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CHOMEDEY DE MAISONNEUVE, PAUL DE, gentilhomme, officier, membre de la Société Notre-Dame de Montréal, fondateur de Ville-Marie, premier gouverneur de l’île de Montréal, né à Neuville-sur-Vanne, province de Champagne, et baptisé au même endroit le 15 février 1612, décédé à Paris en 1676.
Paul de Chomedey était le fils de Louis de Chomedey, seigneur de Chavane, de Germenoy-en-Brie et autres lieux, et de sa seconde femme, Marie de Thomelin, fille du noble homme Jean de Thomelin, conseiller du roi et trésorier de France en la généralité de Champagne, et d’Ambroise d’Aulquoy. II eut comme parrains Paul Janson, lieutenant au bailliage de Villemort, et Gabriel de Campan, et comme marraine, Jeanne de Chabert.
Les armes de l’aïeul de Paul de Chomedey, Hierosme, étaient : D’or à trois flammes de gueules. Elles furent transmises par filiation directe à Paul de Chomedey, fils aîné de Louis, lui-même fils de Hierosme.
Paul de Chomedey grandit au manoir de Neuville-sur-Vanne, situé non loin du fief Maisonneuve, que son père acquérait en 1614. Il avait deux sœurs et un frère. Louise, l’aînée de la famille, dont l’acte de baptême n’a pas été retracé, deviendra plus tard mère Louise de Sainte-Marie, de la Congrégation de Notre-Dame à Troyes. On ne connaît point la date de son décès ; nous savons toutefois qu’elle survécut à son frère Paul, comme en témoigne le legs qu’il lui fit dans son testament du 8 septembre 1676. Odard, le frère cadet de Paul, naquit en 1614. Il mourut à l’âge de 33 ans. Jacqueline, la benjamine de la famille, était née en 1618. Elle épousait en 1638 François Bouvot (non Bonnot) de Chevilly (non Chuly), dont elle eut deux filles. L’une d’elles fera valoir ses droits, plus tard, comme unique héritière de son oncle Paul. Jacqueline de Chomedey de Chevilly, qui protégea si bien Marguerite Bourgeoys avant son départ pour le Canada en 1653, eut, peu de temps après, une triste fin. Elle mourut en 1655, assassinée par un ennemi juré de sa famille. Quatre ans auparavant, son mari avait subi le même sort de la même main.
La carrière militaire de Paul de Chomedey commença de bonne heure, comme c’était du reste la coutume à cette époque. Il y a cependant, sur l’engagement de l’aîné des Chomedey, comme sur les incidents de sa vie de jeune soldat conquérant ses galons, une pénurie regrettable de documents authentiques. Leymarie nous avoue que du 2 juin 1624 à l’année 1640, il n’a pu retrouver un seul document à son sujet. Il ne nous reste donc que le recours aux ouvrages où les affirmations ne sont plus de première main.
Dollier* de Casson, dans son Histoire du Montréal, rappelle brièvement la jeunesse de Paul de Chomedey : la Providence « lui avoit fait commencer le métier de la guerre dans la Hollande dès l’âge de 13 ans, afin de lui donner plus d’expérience, elle avoit eu le soin de conserver son cœur dans la pureté au milieu de ces pays hérétiques et des libertins qui s’y rencontrent ». Il ajoute que « pour n’être pas obligé d’aller dans la compagnie des méchants se divertir, il apprit à pincer le luth ».
M. Dollier est presque le seul historien à donner des détails sur l’état d’esprit, les goûts, l’originalité de M. de Maisonneuve. En outre, il présente un aperçu des circonstances qui décidèrent de ses projets d’avenir. Mais il faut faire cas, en tout ceci, d’une déclaration importante du narrateur sulpicien. Il avertit ses lecteurs dès les premières lignes de son Histoire « qu’ils ne peuvent pas espérer [...] que ce soit sans quelques légères erreurs pour les dates, les temps et que [...] je n’en obmette un très grand nombre [...] parceque la religion de ces personnes pieuses [...] n’a jamais pu souffrir que rien de remarquable parût chez les libraires touchant ce qui a été fait ici, si bien que je suis contraint aujourd’hui de laisser [...] au milieu des ténèbres ce qui mériteroit d’être exposé au plus beau jour, lorsque je n’en ai pas des témoignages authentiques ». Il dit encore, relativement à ses sources, qu’elles sont toutes orales, et qu’il se contentera de raconter l’essentiel de l’histoire de Montréal.
M. Dollier, en sa qualité de membre de la Compagnie de Saint-Sulpice, si intimement liée par son fondateur, Jean-Jacques Olier, à l’histoire des origines de Montréal, ne pouvait que s’intéresser profondément à la vocation du premier gouverneur de Ville-Marie. Il écrit : « Quand le temps fut venu auquel elle [la Providence] vouloit l’occuper à son ouvrage elle augmenta tellement en lui cette appréhension de la divine justice que pour éviter ce monde perverti qu’il connoissoit, il désira d’aller servir son Dieu dans sa profession en quelques pays fort étrangers. Un jour roulant ces pensées dans son esprit, elle lui mit en mains [...] une Relation de ce pays [la Nouvelle-France] dans laquelle il était parlé du P. Charles Lalemant, depuis quelque temps revenu du Canada. [...] il s’avisa d’aller voir le Père [...] auquel il ouvrit l’intention de son âme ; le père, jugeant que ce gentilhomme étoit le véritable fait des Messieurs du Montréal, il le proposa à M. de la Doversière ».
Jérôme Le Royer de La Dauversière, qui allait imprimer une direction nouvelle à la vie de Paul de Chomedey, était un humble percepteur d’impôts de la petite ville de La Flèche, dans la province d’Anjou. À la vérité, c’était un des grands serviteurs de Dieu de l’époque, une âme inspirée, un créateur d’œuvres d’envergure, soit hospitalières, missionnaires, civilisatrices ou de simple dévotion. Il n’était d’ailleurs qu’un représentant de la vague de mysticisme qui, originaire de l’Espagne du xvie siècle, a envahi la France du xviie, et dont l’une des grandes réalisations a été la fondation de la Compagnie du Saint-Sacrement, qui a joué un rôle si important en France, même après l’interdit de 1660.
Né le 18 mars 1597 à La Flèche (aujourd’hui dans le département de la Sarthe), il était le fils cadet de Jérôme Le Royer, premier seigneur de La Dauversière, et de Renée (ou Marie) Oudin. Sa famille était originaire de la Bretagne.
