La Nouvelle-France, 1524—1713
 

Ce qui étonne le plus, lorsqu’on étudie les deux premiers siècles de la Nouvelle-France, c’est que cette colonie, si lente à se fixer et à s’établir, en vienne tout d’un coup à s’étendre sur près de trois quarts du continent nord-américain.

De tous les pays à façade atlantique, la France est, à la fin du xve siècle, le plus riche et le plus puissant : elle devrait, dans les conditions normales, prendre les devants dans la découverte et l’occupation du Nouveau Monde. Au contraire, ce sont de petits pays, l’Espagne et le Portugal, qui connaissent une expansion coloniale de telle envergure qu’ils se partagent bientôt, du pôle Nord au pôle Sud, les territoires non occupés par les princes chrétiens. Axée sur la Méditerranée et intéressée bien plus à l’Italie qu’au Nouveau Monde, la France ne participe qu’en 1524 à la course atlantique, et encore est-ce seulement pour chercher ce que l’Espagne cherche déjà depuis un quart de siècle : une route maritime qui conduise tout droit en Asie. Les « heureux rivages du Cathay » demeurent inaccessibles à Verrazzano, mais il découvre en 1524 le littoral qui unit la Floride au Cap-Breton, mettant ainsi à la disposition de François Ier un empire américain aussi vaste que celui de Charles Quint. La Nouvelle-France entre dans l’histoire.

Or, François Ier tient d’abord à découvrir un passage au travers de la barrière continentale contre laquelle a buté Verrazzano : au delà de l’Amérique, c’est l’Asie qui le fascine. En 1534, Cartier trouve, derrière Terre-Neuve, une mer dont il est le premier à cartographier les côtes, et il entre en relations avec des indigènes venus de l’intérieur du pays. L’année suivante, il découvre (et c’est là son plus beau titre à la gloire) un des grands fleuves du monde, la rivière de Canada (appelée 100 ans plus tard fleuve Saint-Laurent), qui deviendra l’axe essentiel de l’empire français d’Amérique. Ce n’est qu’en 1541, toutefois, que la France se lance en Amérique, dans une entreprise coloniale. Dirigée par Jean-François de La Rocque de Roberval et par Cartier, fixée sur la grande route d’eau qui doit déboucher sur un Saguenay fabuleux, la colonie projetée semble promise à un destin prestigieux : l’Amérique du Nord s’annonce aussi riche que le Pérou. L’entreprise échoue en 1543 : Roberval, préoccupé d’abord de ses possessions européennes, n’a aucune expérience de l’Amérique ; quant à Cartier, bon navigateur mais pas nécessairement bon colonisateur, persuadé qu’il a trouvé de l’or et des diamants, il fausse compagnie à son chef. De plus, le climat rigoureux du Saint-Laurent est de ces obstacles dont on ne vient à bout qu’après une génération ou deux. La France se retire du Saint-Laurent pour un demi-siècle.

Mais elle ne se retire pas de l’Amérique et n’abandonne pas sa politique de colonisation ; durant des années, cette politique restera liée au problème protestant. L’effort le plus ample et le plus persistant de la colonisation française dans l’Amérique du xvie siècle a été accompli en fonction du protestantisme. Une Nouvelle-France est devenue nécessaire surtout pour que les huguenots, persécutés chez eux, puissent à leur aise y établir une société selon leur réforme religieuse. Cette formule qui, pour une bonne part, fera l’étonnant succès de l’Angleterre au xviie siècle, ne réussit pas à la France du xvie. Certes, l’échec d’une Nouvelle-France au Brésil et en Floride tient à des causes immédiates (empiétement manifeste sur les empires portugais et espagnol, course aux trésors plutôt que culture et consolidation), mais il y a surtout l’échec du protestantisme en France : selon que Coligny triomphe ou décline, l’œuvre coloniale protestante connaît des hauts et des bas. La Saint-Barthélemy met fin à la carrière du chef protestant et, en même temps, aux vastes projets d’une colonisation française en ce xvie siècle.

