprentissage, les Canadiens étaient si assoiffés de commissions qu’en 1728 on abaissa à 15 ans l’âge d’admission d’un cadet et la liste d’attente ne cessait de s’allonger. Les promotions rapides ne pouvaient s’acquérir pour de l’argent mais seulement après démonstration par le candidat de sa valeur exceptionnelle au combat et, encore, fallait-il qu’il y eût vacance par suite de la mort ou de la mise à la retraite d’un officier. Cette situation eut pour effet d’inculquer aux officiers un esprit des plus combatifs.

Lorsque la guerre de Sept Ans éclata, la plupart des officiers des troupes de la Marine avaient déjà à leur actif des années d’expérience militaire acquise dans les postes de l’Ouest, lors des campagnes contre les Renards et les Chicachas et au cours des féroces incursions dans les colonies anglaises [V. Louis Coulon de Villiers ; Jacques Legardeur de Saint-Pierre ; François-Marie Le Marchand de Lignery ; Nicolas-Joseph de Noyelles de Fleurimont]. En plus d’être rompus aux manœuvres qu’exigeaient les méthodes guerrières de l’Europe, ces troupes avaient appris, dans ses luttes avec et contre les nations amérindiennes, à maîtriser l’art de la petite guerre. Les Canadiens pouvaient franchir de grandes distances, hiver comme été, et, au besoin, tirer leur subsistance de la nature ; ils savaient frapper rapidement à l’improviste et disparaître avant que l’ennemi n’ait eu le temps d’organiser la riposte. Les milices et les unités provinciales américaines ne faisaient pas le poids contre eux ; leur grande mobilité, un tir meurtrier, l’exploitation de l’effet de surprise, l’habileté à se mettre à couvert en forêt, un moral à toute épreuve et, à l’instar de la marine anglaise, une tradition de victoires, autant d’éléments qui faisaient la supériorité des troupes de la Marine. Leur efficacité fut éloquemment démontrée en 1755, lorsque 250 Canadiens et environ 600 alliés amérindiens anéantirent l’armée d’Edward Braddock qui comptait 1 500 hommes [V. Jean-Daniel Dumas*].

Les unités de milice appuyaient les troupes de la Marine et souvent combattaient à leurs côtés. En 1669, Louis XIV avait ordonné la formation de compagnies de milice pour assurer la défense de la colonie. Chaque compagnie comprenait tous les hommes valides d’une paroisse entre 15 et 60 ans, et était commandée par un capitaine de milice (qui occupait également d’importantes fonctions civiles) ; il avait sous ses ordres un lieutenant, un ou deux enseignes et des sergents. Tous servaient sans solde. Au cours des guerres contre les colonies anglaises et certaines nations amérindiennes, la milice fut mise à contribution comme détachements contre les forces d’invasion, pour les corvées de ravitaillement des forts éloignés ou pour la construction de routes militaires.

Bien utilisée, la milice canadienne représentait une force de combat redoutable, mais ses hommes étaient de peu d’utilité devant les méthodes de guerre européennes. À découvert, face à des unités régulières d’armée qui déchargeaient leurs armes en salve, ils couraient se mettre à l’abri ou prenaient l’escampette. Ils ne prisaient guère la station immobile, à se faire tirer dessus en attendant l’ordre de riposter. Il y avait d’autres entraves à l’usage qu’on pouvait faire de ces habitants soldats ; il fallait en libérer un grand nombre pour les travaux de la terre au printemps et les récoltes à la fin de l’été ; d’autres étaient de corvée pour le convoi de canots des postes de l’Ouest. Une feuille d’appel de 1750 donne la liste de 165 compagnies dont l’effectif de chacune variait entre 31 et 176 hommes ; il y avait en tout 724 officiers, 498 sergents, 11 687 miliciens, soit un effectif total de 12 909 hommes. Il se peut que ce chiffre soit de 25 p. cent inférieur à la réalité ; dans le cas particulier d’une certaine compagnie, la feuille d’appel lui attribue un effectif de 55, alors que sur le rôle de cette compagnie figurent 76 noms, dont la moitié sont déclarés aptes à être détachés. Un trait particulier de ces miliciens était leur moral à toute épreuve et ce facteur n’était pas à négliger. Lorsqu’ils reçurent l’ordre, en 1759, d’apporter leur aide à la défense de Québec contre l’armée de Wolfe, Montcalm et son état-major furent stupéfaits par le nombre d’hommes qui se présentèrent, des garçons de 12 ans aussi bien que des vieillards de 85 ans, sollicitant des armes et le droit de se battre. Le contraste qu’ils offraient avec la milice des colonies anglaises était saisissant.