Jérôme fut l’un des premiers élèves du collège de La Flèche, fondé en 1604 par Henri IV et dirigé par les Jésuites. Il y connut le père Charles Lalemant, entré dans la Compagnie de Jésus en 1607 et son aîné de dix ans ; aussi, le père Paul Le Jeune, entré en 1613. Comme condisciples, il eut, en outre du philosophe René Descartes, plusieurs des grands missionnaires de la Nouvelle-France, tels François Ragueneau [V. Paul Ragueneau], Claude Quentin, Charles Du Marché et Jacques Buteux. À leurs côtés, il entendit, en 1614, le père Énemond Massé parler des missions d’Acadie, récemment abandonnées par suite de la conquête anglaise.
À la mort de son père, pendant l’été de 1618, Jérôme hérita du nom et du fief de La Dauversière, ainsi que de la charge de receveur de tailles à La Flèche. En 1620, il épousait Jeanne de Baugé, qui lui donna six enfants. D’une piété solide, d’un zèle merveilleux pour les œuvres, il devint bientôt, avec son frère aîné, Joseph, le promoteur et l’organisateur des créations charitables de sa petite ville. On dit que c’est une vision surnaturelle qui l’induisit à la fondation d’un institut d’hospitalières sous le vocable de saint Joseph. Cette vision aurait eu lieu en 1632 ou au commencement de 1633.
La deuxième révélation surnaturelle que M. de La Dauversière aurait eue peut être fixée en l’année 1635 ou 1636. Selon le texte qui se trouve dans les Véritables motifs de la Société Notre-Dame de Montréal, imprimés en 1643, le « dessein de Montréal a pris son origine par un homme de vertu qu’il plut à la divine bonté inspirer, il y a sept ou huit ans, de travailler pour les sauvages de la nouvelle France, dont il n’avait auparavant aucune particulière connaissance, et quelque répugnance qu’il y eut, comme chose pardessus ses forces, contraires à sa condition, et nuisibles à sa famille. Enfin plusieurs fois poussé et éclairé par des vues intérieures, qui lui representaient réellement les lieux, les choses et les personnes dont il se devait servir [...] fortifié intérieurement à l’entreprendre, comme service signalé que Dieu demandait de lui, il se rendit comme Samuel à l’appel de son maître. »
En 1639, sur le conseil du père François Chauveau, jésuite du collège de La Flèche, il se rendait à Paris accompagné de Pierre Chevrier, baron de Fancamp, gagné à la cause de Montréal depuis longtemps, afin de former une société susceptible de mener à bien une entreprise de cette envergure : la fondation d’une ville missionnaire dans le lointain Canada. Et voici que se produisit, à la fin de février, la rencontre avec l’abbé Jean-Jacques Olier, jeune prêtre de 31 ans qui, depuis 1636, désirait travailler à la conversion des infidèles. Il ne savait cependant encore en quel pays. Nous avons là-dessus son propre témoignage.
M. de La Dauversière et M. Olier se croisèrent dans la galerie peinte par Simon Vouet, à l’entrée de la somptueuse demeure du chancelier Pierre Séguier, à Paris. On parle à tort, ici, d’une entrevue au château de Meudon, la demeure déserte de Charles de Lorraine, duc de Guise, qui, depuis 1631, vivait en Italie. Deux heures durant, on devisa. On mit au point les grandes lignes du projet : l’acquisition de l’île de Montréal, propriété de Jean de Lauson, intendant dans le Dauphiné et futur gouverneur de la Nouvelle-France, ainsi que la fondation d’une société de Messieurs et Dames dont le recrutement rapide ne semblait certes pas impossible. Déjà, M. Olier répondait du consentement du baron Gaston de Renty, un des grands hommes d’œuvres du xviie siècle, supérieur de la célèbre Compagnie du Saint-Sacrement, dont MM. de La Dauversière et Olier étaient membres. M. Olier inviterait également à entrer dans la Société de Montréal deux autres de ses amis.
Bientôt, il fallut songer à trouver un jeune chef, possédant toutes les qualités requises pour conduire cette œuvre à la fois colonisatrice et missionnaire. Un jour le père Charles Lalemant, sans cesse consulté par M. de La Dauversière au sujet des besoins nombreux de son entreprise, lui dit, ayant écouté ses doléances nouvelles sur ce chef introuvable de la première recrue de Montréal : « Je sais un brave gentilhomme champenois nommé M. de Maison-neufve qui a telle et telle qualité, lequel seroit possible bien votre fait et commission ». M. de La Dauversière ne tarda pas à s’entretenir avec Paul de Chomedey, auquel il remit avec une confiance absolue la direction de sa fondation d’outre-mer. M. de Maisonneuve serait au Canada investi de pouvoirs correspondant aux mêmes droits et devoirs des dirigeants, en France, de la Société Notre-Dame de Montréal. Celle-ci recruterait, financerait et assisterait de toutes façons la petite colonie en formation. M. de Maisonneuve devenait donc un des principaux Associés de Montréal, à la grande joie de MM. Olier et de Fancamp. « Gentilhomme de vertu et de cœur », comme l’appellent les auteurs anonymes des Véritables motifs, il se rendit bientôt à La Rochelle, lieu de l’embarquement de la recrue.
Le 9 mai 1641, deux navires quittaient le port de La Rochelle, emportant vers la haute mer, à destination de la Nouvelle-France, la majeure partie des colons de Montréal. Dans un des vaisseaux, M. de Maisonneuve avait pris place avec 25 hommes et un prêtre séculier destiné aux Ursulines ; dans l’autre, se trouvaient Jeanne Mance, l’infirmière et l’économe de la recrue, le père Jacques de La Place, jésuite, et 12 hommes. Le reste de la recrue (10 hommes) avait quitté depuis quelques semaines le port de Dieppe. Trois autres femmes y étaient montées : deux des ouvriers avaient refusé de s’embarquer sans leurs épouses ; une jeune fille de l’endroit entrait « de violence » dans le navire, déterminée à s’en aller servir Dieu dans la personne des pauvres Amérindiens.
Le vaisseau qui amenait Jeanne Mance et le père de La Place se rendit sans encombre à Québec, après une traversée d’environ trois mois. Dollier de Casson parle du 8 août, date d’arrivée très plausible. Celui qui portait M. de Maisonneuve, moins heureux, « éprouva de si furieuses tempêtes qu’il fut obligé de relacher par trois fois » en France. M. de Maisonneuve perdit, en ces conjonctures, trois ou quatre hommes et son chirurgien.