Après l’échec de Coligny, la colonisation cesse, pour longtemps, d’être l’affaire immédiate de l’État qui, du reste, se décompose : l’œuvre coloniale ne peut plus qu’être le fait des particuliers. Ce phénomène, cependant, se produit pour eux dans une heureuse conjoncture : la fourrure américaine, que les morutiers de Terre-Neuve n’ont jusque-là rapportée que par surcroît, devient, par son abondance et sa qualité, la fin première des voyages atlantiques. L’État n’a plus à susciter l’exploitation de l’Amérique : les marchands sont intéressés à prendre l’initiative. Une nouvelle formule de colonisation apparaît donc qui consiste à assurer un monopole exclusif à une entreprise commerciale qui, en retour, prendra la colonisation à sa charge. De ces marchands, on essaiera de faire des colonisateurs. Mais des obstacles surgissent, à partir de 1588, qui vont retarder jusqu’au xviie siècle l’établissement d’une Nouvelle-France : d’une part, les titulaires d’un monopole ne seront guère portés à la colonisation, toujours extrêmement coûteuse ; d’autre part, les marchands qu’on aura exclus du privilège interviendront, au nom de la liberté du commerce, pour faire annuler le monopole ou, à tout le moins, le restreindre de telle sorte que la marge trop faible des profits rendra impossible toute colonisation.

Les efforts sérieux ne manquent pas, mais les moyens font défaut. On croit résoudre le problème en choisissant de nouveaux sites : en 1597, Troilus de La Roche de Mesgouez opte pour l’île de Sable, d’où il espère surveiller l’entrée du golfe Saint-Laurent ; il ravitaille sa colonie chaque année, sauf en 1602, mais lorsqu’il y envoie du secours en 1603, on est en présence d’un désastre. En 1600, Pierre Chauvin de Tonnetuit s’installe à Tadoussac, point d’arrivée des fourrures laurentiennes. Le premier hivernement (désastreux comme tous les premiers hivernements en Amérique du Nord) décourage les bonnes volontés, et Tadoussac demeure un comptoir d’été ; quant à la compagnie du sieur Aymar de Chaste, l’on pressent, en 1603, à lire la relation de Champlain, qu’elle préférera l’Acadie aux rives du Saint-Laurent. En changeant d’emplacement, les fondateurs ne font que modifier le problème sans le résoudre. L’Angleterre, elle aussi, croit se faciliter la tâche en déménageant ses colonies ; Terre-Neuve, les baies de Plymouth, du Rhode Island, de Chesapeake, le cap Hatteras, autant d’endroits à des latitudes bien différentes où, pendant un quart de siècle, elle essaie en vain de prendre pied.

À la fin de 1603, il n’y a encore en Amérique ni Nouvelle-Angleterre ni Nouvelle-France. Les objectifs (évangélisation et civilisation) qu’affiche la France ne sont toujours pas atteints. Le mode de vie des indigènes n’est pas transformé en celui des Français, et l’influence spirituelle de la France semble nulle jusqu’ici. Malgré les éblouissantes déclarations religieuses de 1540, la France n’a pas encore baptisé un seul indigène sur le sol de l’Amérique du Nord ; aucun missionnaire n’y a été à l’œuvre.

Le travail de ces 80 années ne demeure pas une perte totale : la France a appris à connaître le continent ; elle y a semé une toponymie, et c’est un peu une prise de possession ; les quatre hivernements laurentiens sont une expérience précieuse ; la France a établi avec les indigènes des relations solides et fait pénétrer ses produits jusqu’au cœur du continent. Il semble de plus en plus que le nord-est de l’Amérique va devenir le lot de la France. Après toutes ces tentatives, un problème se pose : ce que la France va enfin installer, sera-ce une colonie ou un simple comptoir de traite ? À la suite du nouvel inventaire que font François Gravé Du Pont et Samuel de Champlain en 1603, surgit une autre question : la France va-t-elle opter pour le Saint-Laurent ou pour l’Acadie ?