En plus des troupes de la Marine et de la milice, les Français recevaient l’appui d’une horde d’alliés amérindiens, Micmacs, Abénaquis, Outaouais, Algonquins, Loups, Chaouanons, pour n’en mentionner que quelques-uns. Les Anglais, fait significatif, n’en avaient pour ainsi dire presque aucun. Le terme adéquat pour qualifier ces Amérindiens est bien celui « d’alliés » car ces nations ne recevaient d’ordre de personne ; même les chefs jouissaient d’une autorité bien relative sur leurs guerriers. Ils ne se considéraient pas comme une force auxiliaire des Français mais bien comme des alliés unis dans un même effort pour combattre un ennemi commun. En outre, ils étaient attirés par la libéralité avec laquelle les Français leur fournissaient vivres, vêtements, armes et munitions aussi bien que par la prime qui récompensait les trophées de guerre qu’ils ramenaient : chevelures et prisonniers. À la petite guerre, ils étaient d’une rare habileté, néanmoins, il était impossible de s’y fier. Il leur prenait des fantaisies qui échappaient à l’entendement de l’Européen. Bien armé et bien approvisionné, un parti de guerriers pouvait se mettre en route puis changer subitement d’idée et se disperser en douce. Cependant, des partis de guerriers composés de Canadiens et d’Amérindiens semèrent le ravage dans les établissements anglo-américains et paralysèrent des adversaires bien supérieurs en nombre. Les voies de ravitaillement de l’ennemi étaient sous la menace constante de ces guerriers et ses postes avancés étaient fréquemment rasés. Bien souvent, la nouvelle qu’il y avait des Amérindiens parmi les rangs des Français avait pour effet de semer la panique au sein des forces anglo-américaines, même très nombreuses, et de les amener à se rendre ou à fuir. Les Amérindiens étaient inestimables comme éclaireurs ou agents de renseignements. Il pouvait arriver, à l’occasion, que leurs rapports oraux fussent des récits nés de leur imagination, mais ils réussissaient à capturer loin derrière les lignes ennemies des prisonniers qui étaient en mesure de fournir de précieux renseignements lorsqu’ils subissaient l’interrogatoire aux mains des Français. C’est ce qui permettait à ces derniers d’être généralement mieux renseignés sur les intentions et les préparatifs de leurs adversaires que les Anglais ne l’étaient sur les leurs.

En 1754, lorsque le gouvernement anglais décida de se lancer à l’assaut de la Nouvelle-France, sans passer par les formalités d’une déclaration de guerre en règle, il détacha deux bataillons des troupes régulières en Amérique. Pour parer à cette menace, la France se devait de renforcer ses unités à Louisbourg et au Canada. De sérieux problèmes d’ordre militaire et administratif s’élevèrent. Les colonies dépendaient du ministre de la Marine mais l’importance numérique des troupes de la Marine ne pouvait être accrue assez vite pour faire face à la nouvelle situation. Il fallut recourir aux régiments réguliers de l’armée française, qu’on appelait troupes de terre parce que la plupart des régiments empruntaient le nom de la province de France qui leur fournissait les hommes ; ces régiments étaient sous l’autorité du ministre de la Guerre. Une vive hostilité marquait les rapports entre ces deux ministères. En outre, c’est le gouverneur de la Nouvelle-France, toujours un officier de la Marine, qui occupait la fonction de commandant en chef de toutes les forces françaises en Amérique du Nord, tant à Louisbourg qu’au Canada ou en Louisiane. Le conseil des ministres s’accorda cependant pour reconnaître qu’un partage d’autorité serait fatal et qu’à cette distance du siège de l’autorité, l’unité de commandement était essentielle. On convint d’accorder le renfort de six bataillons empruntés aux régiments de la Reine, d’Artois, de Bourgogne, du Languedoc, de Guyenne et du Béarn, en tout, 3 600 soldats et officiers qui passeraient sous l’autorité du ministre de la Marine ; ce dernier assumerait en même temps la responsabilité de la solde et de l’entretien.