À quelle date M. de Maisonneuve arriva-t-il à Tadoussac ? Très tard, évidemment ; « si tard », dit la Relation de 1641, que la recrue serait dans l’impossibilité de s’installer à Montréal avant le printemps suivant. Dollier de Casson choisit le 20 août. Date improbable, car il n’y aurait eu que 12 jours d’écoulés depuis l’arrivée de Jeanne Mance. Or, celle-ci était remplie d’inquiétude, d’angoisse même, entendant dire partout que la venue de nouveaux navires de France devenait impossible à cette période de l’année. Le seul document que nous connaissions aujourd’hui signalant la présence de Maisonneuve au Canada, en 1641, est un acte de baptême du 20 septembre 1641, inséré dans le registre des baptêmes de Sillery, sans nom de lieu (mais en marge de l’acte, on lit Tadoussac). M. de Maisonneuve y apparaît comme parrain et Jeanne Mance comme marraine d’une petite Amérindienne baptisée par le père Paul Le Jeune, bien peu de temps avant son départ pour la France par les derniers vaisseaux. Peut-on en conclure que le baptême eut lieu à Tadoussac, et non à Sillery, et que la date du 20 septembre 1641 serait la date exacte de l’arrivée de M. de Maisonneuve en terre canadienne ? Nous comprenons, en ce qui concerne Jeanne Mance, qu’elle soit accourue à Tadoussac mettre le chef de la recrue au courant de l’opposition manifestée à Québec contre le projet d’installer une petite colonie dans l’île de Montréal. « Folle entreprise », s’écriait-on partout.
L’hostilité témoignée par les Québécois ne troubla point Paul de Chomedey. Dûment averti de l’état des choses, il fit face à ses contradicteurs. Homme sage, d’une rare prudence, il était aussi un soldat résolu. Dès la première entrevue avec le gouverneur Huault de Montmagny, il maintint sa décision de monter à Montréal le printemps suivant puisque la saison devenait trop tardive. Une nouvelle tentative fut faite peu après par le gouverneur et tous les notables de Québec. On offrit à M. de Maisonneuve l’île d’Orléans en échange de l’île de Montréal afin qu’il soit plus à portée de secours en cas d’attaque. Et c’est alors que Paul de Chomedey prononça les fières paroles que Dollier de Casson nous a conservées : « Monsieur, ce que vous me dites seroit bon si on m’avoit envoyé pour délibérer et choisir un poste ; mais ayant été déterminé par la Compagnie qui m’envoie que j’irois au Montréal, il est de mon honneur et vous trouverez bon que j’y monte pour y commencer une colonie, quand tous les arbres de cette Isle se devroient changer en autant d’Iroquois ». Devant cette inflexibilité si dignement manifestée, tous durent s’incliner. M. de Montmagny s’engagea, pour sa part, tout comme le supérieur des Jésuites, le père Barthélemy Vimont, à se rendre lui-même, en octobre, à l’île de Montréal avec plusieurs « personnes bien versées dans la connoissance du pays », afin d’y choisir l’endroit le plus propice à la création de ce nouveau poste. M. de Maisonneuve fut dans l’impossibilité de les accompagner, occupé à surveiller le déchargement des navires et à mettre ses hommes au travail. Voilà pourquoi son nom n’apparaît point dans le paragraphe des Relations relatant le petit voyage du 15 octobre 1641.
Outre les tâches que nous venons de mentionner, M. de Maisonneuve se préoccupait vivement de la question du logement de la recrue. La saison était avancée. Il ne voyait aucun gîte convenable pour les 56 (peut-être 58) personnes dont se composait la petite colonie de Montréal. Une visite à la seigneurie de Sainte-Foy, aux environs de Québec, où un riche septuagénaire, Pierre de Puiseaux de Montrénault, demandait instamment à recevoir M. de Maisonneuve, eut comme résultat de régler toutes les difficultés de l’heure. Dès que M. de Puiseaux eut fait la connaissance de M. de Maisonneuve et entendu parler de l’œuvre apostolique et civilisatrice de Montréal, il demanda à entrer dans la Société Notre-Dame, afin de suivre le fondateur du poste. Comme preuve de la sincérité de ses intentions, il offrit en pur don ses deux seigneuries de Sainte-Foy et de Saint-Michel (à Sillery). M. de Maisonneuve accepta les offres du bon vieillard et tous deux décidèrent alors du meilleur emploi à tirer de ces riches seigneuries. La maison de Sainte-Foy, entourée de beaux chênes, pourrait servir de chantier de construction et d’abri à la plus grande partie des hommes de Montréal ; la maison de Saint-Michel serait affectée à MM. de Maisonneuve et de Puiseaux, à Jeanne Mance, à Mme de Chauvigny de La Peltrie, qui en avait été jusqu’ici la locataire, et à quelques autres personnes. Quelques hommes de la recrue s’y installeraient également pour exécuter des travaux de menuiserie.
Un incident malheureux se produisit en janvier 1642, dressant l’un contre l’autre gouverneur général et gouverneur local. Une de ces questions épineuses sur l’étendue ou la restriction des pouvoirs de chacun éclatait pour la première fois au Canada, où elles allaient devenir très fréquentes. Le 24 janvier, veille de la fête patronale de M. de Maisonneuve, les hommes de Montréal avaient reçu des mains de Jeanne Mance, économe de la recrue, de la poudre à canon, afin qu’au petit jour, le 25, il y eût une salve d’artillerie pour saluer le nouvel anniversaire de M. de Maisonneuve. Le bruit des détonations s’entendit jusqu’à Québec. M. de Montmagny prit ombrage du fait qu’on ne lui avait pas demandé son consentement pour tirer ainsi du canon. Il y eut arrestation et internement de l’artilleur d’occasion, Jean Gorry, un Breton de Pont-Aven engagé à Québec par M. de Maisonneuve comme maître de barque. Un procès s’ensuivit. M. de Montmagny, finalement, dut relâcher Jean Gorry, car il y avait vraiment de sa part un abus de pouvoir. M. de Maisonneuve pouvait faire voir une lettre du roi Louis XIII qui autorisait la recrue de Montréal à posséder de l’artillerie et à tirer du canon. M. de Maisonneuve, durant ces jours pénibles, fit preuve de modération et d’endurance. Il laissa passer l’orage. Mais il prit sa revanche auprès de la victime de l’incident. Il alla même jusqu’à lui augmenter son salaire. M. de Montmagny s’efforça par la suite de réparer l’outrance de ses gestes.