Elle préfère l’Acadie. C’est de ce côté que l’on cherche un lieu qui réunisse les conditions idéales de colonisation : proximité de la mer, voisinage d’indigènes dociles, abondance des mines, fertilité du sol, douceur du climat, accès possible à la mer de l’Ouest. Le protestant Du Gua de Monts obtient, avec le monopole du commerce, la vice-royauté d’un pays qui s’étend jusqu’au 40e degré ; en 1604, il choisit l’île Sainte-Croix comme pied-à-terre, puis Port-Royal (Annapolis Royal, N.-É.), en attendant de trouver l’endroit précis qui réunisse les conditions idéales. On cherche pendant trois ans et on cherchera encore en 1607 lorsque arrivera la nouvelle de la révocation du monopole. À l’automne de 1607, la colonie française d’Acadie rentre en France, laissant des ruines à Sainte-Croix, des bâtiments abandonnés à Port-Royal, cependant que, tout près de là, à l’embouchure de la Kennebec, une colonie anglaise entreprend un premier hivernement et que, dans ces régions du Sud où Pierre Du Gua de Monts et Jean de Biencourt de Poutrincourt auraient voulu trouver le lieu idéal de colonisation, la Virginie anglaise commence à Jamestown une histoire qui ne connaîtra plus d’interruption.

Le séjour des Français en Acadie, de 1604 à 1607, permet d’accomplir dans la connaissance géographique de cette partie de l’Amérique un immense progrès : une longue bande du littoral, depuis le Cap-Breton jusqu’à Cape Cod (cap Blanc), entre dans la cartographie pour n’y plus subir que de minimes corrections ; et une abondante toponymie française couvre ce littoral. On a, de plus, établi avec les indigènes des relations étroites qui ne se relâcheront pas. On connaît désormais les trois grandes familles qui occupent le pays, de l’Acadie au cap Anne : les Micmacs ou Souriquois, dont l’habitat couvre l’Acadie, le Cap-Breton et la Gaspésie ; les Etchemins, appelés aussi Malécites ou Penobscots, qui s’étendent de la rivière Saint-Jean à la rivière Penobscot ; et les Armouchiquois, que l’on rencontre de la rivière Penobscot à la rivière Chouacouët (Saco). Enfin, les Français disposent d’une terre fertile de mines et de fourrures. Lescarbot proposera avec enthousiasme que la France y déverse le surplus de sa population. L’expérience acadienne demeure précieuse. Elle va contribuer à l’établissement d’une Nouvelle-France ; mais, pour le moment, en cet automne de 1607, on enregistre une fois de plus un échec.

De Monts, cependant, surmonte l’orage qui emporte sa colonie acadienne, mais, sur les conseils de ce même Champlain qui a tant fait de propagande pour l’Acadie, il se tourne vers une autre région, le fleuve Saint-Laurent. Puisqu’aucun lieu ne réunit les conditions idéales de colonisation (celles, en tout cas, que cherche de Monts), autant opter pour un fleuve qui laisse espérer un accès à la mer d’Asie, où les terres paraissent fertiles et où les indigènes ont un comportement amical ; où surtout il sera peut-être plus facile de protéger son commerce. Champlain remonte donc le Saint-Laurent en 1608 et, à un resserrement qui s’appelle Québec, il établit une maison de la compagnie. La France revient où elle a commencé en 1535 ; cette fois, l’établissement sera définitif.

Certes, Québec ne demeure pendant plusieurs années qu’un entrepôt à fourrures autour duquel gravitent les employés de la traite et les indigènes, entrepôt que 140 milles séparent de sa base maritime, Tadoussac. Jusqu’en 1615, Québec ne consiste à vrai dire qu’en une « habitation » et en un magasin de traite ; la colonie vit exclusivement sous le signe du commerce. Puis, grâce à Champlain, des récollets s’amènent, les premiers missionnaires dûment identifiés de la vallée du Saint-Laurent : ils construisent une chapelle et un couvent ; ils entreprennent l’évangélisation des indigènes. La façade strictement commerciale de Québec se transforme. Quand Louis Hébert s’installe à demeure, premier immigrant à se fixer sur le Saint-Laurent, et quand les Jésuites viennent en 1625 donner un nouvel élan à la vie religieuse, la colonie française se met à vivre au rythme d’un pays civilisé.

Frêle existence, toutefois, que la sienne ! Elle ne pouvait toujours se maintenir que par une compagnie de commerce, mais à laquelle il fallait un monopole exclusif ; les marchands de France s’opposaient obstinément à la formation d’un monopole et, quand il était constitué, la compagnie demeurait impuissante à protéger ses intérêts. C’était, dès le « petit printemps », la course au-devant des indigènes traiteurs, qu’on dégoûtait d’ailleurs rapidement par les mêmes procédés odieux que certains Français avaient pratiqués en Acadie. Pour la plupart des commerçants, la vallée du Saint-Laurent n’était qu’une source d’approvisionnement pelletier ; il n’était pas question pour eux d’y faire œuvre permanente.