Deux bataillons, ceux d’Artois et de Bourgogne, débarquèrent à Louisbourg. Les quatre autres furent cantonnés au Canada. En 1756, les régiments de La Sarre et du Royal Roussillon détachèrent chacun un bataillon à Québec et, en 1757, le régiment de Berry expédia deux de ses bataillons. Le corps des officiers de chaque bataillon se composait d’un lieutenant-colonel qui détenait le commandement, d’un aide-major, d’un chirurgien-major ; chez les grenadiers, il comprenait un capitaine, un lieutenant et un sous-lieutenant ; quant aux fusiliers, ils étaient sous les ordres de 12 capitaines fusiliers, 12 lieutenants et 2 enseignes. Les autres rangs comprenaient, d’une part, la compagnie des grenadiers formée de 2 sergents, 2 caporaux, 2 anspessades, un tambour et 38 grenadiers, d’autre part, ils comprenaient pour les compagnies de fusiliers, 24 sergents fusiliers, 24 caporaux, 24 anspessades, 12 tambours et 396 fusiliers ; en tout 557 hommes. Dans chaque bataillon, la compagnie de grenadiers était le corps d’élite ; c’étaient des hommes choisis pour leur supériorité physique, leur allure martiale et leur solide formation. Ils avaient, entre autres rôles, celui de se placer derrière la ligne de combat afin d’empêcher, à la pointe de la baïonnette, les fusiliers de tourner les talons et de se sauver comme cela se produisit à Carillon, en 1758, lorsque des soldats du régiment de Berry tentèrent de fuir. Si une section de la ligne chancelait sous l’attaque, les grenadiers s’avançaient pour refermer la brèche.

Le génie était un corps distinct de l’armée régulière française et des troupes de la Marine et il était représenté au Canada par deux officiers français : Nicolas Sarrebource* de Pontleroy et Jean-Nicolas Desandrouins*. Il y avait aussi une compagnie d’artilleurs. À cette époque, l’artillerie était le talon d’Achille de l’armée française. L’unité d’artillerie au Canada était sous le commandement de François Le Mercier* et comprenait 8 officiers dont 3 Canadiens, 4 sergents, 10 cadets et 86 canonniers. Les ingénieurs s’occupaient surtout de fortifications. Pontleroy était d’accord avec Montcalm pour déclarer que toutes les fortifications érigées dans la colonie, y compris celles de Québec, étaient sans valeur et ne pourraient résister à un assaut, encore moins à un bombardement. Sur certains points, toutefois, ce témoignage est manifestement erroné, par exemple quand il dit au sujet de Québec qu’il n’y avait pas de fossés à sec au pied des murs de Québec. Après la chute de Québec aux mains des Anglais, les officiers français et, parmi eux, Desandrouins, exprimèrent l’avis que les défenses de la ville étaient à peu près imprenables. Pour ce qui est des forts éloignés, les officiers français oubliaient, dans leurs critiques, que ces forts avaient été construits pour se défendre contre les piètres forces coloniales américaines et contre les Amérindiens ennemis et non contre l’armée anglaise qui, malgré un corps de génie médiocre, jouissait de l’appui d’un des meilleurs corps d’artillerie au monde, le Royal Regiment of Artillery.