« Le dix-septième de May de la presente année 1642. Monsieur le Gouverneur mit le sieur de Maison-neufve en possession de cette Isle, au nom de Messieurs de Mont-real, pour y commencer les premiers bastimens ; le R. P. Vimont fit chanter le Veni Creator ; dist la saincte Messe, exposa le Sainct-Sacrement, pour impetrer du Ciel un heureux commencement à cét ouvrage : l’on met incontinent apres les hommes en besongne : on fait un reduit de gros pieux, pour se tenir à couvert contre les ennemis. » Le père Vimont, supérieur des missions des Jésuites du Canada, auquel on doit attribuer la substance de ce texte, tiré de la Relation de 1642, fut témoin oculaire et participant aux cérémonies.
Un geste de M. de Maisonneuve reste à rappeler parmi les incidents de la fondation. Le gouverneur de Montréal, nous l’avons vu, avait mis les hommes au travail, une fois les cérémonies civiles et religieuses terminées. Il fallait abattre plusieurs arbres avant d’ériger le réduit de gros pieux. Sœur Morin* nous raconte que le gouverneur tint à abattre lui-même le premier arbre.
Le père Vimont, qui célébra, le dimanche 18 mai 1642, la première grand-messe chantée à Montréal, y prononça un discours dans lequel il prophétisait, en quelque sorte, la grandeur future de la ville qui venait à peine de naître.
Le premier baptême eut lieu dès le mois de juillet. « Le vingt-huictieme de Juillet une petite escoüade d’Algonquins passant en ce quartier là, s’y arresterent quelques jours : un Capitaine presenta son fils au Baptesme âgé d’environ quatre ans : le Père Joseph Poncet le fit Chrestien, & le sieur de Maison-neufve & Mademoiselle Mance le nommerent Joseph, au nom de Messieurs & de Mes-dames de Nostre Dame de Mont-real. Voilà le premier fruit que cette Isle a porté pour le Paradis, ce ne sera pas le dernier. Crescat in mille millia ».
Au mois d’août, l’arrivée des vaisseaux de France mit en émoi les Montréalistes. On se demandait quelles nouvelles on allait recevoir de France. Pierre Legardeur de Repentigny débarquait un matin sur les rives de Montréal. Il amenait avec lui les 12 colons de la seconde recrue, une grande quantité de denrées, des ornements sacrés, des munitions de guerre et force bonnes nouvelles. Il apprit à M. de Maisonneuve et à Mlle Mance que le Dessein du Montréal, écrit par M. de La Dauversière à la suggestion de Mlle Mance et distribué dans des milieux dévots et influents, avait singulièrement augmenté le nombre des Associés en France. « Environ trente-cinq personne de condition se sont unies [...] en l’Eglise de Notre Dame de Paris » et « consacrèrent l’Isle de Mont-real à la Saincte Famille [...] sous la protection particuliere de la Saincte Vierge ». Les Montréalistes donnèrent libre cours à leur joie à quelques jours de là. La fête de l’Assomption, le 15 août, fut célébrée avec éclat. À cette première grande fête de Notre-Dame de Montréal, « le tonnerre des canons fit retentir toute l’Isle ».
L’année 1642 s’acheva cependant de façon dramatique. La sécurité des colons fut gravement menacée. Le fleuve Saint-Laurent déborda et une inondation devint imminente. M. de Maisonneuve se distingua par sa maîtrise et surtout par sa foi vive. D’accord avec les aumôniers, les pères Poncet et Du Peron, il promit, si les eaux qui battaient déjà fortement les portes du fort se retiraient sans faire aucun dommage sérieux, de se rendre, portant une croix sur ses épaules, jusqu’au sommet du mont Royal, afin de l’y planter. Il écrivit sa promesse, la fit lire publiquement puis alla poser une croix, au pied de laquelle était fixé l’écrit, au bord de la rivière mugissante ; « les eaux apres s’estre arrestees peu de temps au seüil de la porte [du fort], sans croistre davantage, se retirerent peu à peu, met les habitans hors de danger, & le Capitaine [M. de Maisonneuve] dans l’execution de sa promesse. »
Les Iroquois, dans l’ignorance où ils étaient de l’établissement d’un poste à Montréal, n’apparurent point avant l’été de 1643. Mais, à partir de ce temps, ils ne cessèrent point de harceler les Montréalistes, se livrant à cette guerre d’embuscade dans laquelle ils étaient passés maîtres. En la seule journée du 9 juin 1643, ils firent six victimes dont une seule devait leur échapper, non sans avoir beaucoup souffert durant sa captivité.
Une vie difficile, remplie de combats épuisants, incessants, venait de commencer. Elle allait se poursuivre durant un quart de siècle. Les victimes tombèrent nombreuses, préparées au sacrifice suprême, chaque matin, par la réception de l’Eucharistie. Elles payaient la rançon de tous, en ce Montréal qu’on a comparé, en 1643, à l’Église primitive. Et toujours, M. de Maisonneuve se montrait le chef incomparable d’une poignée de héros, hommes et femmes. Il se révélait aussi un organisateur habile. Les Véritables motifs, écrits durant l’été de 1643, nous présentent un tableau du petit poste, peu de temps après sa fondation : « L’Edifice d’un fort de défense, d’un hopital pour les malades et d’un logement déjà capable pour soixante dix personnes qui y vivent [...] avec deux pères Jésuites qui leur sont comme pasteurs, y ont chapelle qui sert de paroisse, sous le titre de Notre Dame à laquelle avec l’île et la ville qu’on y désigne sous le nom de ville Marie elle est dédiée. Les habitants vivent la plupart en commun, comme a une manière d’auberge, les autres de leur revenu en particulier, mais vivant tous en J. C. en un cœur et une âme ».
En juillet, au lendemain de l’arrivée des premiers vaisseaux de France, M. de Montmagny montait à Ville-Marie. Il venait de recevoir de Louis XIII une lettre personnelle lui recommandant d’accorder sa protection de façon toute particulière à la petite colonie de Montréal. Il annonçait, en outre, que le roi faisait don aux Associés de Montréal d’un navire de 350 tonneaux, appelé la Notre-Dame, qui ferait chaque année la traversée de l’océan. Les Montréalistes pouvaient aussi s’attendre à recevoir des effets de toutes sortes et même, disait-on, des sommes d’argent destinées par une « bienfaitrice inconnue » à la construction de l’hôpital et à Mlle Mance. Cependant, il fallait patienter, car la troisième recrue de Montréal n’arriverait qu’en septembre. Elle serait conduite par un gentilhomme champenois, Louis d’Ailleboust de Coulonge et d’Argentenay, ingénieur militaire de talent, qui venait s’installer à Montréal avec sa femme, Barbe de Boullongne, accompagnée de sa sœur, Philippe ou Philippine-Gertrude de Boullongne. Tous trois, sur le conseil du père Charles Lalemant, étaient devenus membres de la Société Notre-Dame. Deux mois plus tard, Ville-Marie en liesse entourait les nouveaux colons. Chacun constatait aussi que les Associés, en France, multipliaient vraiment les dons en faveur de leur lointain petit poste.