Or Champlain, peu à peu, devenait colonisateur : ses explorations de 1609 et de 1613, son hivernement en Huronie en 1615–1616 et le spectacle des autres colonies européennes l’ont convaincu des riches possibilités d’un immense empire ; au lieu d’un entrepôt que l’on viendrait vider au printemps sans plus se soucier du pays, Champlain voudrait faire de Québec le centre d’un Nouveau Monde français. Tour à tour, les compagnies qui l’emploient se rebiffent ; elles refusent d’établir des colons, parce qu’elles savent bien que ces colons deviendront une menace pour la traite ; elles tentent même de jeter Champlain par-dessus bord. Mais Champlain s’assure protection en haut lieu, et s’élève peu à peu en dignité : le représentant d’une compagnie de traite devient bientôt le représentant de l’autorité du vice-roi puis de l’autorité royale. À mesure qu’il s’élève, il maintient contre mer et monde son programme colonisateur.

Ce programme, il l’explique longuement en 1618 dans ses mémoires au roi et à la Chambre du Commerce : établir une colonie complètement structurée, dont on exploitera, non plus seulement la fourrure, mais toutes les ressources abondantes et variées ; aux profits qu’elle rapportera s’ajouteront les douanes, puisque (et l’on a alors toutes les raisons de l’espérer) Québec deviendra le port inévitable sur la route d’Asie. Programme aux vastes dimensions, qui n’aura plus son pareil que sous Talon.

L’entêtement de Champlain à maintenir le poste de Québec pour en faire, au lieu d’un simple comptoir, une colonie de commerce reçoit enfin de France une heureuse sanction : Richelieu veut élever un empire en Amérique, à l’instar de l’Angleterre et de la Hollande. On commence vraiment à pied d’œuvre : en Acadie, les Français, que les Virginiens ont dispersés en 1613, ne sont reparus qu’en nombre tout à fait négligeable ; la colonie de Québec, après 20 ans d’existence, ne compte encore qu’environ 70 personnes : une seule famille y est fixée à demeure et la terre n’y a pas encore été ouverte par la charrue.

Pour renverser cette situation, ridicule en regard de ce que les Anglais et les Hollandais accomplissaient en Amérique, Richelieu fonda en 1627 une compagnie de grande envergure, à laquelle il donna une assiette financière qu’on estimait alors très solide. Groupant des personnages importants (dont Richelieu lui-même et Champlain) et des bourgeois qui devaient chacun verser 3 000#, la Compagnie des Cent-Associés, bâtie à l’exemple des grandes compagnies anglaises ou hollandaises, semblait réunir les garanties du succès en vue de trois objectifs fondamentaux : peupler le pays de naturels français, exploiter le commerce de l’Amérique, amener les indigènes à la religion chrétienne et à la vie civile. Pour y parvenir, on arrêta des mesures précises : en 15 ans, la compagnie devait établir 4 000 colons (dont 200 à 300 dès 1628), tous catholiques ; afin d’encourager le recrutement des ouvriers, on leur promit, après une simple résidence de six ans, cette maîtrise qu’en France il était si difficile de conquérir ; les nobles et les ecclésiastiques auraient le droit, sans déroger, de se livrer au commerce ; quant aux indigènes, pour faciliter leur accession à la vie civile, il leur suffirait de recevoir le baptême pour jouir des mêmes privilèges que les naturels français. La compagnie avait des charges très considérables à supporter, mais elle recevait une seigneurie immense : toute l’Amérique du Nord, depuis la Floride jusqu’au pôle ; on lui assurait à perpétuité le monopole des fourrures et, durant 15 ans, le monopole de tout commerce ; de plus elle n’aurait point d’impôts à payer pour entrer en France les marchandises qu’elle ferait fabriquer dans la colonie. Jamais aussi puissante compagnie de commerce n’avait jusque-là pris en main le destin de la Nouvelle-France ; le succès de l’entreprise ne pouvait plus être mis en doute et, dès 1628, au coût de 400 000# la compagnie embarquait un contingent de 400 immigrants.