À Louisbourg, les quatre bataillons tirés des régiments d’Artois, de Bourgogne, de Cambis et des Volontaires Étrangers, de même que les 1 000 hommes des troupes de la Marine et les 120 canonniers étaient tous regroupés sous les ordres du commandant, Augustin de Boschenry de Drucour. Cependant, il fallut constituer un état-major pour les bataillons en service au Canada. Le baron Jean-Armand de Dieskau accepta la charge de commandant avec le grade de maréchal de camp ; il prenait ainsi place parmi les 170 officiers généraux qui détenaient ce grade dans l’armée française. On lui donna un état-major composé d’un commandant en second, d’un major, d’un aide de camp, d’un commissaire des guerres en charge du ravitaillement et de deux officiers pour les missions particulières.

On rédigea les instructions à l’intention de Dieskau avec grand soin, de manière à éviter tout sujet de conflit ou de mésentente entre lui et le nouveau gouverneur général, Pierre de Rigaud* de Vaudreuil, canadien de naissance. Il était dit en noir sur blanc que le gouverneur général détenait l’autorité suprême sur toutes les forces militaires. Dieskau recevrait ses ordres de Vaudreuil et serait tenu de s’y conformer à la lettre, que cela lui plaise ou non. Il était stipulé que le gouverneur abandonnait à Dieskau les détails relatifs au commandement des bataillons de l’armée mais ce dernier avait le devoir de tenir le commandant en chef informé de leur force, de leur déploiement et de toutes autres précisions lui permettant d’utiliser efficacement ces données lors des opérations qu’il jugerait bon d’entreprendre. En 1756, lorsque le marquis de Montcalm remplaça Dieskau, il reçut les mêmes instructions et fut investi de la même autorité restreinte. En outre, lui-même et ses officiers étaient soumis à l’autorité des gouvernements de Montréal et de Trois-Rivières ; ces gouvernements étaient composés du gouverneur de l’endroit, d’un lieutenant de roi, d’un major et d’un aide-major. Les bataillons étaient détachés au Canada pour un motif précis, la défense de la colonie, et les ordres devaient émaner des autorités coloniales.

Le conseil des ministres décréta également que, contrairement à l’usage, les membres de l’armée régulière française seraient payés pendant la traversée de l’Atlantique et que, pendant leur séjour en Amérique, ils toucheraient double solde. On prévoyait bien que les troupes de la Marine ne manqueraient pas de soulever des protestations, puisque l’augmentation ne valait pas pour eux, mais on arguait que ces troupes défendaient leur sol natal. Les officiers et ceux d’entre les hommes qui avaient épousé des Canadiennes étaient près de leur foyer et ils pouvaient vaquer à leurs affaires lorsqu’ils n’étaient pas en campagne. Les officiers français, d’autre part, devaient envisager la perspective d’un exil prolongé, loin de leur famille et de leurs amis, vivre la vie de colonie, plus rude, plus coûteuse qu’en France. Malheureusement, dès le début, des frictions se produisirent entre les officiers de l’armée et ceux des troupes de la Marine et la question du traitement ne fit qu’aggraver la situation. Ce problème suscita des difficultés, en particulier lorsqu’il fallut expédier de France des remplaçants pour les deux corps. Tous voulaient faire partie des bataillons où la solde était plus élevée.