Mais il y eut des départs aussi en ce même automne. M. de Puiseaux, paralysé, « le cerveau débilité par sa vieillesse », redemanda ses biens afin d’aller se faire soigner en France. M. de Maisonneuve, généreux et compréhensif à son ordinaire, consentit à cette rétrocession. Il promit en outre de recommander le bon vieillard aux Associés de Montréal. On vit de même s’éloigner Mme de La Peltrie et sa dame de compagnie, Charlotte Barré. Mme de La Peltrie était rappelée à Québec par les Jésuites et par ses oeuvres, qui ne pouvaient subsister sans son aide. Elle partit sans trop d’inquiétude, sachant Mlle Mance entourée des femmes distinguées qui venaient d’arriver, Mme d’Ailleboust et sa sœur.
Nos « Français, écrit Dollier de Casson, se lassèrent de se voir tous les jours insultés par les Iroquois ». La colère grondait en eux depuis le massacre de leurs compagnons de travail, l’année précédente. Ils priaient sans cesse M. de Maisonneuve de leur permettre de se mesurer avec ces assassins qui ne cessaient de les guetter, bien cachés dans la forêt. M. de Maisonneuve refusait, les sachant peu familiarisés avec la petite guerre et les trouvant en trop petit nombre pour faire face à 100 ou 200 Iroquois peut-être. On obéissait, mais « nos bouillans françois » finirent par croire que « M. de Maison-neufve, appréhendoit de s’exposer ». Le 30 mars 1644, les dogues, que l’on avait fait venir de France et qui possédaient déjà un flair extraordinaire pour dépister les Iroquois, sous la conduite d’une chienne nommée Pilote, « se mirent à crier et hurler de toutes leurs forces, faisant face du côté où ils ressentaient les ennemis ». Les colons accoururent auprès de M. de Maisonneuve : « M. les ennemis sont dans le bois d’un tel côté, ne les irons-nous jamais voir ? » À quoi le gouverneur répondit brusquement, contre son habitude : « Oui, vous les verrez qu’on se prépare tout à l’heure à marcher, mais qu’on soit aussi brave qu’on le promet, je vais à votre tête. » Une fois entrés dans le bois, les colons, au nombre de 30, aperçurent 200 Iroquois bien placés en diverses embuscades. La lutte s’annonçait inégale : sept contre un ! On fit de son mieux tant que durèrent les munitions. Mais la poudre manquant, il fallut battre en retraite. M. de Maisonneuve dirigea l’expédition avec succès. Il ne s’éloigna que lorsqu’il vit les blessés déjà à distance et sous bonne garde. Mais les colons, une fois sortis du bois, furent saisis de panique et s’enfuirent à toutes jambes vers le fort, laissant M. de Maisonneuve seul et bien loin en arrière. Il fut vite rejoint par un des chefs iroquois sur lequel il fit feu aussitôt. Le coup rata. Alors promptement, tandis que l’Iroquois lui sautait à la gorge, il décharga son second pistolet et l’étendit mort à ses pieds. Sidérés, les Iroquois hésitèrent un moment puis se précipitèrent vers leur chef ; l’un d’eux le chargea sur ses épaules et tous s’enfoncèrent à la hâte dans le bois. M. de Maisonneuve, en pénétrant dans le fort, vit les colons accourir, manifester leur joie de sa victoire, louer sa rare bravoure et jurer qu’à l’avenir ils se garderaient bien d’exposer ainsi sa vie.
À la nouvelle du décès de son père, M. de Maisonneuve partit pour la France, à l’automne de 1645. Il avait confié ses pouvoirs, en quittant Ville-Marie, à Louis d’Ailleboust. Le 9 janvier 1646, nous le voyons faire acte de foi et hommage pour le fief Maisonneuve, dont il était devenu propriétaire. Mais en débarquant à Québec, après un an de séjour en France, il trouve une lettre pressante de M. de La Dauversière le priant de retourner en Europe dans le plus court délai. Des événements le concernant personnellement, d’autres touchant les affaires de Montréal, nécessitaient sa présence en France. M. de Maisonneuve fut donc dans l’impossibilité de visiter les Montréalistes avant de reprendre la mer, car il lui fallait assister, en octobre, aux assemblées de la Communauté des Habitants, fondée en 1645. À cette date, en effet, de grands changements avaient eu lieu concernant la traite des fourrures. La Compagnie des Cent-Associés avait cédé « à la communauté des habitants du Canada [...] la jouissance du commerce des pelleteries, à l’exclusion de la traite de Miscou, du Cap-Breton et de l’Acadie, en se réservant, en outre, les droits féodaux et seigneuriaux perçus dans le pays. En retour, la communauté se chargeait de solder les frais de l’administration, du culte et de la défense de la colonie, de faire passer en Canada vingt colons par an et de payer à la compagnie de la Nouvelle-France un millier de castors annuellement. »
Aux assemblées du conseil de la Communauté des Habitants, les délibérations furent souvent orageuses. Le Journal des Jésuites rapporte que « tous ceux du conseil se firent puissamment augmenter leurs gages & recompenser de leur service ; ce qui apporta une telle confusion que cela fit honte, & M. de Maisonneuve n’ayant point voulu signer, rien ne fut signé de ces gratifications-là. » Le 31 octobre 1646, accompagné de Robert Giffard, M. de Maisonneuve faisait de nouveau voile pour la France.
Si le gouverneur de Montréal, à destination, dut s’occuper de ses intérêts personnels, il s’employa certes tout autant à bien conduire les affaires de Montréal. Il fut beaucoup question, avec M. de La Dauversière et, à l’occasion, avec les autres Associés, de la traite des fourrures et des derniers incidents survenus avant son départ du Canada. M. de La Dauversière approuva la conduite de M. de Maisonneuve.