Or, l’état de guerre existait depuis un an entre la France et l’Angleterre. Au service d’une compagnie anglaise qui revendiquait l’Acadie et le Saint-Laurent, les Kirke capturèrent le premier envoi des Cent-Associés, puis empêchèrent tout secours de parvenir à Québec. En 1629, Champlain capitulait et rentrait en Europe avec tous les missionnaires et son monde, à l’exception de la famille Couillard et de quelques interprètes. La capitulation, il est vrai, survenait à un moment où la paix internationale était rétablie, mais il fallut trois longues années de négociations avant que le pays ne redevînt possession française.

Les événements ont rompu l’élan enthousiaste de la Compagnie des Cent-Associés : elle a perdu en 1628 un premier convoi ; les fourrures du Saint-Laurent enrichissent les Anglais jusqu’en 1632 ; puis, la compagnie doit en laisser la traite aux de Caën jusqu’en 1632, tout en soutenant contre eux un procès sans fin. Après ces premiers échecs dont elle ne pourra plus se relever, on peut dire que la compagnie ne commence son œuvre qu’en 1633. Elle envoie des colons, mais le recrutement de cette époque est bien plus le travail des communautés religieuses ou de certains seigneurs entreprenants, comme Robert Giffard. En fait, le rôle de la compagnie des Cent-Associés prend fin dès 1645 : après avoir dépensé plus de 1 000 000# et à un moment où elle va toucher de grands bénéfices, elle est contrainte de céder l’exploration du pays laurentien à une compagnie subalterne, la Communauté des Habitants.

Cette compagnie marque un fait nouveau : pour la première fois, des Français établis au Canada vont tenter, à leurs profits, de diriger l’exploitation du Saint-Laurent. Souche de nos grands propriétaires terriens et de ces bourgeois qui seront nos grands entrepreneurs de traite sous le Régime français, ces hommes d’affaires vont, à partir de 1645, animer la vie commerciale de la Nouvelle-France et jouer dans l’administration de la colonie un rôle de premier plan. Heureuse dans ses débuts, la Communauté des Habitants va rapidement décliner, parce que la guerre paralyse le marché de la fourrure. Elle finira par ne plus verser ses redevances aux Cent-Associés ; elle négligera ses devoirs de peuplement et de défense ; les dissensions, le favoritisme et les intrigues vont jeter le pays dans le désarroi. Quoi qu’il en soit, dans cette période qui s’étend de 1633 à 1663, la Communauté des Habitants est la seule fondation profane de quelque importance.

Car les grandes œuvres de cette période sont celles de l’Église. D’elle viennent ces fondations remarquables qui vont orienter le destin de la Nouvelle-France. C’est la période qu’on a, à raison, appelée mystique ; c’est à cause de ces fondations que la Nouvelle-France porte alors l’étiquette de colonie-mission, car elle est une colonie qui, par l’influence prédominante de l’Église, semble exister bien plus pour des fins religieuses que pour le profane.

La série de ces fondations débute par l’établissement à Québec en 1635 d’un collège des Jésuites, « pour instruire les enfants des familles qui se vont toujours multipliant ». Ce sera jusqu’à la conquête l’unique collège de la Nouvelle-France. L’éducation des jeunes gens, la préparation aux tâches professionnelles se trouvent dès lors assurées, dans un contexte de formation religieuse. Il y a aussi les indigènes que l’on veut, pour les mieux confirmer dans la religion, civiliser selon la conception européenne, c’est-à-dire les fixer à demeure et les habituer à vivre à la façon des Français : ce problème est dès les débuts une préoccupation des missionnaires. On rêve donc d’établir les indigènes, dans des terres qu’ils seront peu à peu amenés à cultiver. C’est l’objet en 1637 de la réserve de Sillery où, à grands frais, on fait du défrichement et bâtit des maisons pour que les indigènes trouvent tout préparé à leur arrivée. Pour la première fois en Amérique du Nord, on tente de franciser des indigènes, en les transformant d’abord de nomades en sédentaires, puis en cultivateurs européens. L’entreprise de Sillery se soldera, après un demi-siècle, par un échec total. Il faudra ensuite se contenter de regrouper les Hurons à Lorette où, sans devenir agriculteurs, ils mèneront une vie sédentaire à l’entrée de la grande forêt.