Bon nombre d’officiers français trouvaient les opérations militaires dans les régions sauvages d’Amérique du Nord loin d’être à leur goût. La monotonie de tenir garnison dans des forts situés très loin du centre de la colonie sapait leur moral. Certains d’entre eux souffraient des nuées de moustiques et de mouches au point d’en être malades ou presque fous. Il était extrêmement pénible pour eux de n’avoir des nouvelles de France qu’une fois l’an et de se sentir impuissants, vu l’éloignement, à régler les difficultés qui pouvaient surgir dans leurs familles. Pour certains, l’apparente sauvagerie des Amérindiens était insupportable et ils ne voulaient rien avoir à faire avec eux. Les tactiques de la petite guerre pratiquée par les Canadiens, tant des troupes de la Marine que de la milice, étaient à cent coudées de leur conception de la guerre. Même d’après les critères européens, il y avait dans l’armée française de sérieuses lacunes pour ce qui était de la formation d’unités de reconnaissance et d’unités d’infanterie légères rompues à la guerre d’escarmouche et aux missions d’éclaireur. Lorsque des compagnies de l’armée furent désignées pour accompagner les Canadiens qui allaient se livrer à des raids dans les régions frontalières, les officiers furent fort décontenancés d’apprendre qu’ils n’étaient pas accompagnés d’hôpitaux ambulants ou de trains des équipages. S’ils étaient blessés, ils devaient s’arranger pour regagner tant bien que mal un poste français pour y recevoir des soins médicaux. Ils portaient eux-mêmes sur leur dos leurs provisions de bouche et leur matériel, tout comme les simples soldats. Trouvaient-ils une rivière sur leur passage, ils n’avaient d’autres ressources que de la traverser à la nage ou à gué. S’il arrivait que des Canadiens se voient intimer d’ordre de porter ces officiers de l’autre côté, obéissant à contrecœur, ils avaient la malencontreuse habitude de perdre pied au beau milieu du courant. Certains officiers français affirmèrent que ce n’était pas là faire la guerre et refusèrent d’y prendre part. Pour eux, les vraies opérations militaires exigeaient des quartiers sûrs et confortables, des domestiques, des civils, mercantis et goujats, à la suite de l’armée, des draps propres, des aliments bien apprêtés et du vin, à proximité du champ de bataille ou de la place fortifiée, où pouvait être mis à contribution tout l’attirail de la guerre de siège.

Les Canadiens tenaient les officiers français en piètre estime et ces derniers jugeaient que les Canadiens avaient trop haute opinion d’eux-mêmes. Les Canadiens trouvaient que les troupes françaises montraient trop de réticence à aller au-devant de l’ennemi, préférant rester sur la défensive et attendre que celui-ci avance. L’attitude défaitiste de Montcalm et de plusieurs de ses officiers ne fit rien pour alléger l’atmosphère. Pendant que les troupes françaises faisaient du service de garnison, prenaient part à une campagne par été puis demeuraient tout l’hiver dans leurs quartiers sans combattre, les Canadiens, eux, combattaient l’ennemi aux frontières l’année durant. Vaudreuil se vit forcé de se plaindre auprès du ministre de la Marine du fait que les officiers français manifestaient une grande répugnance à abandonner leur confort pour faire campagne activement. Il se plaignit également des officiers, Montcalm y compris, qui insultaient grossièrement les Canadiens et, à moins que bon ordre n’y soit mis, de sérieuses difficultés étaient à craindre. Il déclara sans ambages qu’il désirait que les bataillons français réintègrent la France dès la cessation des hostilités. Une des sources des difficultés de l’armée française, et cela fut amplement corroboré par un fonctionnaire de la Marine qui arrivait de France, était vraisemblablement que l’armée française en Europe, depuis l’époque de Louis XIV, avait toujours livré ses guerres en sol étranger et elle était habituée de vivre largement à même les ressources du pays, traitant sans beaucoup d’égards la population hostile du territoire qu’elle occupait.