La nomination du successeur de M. de Montmagny, qu’on désirait rappeler en France, fut discutée devant M. de Maisonneuve. Les Associés lui offrirent cette haute fonction. Il refusa et proposa à sa place Louis d’Ailleboust. Il se garda bien de raconter l’incident de son refus, lorsque, de retour à Montréal, à l’été de 1647, il avertit M. d’Ailleboust qu’il lui fallait se rendre en France, qu’il y serait nommé gouverneur de la Nouvelle-France et reviendrait l’année suivante pourvu de sa commission.
M. de Maisonneuve avait rapporté, en 1647, quelques ordres de la Société de Montréal relatifs à la distribution des terres de son gouvernement. Elle s’imposait maintenant. Le premier concessionnaire, Pierre Gadoys, signait son acte de concession le 4 janvier 1648. Au bas du document, écrit en entier de la main de M. de Maisonneuve, on lit : « Acceptation de ladite concession par devant le notaire Jean de Saint-Père ». « C’est à partir de 1654, déclare B. Sulte, que les concessions se donnent en nombre suffisant pour permettre d’espérer que l’île de Montréal serait enfin habitée d’une manière permanente ». « Tant que M. de Maisonneuve fut gouverneur, nul autre ne concéda que lui et le nombre de ses actes s’élève à 123. Cependant, il est évident qu’il nous en manque quelques uns qui seront retrouvés soit au long, soit en mention dans d’autres pièces. » N’est-il pas à propos de souligner à ce sujet le profond désintéressement des Associés de Montréal qui avaient promis, dès les débuts de Montréal, de ne prendre dans cet immense domaine de 250 000 arpents que la quantité de terre nécessaire à leur vie ? « L’lie de Montréal entière était donc réservée pour la colonisation réelle et de bonne foi », remarque Camille Bertrand. Et il ajoute que « M. de Maisonneuve ne posséda jamais un pied de terrain, bien qu’il fût gouverneur résident durant vingt-trois ans. — Jeanne Mance non plus n’a jamais été propriétaire de biens fonds. C’est en sa qualité de directrice de l’hôpital qu’elle reçut quelques terres pour le soutien des pauvres de l’Hôtel-Dieu ». Seul, mais bien légitimement, puisqu’il s’établissait en 1643 à Montréal, M. d’Ailleboust fit exception.
Comme nous venons de le voir, M. d’Ailleboust avait été nommé, le 2 mars 1648, gouverneur de la Nouvelle-France pour trois années. Il débarqua à Québec le 20 août 1648, emmenant son neveu, un brave officier de carrière, Charles-Joseph d’Ailleboust Des Muceaux. Le nouveau gouverneur s’installait peu après au château Saint-Louis avec sa femme. Sa belle-soeur entrait, vers la même date, chez les Ursulines.
De navrantes nouvelles de Paris parvinrent à Mlle Mance en 1649. D’abord, le père Rapine de Boisvert, récollet qui servait d’intermédiaire entre la « bienfaitrice inconnue » et Mlle Mance, était décédé depuis décembre 1648 ; puis, la Société de Montréal, que la mort du baron de Renty et le départ de quelques autres avaient bouleversée et affaiblie, ne manifestait plus aucune activité ; et surtout, la maladie mortelle dont souffrait M. de La Dauversière, le créateur du mouvement apostolique de Ville-Marie et son âme dirigeante, pouvait mettre fin à l’entreprise entière du Montréal, Ces « trois coups de massue », écrit Dollier de Casson, forcèrent Mlle Mance à s’embarquer immédiatement pour la France. Le péril était vraiment partout dans l’ancienne comme dans la nouvelle France. Peu après le départ de Mlle Mance, on apprit le martyre des pères Jean de Brébeuf et Gabriel Lalemant, Ce fut ensuite l’anéantissement presque total des Hurons, dont de petites bandes arrivaient chaque jour à Ville-Marie pour y trouver refuge. Chacun entrevoyait alors en quel péril mortel allait bientôt se trouver Ville-Marie car, une fois les Hurons vaincus, les Iroquois tourneraient leur furie sur les Montréalistes. Ils juraient déjà de tout détruire en ce petit poste presque, sans défense ; « incessamment, raconte M. Dollier, nous les avions sur les bras, il n’y a pas de mois en cet été où notre livre des morts ne soit marqué en lettre rouge par la main des Iroquois ». Le retour de Mlle Mance, à l’automne de 1650, apporta un peu de réconfort aux assiégés. L’administratrice de l’hôpital avait réussi sa mission. La Société Notre-Dame de Montréal revivrait, grâce à l’appui total de M. Olier qui acceptait de la diriger dorénavant. La détresse des Montréalistes l’avait touché. M. de La Dauversière du reste était guéri et s’activait lui aussi autour de l’œuvre. Puis la « bienfaitrice inconnue » que Jeanne Mance avait visitée souvent restait toujours l’amie munificente des Hospitalières et de Jeanne Mance.
Mais, au printemps de 1651, les attaques des Iroquois devinrent si fréquentes et si violentes que Ville-Marie crut sa fin venue. M. de Maisonneuve obligea tous les Montréalistes à se réfugier au fort. Mlle Mance, avec ses malades, ses blessés et ses pauvres, y vint aussi, réintégrant ses pièces des jours de la fondation. Bientôt, s’écrie M. Dollier, on n’osa plus « aller à quatre pas de sa maison sans avoir son fusil, son épée et son pistolet – Enfin, comme nous diminuions tous les jours [...] nos ennemis s’encourageoient pour leur grand nombre ». M. de Maisonneuve voyait tomber un à un les colons qu’il aimait et se devait de protéger. Peu à peu, sa décision fut prise de faire cesser ce carnage. Mais voici que Jeanne Mance intervint soudain : elle mit à la disposition de Maisonneuve 22 000# données par la bienfaitrice inconnue pour lever une recrue de soldats-ouvriers.
À l’automne de 1651, les Montréalistes virent partir M. de Maisonneuve pour la France. Tout étant considéré, le gouverneur ne pouvait repousser l’offre de la sage administratrice de l’hôpital. En remettant entre les mains de d’Ailleboust Des Muceaux la conduite de Ville-Marie, il prononça ces brèves paroles : « Je tâcherai d’amener 200 hommes [...] pour défendre ce lieu ; que si je n’en ai pas du moins cent, je ne reviendrai point et il faudra tout abandonner, car aussi bien la place ne seroit pas soutenable. »
Le séjour en Europe de M. de Maisonneuve dura deux ans. Tandis qu’à Montréal le major Closse, ses soldats et tous les colons valides opposaient une résistance héroïque à leurs agresseurs, M. de Maisonneuve mettait tout en œuvre, en France, avec l’aide de M. de La Dauversière et l’appui financier des Associés de Montréal, afin de recruter de nombreux défenseurs pour son poste. Mais, tout d’abord, M. de Maisonneuve, avec une finesse diplomatique dont le récit de M. Dollier nous donne un aperçu, voulut plaider la cause de Montréal auprès de la bienfaitrice dont Mlle Mance lui avait révélé le nom. Sans faire soupçonner le moins du monde à Mme Claude de Bullion – c’était son nom – qu’il connaissait les relations existant entre elle et Jeanne Mance, il avait longuement parlé de la détresse de Ville-Marie. La riche grande dame en fut certes impressionnée, car, à peu de temps de là, M. de Maisonneuve reçut des mains du président Guillaume de Lamoignon, cousin des Bullion et peut-être un des Associés de Montréal, une somme de 20 000# qu’une « personne de qualité » offrait à M. de Maisonneuve pour activer le recrutement des colons-soldats de Ville-Marie.
Au printemps de 1653, le rôle d’embarquement put enfin se dresser. Sur les 154 hommes engagés, 120 firent honneur à leur signature et montèrent le 20 juin 1653, à Saint-Nazaire, sur le Saint-Nicolas. Le 22 septembre, après une pénible traversée pendant laquelle plusieurs des nouveaux colons furent victimes d’une contagion, le navire entrait en rade de Québec.
L’accueil fut enthousiaste dans la capitale. Un Te Deum fut chanté à l’église. On se rendit plusieurs semaines plus tard à Ville-Marie, car un bon nombre de colons durent séjourner à l’hôpital, étant à peine guéris des fièvres de la contagion. C’est avec grand soulagement que les Montréalistes reçurent ces soldats venus des diverses provinces de France, principalement du Maine et de l’Anjou. Ces 100 hommes allaient sauver non seulement le Montréal, mais la Nouvelle-France tout entière, car la chute de Ville-Marie aurait infailliblement entraîné la destruction successive des autres postes.
Avec la recrue de 1653 arrivait à Ville-Marie une jeune femme de mérite, la future institutrice des petits Montréalistes et des petites Amérindiennes, Marguerite Bourgeoys. On devait cette fille « de bon esprit », « dont la vertu est un trésor », à la sagacité de M. de Maisonneuve et de sa sœur, mère Louise de Sainte-Marie, du couvent de Troyes. Cette « bonne fille que j’amene, avait déclaré M. de Maisonneuve à Mlle Mance, [...] sera un puissant secours au Montreal, au reste cette fille est encore un fruit de notre Champagne qui semble vouloir donner à ce lieu plus que toutes les autres réunies ensembles ».
Tout changea, se stabilisa enfin à Ville-Marie. Grâce au puissant renfort qui s’y établissait, les colons peu à peu quittèrent le fort et revinrent habiter leurs maisonnettes. Les travaux des champs occupèrent de nombreux travailleurs. Le gouverneur de Montréal profita de la paix momentanée, que signaient en 1655 les Iroquois, pour retourner une quatrième fois en France. Il s’agissait d’obtenir de M. Olier qu’il voulût bien former avec le concours de ses ecclésiastiques le premier clergé paroissial de Montréal. Les Jésuites ne pouvaient que difficilement exercer le ministère à Ville-Marie, car le nombre de leurs religieux suffisait à peine pour remplir les cadres de leurs missions.
M. Olier se rendit à la demande de M. de Maisonneuve. Il désigna aux fins d’un culte paroissial MM. de Queylus [V. Thubières], Souart, Galinier et d’Allet. Quelques heures avant le départ, le 17 mai 1657, à Nantes, les Sulpiciens apprirent la mort (2 avril 1657) de leur fondateur et supérieur, M. Olier.
Jeanne Mance, qui vieillissait et qu’un accident privait des services d’un bras, avait ramené de France, en 1659, les premières hospitalières de Saint-Joseph, les mères Moreau de Brésoles, Macé et Maillet. Elle accomplissait ainsi l’un des voeux les plus chers de M. de La Dauversière qui, du reste, l’y aida de tout son pouvoir.
Un an plus tard, à l’arrivée des vaisseaux, les Montréalistes recevaient la nouvelle du décès de Jérôme Le Royer de La Dauversière, fondateur de Montréal et de la Société Notre-Dame, qui s’était éteint le 6 novembre 1659. La disparition du procureur des Associés de Montréal, qui mourait ruiné, insolvable même, à la suite d’un revers de fortune récent, amena quelques changements. La Société Notre-Dame, dont le nombre des Associés avait peu à peu diminué, se vit dans l’obligation d’abandonner la seigneurie de Montréal. Le 9 mars 1663, les sociétaires survivants signèrent, en présence de Mlle Mance, alors à Paris, et qui leur apportait le consentement de M. de Maisonneuve, un acte de donation au séminaire de Saint-Sulpice.
À Ville-Marie, les Iroquois ayant repris leurs sanglantes embuscades, M. de Maisonneuve créa, le 27 janvier 1663, afin de faire face au danger, la milice de la Sainte-Famille. Elle se composait de 139 colons partagés en 20 escouades. Chaque escouade avait pour chef un caporal élu à la pluralité des voix.
Enfin, toujours en cette même année, la Compagnie des Cent-Associés cessa d’exister. Le 24 février, la dernière assemblée, qui ne comptait que quelques associés, remit la Nouvelle-France à la couronne. Les lettres patentes de réunion au Domaine royal furent publiées le mois suivant. Louis XIV allait diriger, désormais, les destinées du Canada. L’année suivante la Communauté des Habitants (1645–1664), totalement ruinée, disparaissait à son tour.
Le marquis de Tracy [V. Prouville], nommé lieutenant général de la Nouvelle-France, débarquait à Québec le 30 juin 1665 avec quatre compagnies de soldats, venant comme lui des Antilles. Déjà, les 13 et 19 juin précédents, quatre autres compagnies arrivaient de France et préludaient à l’envoi du célèbre régiment de Carignan-Salières, formé de 20 compagnies comprenant en tout un millier de combattants. Le roi avait résolu de mettre un terme aux incursions iroquoises.