De cette controverse, il ressort nettement que les officiers français étaient d’un calibre inférieur à celui des Canadiens. Parmi les officiers supérieurs des régiments, l’aptitude physique ou intellectuelle n’était pas toujours très évidente. En 1758, Montcalm informa le ministre de la Guerre que les commandants des bataillons du Béarn et du Royal Roussillon étaient « hors de combat » et devaient être relevés. En fait, seul le lieutenant-colonel Étienne-Guillaume de Senezergues de La Rodde, du régiment de La Sarre, était en état de mener campagne. Après la bataille de Carillon, Montcalm dut renvoyer discrètement neuf officiers en France. L’un d’eux, un chevalier de Malte, rejeton d’une famille illustre, avait perdu la raison depuis quelque temps et il était devenu impossible de cacher son état plus longtemps ; cinq autres furent renvoyés dans leur pays pour avoir affiché trop ouvertement leur manque de courage ou, comme l’écrivit Montcalm, « pour avoir manqué à la première qualité nécessaire à un soldat et à un officier » ; deux quittèrent la colonie pour s’être rendus coupables de vol aux dépens de leurs compagnons d’armes et un autre pour avoir fait montre d’une remarquable habileté pour la fabrication de faux. Deux autres officiers furent autorisés, et non sans raison, à remettre leur démission. Montcalm pria instamment le ministre de voir à ce que les remplaçants ne soient pas expédiés au Canada pour la simple raison que leurs régiments ou leurs familles voulaient se débarrasser d’eux. Dans l’intervalle, il dut combler les vacances en accordant des commissions de lieutenant aux fils d’officiers canadiens. Vaudreuil, tout en approuvant la solution, fit remarquer que c’était établir un fâcheux précédent, puisque ces jeunes officiers entraient dans le service avec un grade supérieur à celui des Canadiens dans les troupes de la Marine qui avaient à leur crédit plusieurs années de campagne active. Il ajouta qu’un trop grand nombre d’entre eux n’auraient jamais pu espérer obtenir de commission dans l’armée régulière canadienne.

Vu le grand écart de population entre la Nouvelle-France et les colonies anglaises, 75 000 contre 1 500 000, on est souvent porté à croire que l’issue de la guerre ne faisait aucun doute. Si seul le nombre comptait, l’alliée de l’Angleterre, la Prusse, n’aurait pas non plus échappé à la destruction. Des comparaisons de cette nature sont fallacieuses, étant donné que l’importance des forces qu’on pouvait concentrer sur un point donné était, d’un côté comme de l’autre, fonction de la nature du terrain, des voies de communication et de ravitaillement. En 1758, l’Angleterre comptait 23 000 hommes de l’armée régulière en Amérique, mais elle ne pouvait compter sur une aide réellement efficace de la part de ses recrues provinciales. La force la plus considérable qu’elle put déployer dans une de ses campagnes contre le Canada comprenait 6 300 réguliers et 9 000 provinciaux – c’était au lac Champlain en 1758 – ; 3 500 hommes de l’armée régulière de Montcalm la mirent en déroute. Par ailleurs, à Québec, en 1759, Wolfe débarqua avec 8 500 hommes de troupe, appartenant pour la plupart à l’armée régulière anglaise. Lorsque septembre arriva, ses effectifs étaient déjà réduits à 4 500. Pour leur faire opposition, les Français disposaient de plus de 15 000 hommes, comprenant des soldats de l’armée régulière, des miliciens et aussi des Amérindiens. Ce n’est pas la supériorité numérique qui conquit le Canada ; ce fut la piètre stratégie de Montcalm qui fit que Québec fut perdu en une seule bataille.

Cependant, à mesure que progressait la guerre, l’efficacité de l’armée anglaise grandissait tandis que l’armée française accusait un déclin. Du côté anglais, le recours à l’enrôlement pour une courte période, de même que la popularité que connaissait cette guerre, procurèrent à l’armée régulière des recrues de meilleure qualité. On pratiqua un émondage chez les officiers incompétents ; dans certains cas, des soldats professionnels suisses dont la qualité était partout reconnue prirent leur place et, par la suite, ironie du sort, ils initièrent les troupes anglaises aux méthodes et aux tactiques auxquelles avaient recours les Canadiens dans les campagnes en régions sauvages, ces méthodes et tactiques que méprisaient les officiers français. Pendant ce temps, la qualité des renforts expédiés de France était à la baisse. Ils consistaient surtout en recrues inexpérimentées, produit de l’écumage des rues. Parmi eux se trouvaient même des estropiés qu’il fallut rembarquer. Pour tout finir, ces renforts apportèrent avec eux des maladies qui se répandirent et prirent des proportions épidémiques, tant chez les militaires que chez les civils. En 1757, 500 hommes furent hospitalisés et plus de la moitié d’entre eux moururent. Ainsi donc, à mesure que diminuait le nombre des soldats aguerris, par suite des pertes subies à la guerre, la qualité des troupes régulières déclinait dangereusement. En 1759, les bataillons français et les troupes de la Marine n’avaient plus la qualité qu’on leur reconnaissait trois ans plus tôt. La discipline laissait fort à désirer chez les troupes régulières françaises ; la mutinerie s’installait et le moral était au plus bas. Le vol, le pillage et autres délits semblables étaient monnaie courante. Le commissaire des guerres n’en finissait plus de traduire des hommes devant le conseil de guerre : « nous passons notre vie à faire punir les fripons », se plaignit-il. Le rendement des bataillons de l’armée subit une nouvelle régression, par suite de la décision de Montcalm de combler les effectifs en incorporant des miliciens canadiens dans leurs rangs. L’uniforme gris blanc de l’armée française ne suffisait pas pour faire d’eux des soldats réguliers, capables de combattre en rang de bataille. Ils n’avaient pas connu l’apprentissage dur et intensif du champ de manœuvre, indispensable à ce genre de guerre. Cette lacune devait se révéler fatale sur les plaines d’Abraham.

Une autre des raisons fréquemment mises de l’avant pour expliquer la conquête de la Nouvelle-France est l’inefficacité du ravitaillement. Cette question mérite une étude critique plus approfondie que celle dont elle a fait l’objet jusqu’à présent. On a accepté comme argent comptant des preuves marquées au coin de la subjectivité. Aux prises avec des récoltes manquées et une augmentation des bouches à nourrir estimée à 17 p. cent, la colonie ne pouvait produire suffisamment pour ses besoins. Elle devait compter sur les provisions expédiées de France ; néanmoins, jusqu’en 1759, les navires de ravitaillement atteignirent Québec chaque année. En 1757, Montcalm signalait que des vêtements pour les troupes étaient arrivés en quantité suffisante pour trois ans ; il n’y avait donc pas lieu de s’inquiéter sur ce point. De plus, les Français s’emparèrent de quantités considérables de vivres et autres fournitures de guerre ; le butin ramassé aux forts Oswego (Chouaguen) et William Henry (Lake George, N. Y.) était suffisant pour entretenir l’armée pendant des mois. Il n’existe pas de preuves irrécusables permettant d’affirmer que les opérations militaires furent entravées par le manque d’approvisionnements. Une mauvaise distribution et la méfiance des habitants à l’égard du papier-monnaie inflationnaire obligèrent la population des villes à se serrer la ceinture et à se nourrir, à l’occasion, d’aliments peu appétissants tels que la viande de cheval, mais personne ne mourut de faim.

Il faut aussi tenir compte du fait que les Anglais avaient, eux aussi, leurs problèmes de ravitaillement. Les arguties des fournisseurs coloniaux et des assemblées provinciales étaient de notoriété publique. À Québec, en 1759, le quart des hommes de l’armée de Wolfe étaient portés sur la liste des non-valides, souffrant de maladies consécutives à la carence alimentaire, à savoir la dysenterie et le scorbut. De plus, étant donné l’incapacité militaire des Anglo-Américains, les Anglais ont dû importer en nombre beaucoup plus considérable que les Français la plus indispensable de toutes les fournitures militaires, à savoir des combattants. N’eût été l’importation de troupes régulières, dans un camp comme dans l’autre, les Canadiens n’auraient sûrement pas été conquis.