Le salut du Canada était donc assuré tôt ou tard et les habitants, si durement éprouvés depuis des années par la guerre iroquoise, ne pouvaient que s’en réjouir. Mais à Ville-Marie, en septembre 1665, une pénible nouvelle abattait les courages et atteignait en plein cœur les Montréalistes. M. de Maisonneuve, leur bon gouverneur, ce juge intègre de tous leurs différends, venait de recevoir de Tracy l’ordre de retourner en France pour un congé indéfini. Fut-il étonné de recevoir un pareil ordre, lui qui comptait pourtant 24 années de services héroïques ? Il ne le fut certes pas autant que nous le croyons. Depuis quelques années, il n’avait point joui de la faveur des gouverneurs généraux. M. de Saffray de Mézy, surtout, s’était montré d’une intolérance et d’une morgue vraiment regrettables. Il faut lire les récits de sœur Morin, dont l’indignation est à peine voilée, pour s’en convaincre. Âme supérieure, M. de Maisonneuve supporta tout avec une dignité admirable.
Il partit à l’automne de 1665, emportant les regrets de son fidèle petit peuple. Il s’en alla vivre à Paris, retiré, humble, discret toujours. Le souvenir de l’œuvre accomplie à Ville-Marie garda son âme sereine et confiante jusqu’à la fin. Il s’éteignait 11 ans plus tard, ayant à son chevet son jeune ami, Philippe de Turmenys, et son dévoué serviteur Louis Fin (non Frin). Ses funérailles eurent lieu à l’église des pères de la Doctrine chrétienne, non loin de l’abbaye Saint-Étienne-du-Mont, dans laquelle il fut également inhumé.
Sans la constante activité de Jérôme de La Dauversière en France et de Paul de Chomedey de Maisonneuve au Canada, la Société Notre-Dame de Montréal aurait succombé sous le poids de difficultés et d’épreuves sans nombre. Il fallait ces chefs tenaces, ces âmes dont on devinait la sainteté, pour maintenir pendant un quart de siècle le petit poste de Montréal, isolé du reste de la colonie.
Un monument fut élevé en 1895, à la place d’Armes, à Montréal, en mémoire de M. de Maisonneuve. Il est l’œuvre du sculpteur canadien Louis-Philippe Hébert*. Un modèle fictif a servi pour représenter Paul de Chomedey de Maisonneuve, car il n’existe aucun portrait authentique du premier gouverneur de Montréal.
L’ouvrage fondamental sur la personne et l’œuvre du premier gouverneur de Montréal reste encore à écrire. Les biographies publiées jusqu’à ce jour sont des ouvrages de vulgarisation ; quelques-unes constituent des vies trop romancées. L’appareil critique en est absent. Sans vouloir présenter une bibliographie exhaustive, mentionnons les quelques ouvrages suivants :
AHDM, Marie Morin, Histoire simple et véritable de l’établissement des Religieuses Hospitalières de Saint-Joseph en l’Ile de Montréal, dite à présent Ville-Marie, en Canada, de l’année 1659 [...].— AM, Col., C11A, 1, f.233, Articles accordez entre les Directeurs associez en la Compagnie de la Nouvelle-France et les habitants du dit pays, 6 mars 1645 ; reproduit dans Gustave Lanctot, Réalisations françaises de Cartier à Montcalm (Montréal, 1951), 57.— Archives de l’Aube, Registre de catholicité de Neuville-sur-Vanne, Acte de baptême, 1612.— ANDQ, Registre des baptêmes de Sillery.— Dollier de Casson, Histoire du Montréal.— JR (Thwaites).— Inédits sur le fondateur de Villemarie : maintenue de noblesse, 1600, éd. A.-Léo. Leymarie, NF, I (1925–26) : 20–23.— Massicotte, Répertoire.— Morin, Annales (Fauteux et al.).— [Jean-Jacques Olier( ?)], Les véritables motifs de Messieurs et Dames de la Société de Notre-Dame de Montréal pour la conversion des sauvages de la Nouvelle-France, éd. H.-A. Verreau (« MSHM », IX, 1880).— Ordonnances de Mr. Paul de Chomedey, sieur de Maisonneuve, premier gouverneur de Montréal, dans Mémoires et documents relatifs à l’histoire du Canada (« MSHM », III, 1860), 123–144.— E. R. Adair, France and the beginnings of New France, CHR, XXV (1944) : 246–278.— W. H. Atherton, Montréal, 1535–1914 (3 vol., Montréal, Vancouver, Chicago, 1914).— Camille Bertrand, Monsieur de La Dauversière, fondateur de Montréal et des religieuses hospitalières de Saint-Joseph 1597–1659 (Montréal, 1947), 64.— Daveluy, Bibliographie, RHAF, VII (1953) : 457–461, 586–592 et passim ; Jeanne Mance, 1602–1673, suivie d’un Essai généalogique sur les Mance et les De Mance par M. Jacques Laurent (2e édit., Montréal et Paris, [1962]).— Faillon, Histoire de la colonie française.— Robert Le Blant, Documents inédits : Les derniers jours de Maisonneuve et Philippe de Turmenyes, 14 avril 1666 – 9 septembre 1676 – 3 août 1699, RHAF, XIII (1959–60) : 262–280.— A.-Léo. Leymarie, Le Fondateur de Montréal, Paul de Chomedey, sieur de Neufville, de Bourg-de-Partie, de Saint Chéron et de Maisonneuve (1672–1676), NF, II (1926–27) : 207–211 ; Louise de Chomedey et les débuts de la congrégation de Notre-Dame à Ville-Marie, NF, II (1926–27) : 28–32.— É.-Z. Massicotte, Les premières concessions de terre à Montréal, sous M. de Maisonneuve 1648–1665, MSRC, VIII (1914), sect. i : 215–229 ; Memento historique de Montréal, 1636–1760, MSRC, XXVII (1933), sect. i :111–131 ; Notes et documents nouveaux sur le fondateur de Montréal, BRH, XXII (1916) : 139–150 ; Pierre Gadois, premier concessionnaire de terre à Montréal, BRH, XXIX (1932) : 36s.— Mondoux, L’Hôtel-Dieu de Montréal.— Émile Salone, La Colonisation de la Nouvelle-France : étude sur les origines de la nation canadienne-française (Paris, 1906).
Marie-Claire Daveluy, « CHOMEDEY DE MAISONNEUVE, PAUL DE », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 1, Université Laval/University of Toronto, 2003– , consulté le 1 déc. 2024, http://www.biographi.ca/fr/bio/chomedey_de_maisonneuve_paul_de_1F.html.
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Auteur de l'article: | Marie-Claire Daveluy |
Titre de l'article: | CHOMEDEY DE MAISONNEUVE, PAUL DE |
Titre de la publication: | Dictionnaire biographique du Canada, vol. 1 |
Éditeur: | Université Laval/University of Toronto |
Année de la publication: | 1966 |
Année de la révision: | 2013 |
Date de consultation: | 1 décembre 2024 |