En 1758, Vaudreuil avait souligné le contraste qui existait entre les troupes de la Marine et les troupes régulières françaises relativement à leur attitude à l’égard de la guerre. Pour les Canadiens, écrivait-il, la colonie était leur patrie, là étaient leurs familles, leurs terres, leurs ressources et leurs perspectives d’avenir. Les troupes françaises, d’autre part, étant loin de leur pays, n’aspiraient qu’à y retourner, l’honneur sauf, sans avoir subi la défaite, et elles se souciaient peu des dommages infligés à la colonie par l’ennemi, voire même de sa perte complète.

Les événements de 1759 et de 1760 ont démontré éloquemment la pertinence de ces accusations. Après la débâcle des plaines d’Abraham, les officiers français refusèrent de poursuivre la lutte en dépit de leur supériorité numérique sur les Anglais – ils étaient à trois contre un – et bien que Québec fût toujours entre leurs mains. Leur incapacité à reprendre, l’année suivante, la ville qu’ils avaient abandonnée et à bloquer l’avance anglaise sur le lac Champlain, l’arrivée de trois armées anglaises aux portes de la colonie, les renforts qui n’arrivaient pas de France, tout concourait à rendre la poursuite de la résistance sans espoir. James { 2085 Murray*}, remontant le fleuve depuis Québec, ravagea et brûla les maisons des Canadiens qui n’avaient pas déposé les armes. À un moment donné, il perdit le contrôle de ses hommes qui violèrent des Canadiennes. Lévis* et son état-major exigeaient, malgré tout, que la résistance contre les Anglais se poursuive pour l’honneur des armes françaises, c’est-à-dire leur honneur personnel et l’avancement de leur carrière. Lorsque bon nombre de Canadiens désertèrent pour courir protéger leurs maisons et leurs familles, les officiers français voulurent les appréhender et les passer par les armes. Des troupes françaises cherchèrent à s’emparer à la pointe du fusil de ce qui restait de bestiaux aux habitants ; ceux-ci résistèrent énergiquement car c’est tout ce qu’ils avaient pour nourrir leur famille au cours de l’hiver qui venait. Même lorsque les Anglais s’entassaient en forces écrasantes aux portes de Montréal et que le sac de la ville était à redouter, Lévis demanda qu’on rejette les termes de la capitulation parce que Jeffery Amherst* avait brutalement refusé d’accorder aux Français les honneurs de la guerre. Vaudreuil ne tint pas compte de son avis et capitula, pour épargner à la colonie une dévastation plus grande encore. Le roi déclarera, par la suite, dans une lettre formulée en termes féroces par le ministre de la Marine, que Vaudreuil n’aurait pas dû accepter les termes de la reddition mais bien suivre le conseil de Lévis et continuer, advienne que pourra, à résister pour l’honneur des armes françaises. Il est clair, aux termes de cette missive, que la perte de la colonie et le sort des Canadiens avaient peu d’importance en regard du fait que l’armée s’était rendue sans qu’on lui octroie le privilège de quitter Montréal en armes, étendards déployés et tambour battant.

Après la capitulation, il fallut prendre les dispositions pour le transport de l’armée régulière, des hauts fonctionnaires civils et des Canadiens qui avaient choisi de quitter la colonie plutôt que de demeurer sous l’allégeance anglaise, en tout, environ 4 000 personnes. Des 2 200 hommes des troupes régulières françaises qui figuraient encore sur les listes, entre 500 et 600 choisirent de rester dans la colonie ; à peu près 800 avaient déjà déserté dans ce but. Parmi eux, il y avait 150 transfuges anglais qui s’étaient enrôlés dans les forces françaises. Vaudreuil et Lévis permirent à ces déserteurs de s’éclipser avant la capitulation mais la plupart furent ultérieurement cueillis par les Anglais. Des soldats français se laissèrent convaincre de joindre les rangs de l’armée anglaise mais un de leurs officiers passa la remarque que leur geste trouverait peu d’imitateurs lorsqu’on découvrirait que les Anglais avaient l’intention de les envoyer servir ailleurs.

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