Comme les Jésuites qui se sont chargés de l’éducation des garçons, tout en essayant de franciser les indigènes, les religieuses ursulines viennent en 1639 prendre charge de l’éducation des jeunes filles et, aussi, tenter de franciser les Amérindiennes en les soumettant au même régime que les petites Françaises. La deuxième partie de ce programme sera moins heureuse que la première, car, selon Marie de l’Incarnation [V. Guyart], un Français devient plutôt Amérindien qu’un Amérindien ne devient Français… En compagnie des Ursulines sont débarquées des religieuses hospitalières, venues se consacrer à l’œuvre d’un Hôtel-Dieu. Du même coup, grâce à l’Église, l’éducation et l’hospitalisation se trouvent mises en place : les besoins essentiels de la société sont comblés.

Dans le temps même que les Ursulines et les Hospitalières commençaient une œuvre qui allait toujours se maintenir, une autre fondation religieuse apparaissait, qui allait connaître un avenir étonnant : Ville-Marie. Depuis au moins 1611, on projetait un établissement au saut Saint-Louis (rapides de Lachine), non seulement pour servir d’étape dans la pénétration du continent, mais aussi (puisque le saut bloquait nécessairement la navigation) pour y établir un lieu permanent de rencontre entre Français et indigènes traiteurs. Les faibles ressources de la colonie, les incursions iroquoises toujours si faciles en un point aussi avancé, de même que l’opposition des Québécois qui prévoyaient exactement qu’une fondation au saut finirait par accaparer toute la traite des fourrures, tout cela rendait le projet irréalisable. C’est un fonctionnaire de La Flèche, le percepteur d’impôts Jérôme Le Royer de La Dauversière, qui conçut dès 1631 d’établir à Montréal une sorte de cité mystique. Invraisemblable à première vue tant pour son caractère que pour les obstacles à surmonter, ce projet fut marqué à chaque étape de phénomènes religieux et il aboutit. Formée de mystiques, la Société de Notre-Dame de Montréal fonda Ville-Marie en 1642, afin d’y « travailler purement à procurer la gloire de Dieu et le salut des sauvages ». En 1657, les Sulpiciens y vinrent prendre la direction spirituelle et, en 1668, l’enseignement des « petites écoles » ; l’année suivante, Marguerite Bourgeoys y organisa une congrégation de femmes qui se donnèrent à l’éducation des jeunes filles. En 1659, Jeanne Mance, qui depuis 1642 y desservait un hôpital, amena des hospitalières pour ouvrir l’Hôtel-Dieu. Ainsi, comme à Québec, les besoins essentiels de la société montréalaise, éducation et hospitalisation, étaient pourvus par les œuvres de l’Église. Mais surtout, grâce à l’action d’un groupe de mystiques, naissait un poste, le plus avancé de la colonie laurentienne, qui allait rapidement devenir aussi important que la capitale même.

Enfin, cette colonie reçoit le couronnement de son organisation religieuse par l’arrivée en 1659 d’un vicaire apostolique, François de Laval*. Jusque-là, au point de vue religieux, la Nouvelle-France a dépendu immédiatement du supérieur des missionnaires jésuites, elle a été véritablement un pays de missions ; quant à sa direction européenne, elle a soulevé des problèmes délicats de juridiction que va régler l’établissement d’un vicariat apostolique. La vie de l’Église reçoit un nouvel essor. Non seulement la vie matérielle, mais surtout la vie spirituelle, car nous sommes ici en pleine période mystique. C’est l’époque où la colonie groupe, par un concours de circonstances, des ascètes qui empreignent la société de leur mysticisme : à Québec, Mgr de Laval, Marie de l’Incarnation, Catherine de Saint-Augustin [V. Simon] ; à Montréal, Jeanne Mance, Marguerite Bourgeoys ; dans la Huronie où ils travaillent et trouveront le martyre : le jésuite Gabriel Lalemant et son confrère, figure exceptionnelle par sa grandeur morale et par ses travaux, Jean de Brébeuf. Les grandes œuvres de ce temps, répétons-le, sont celles de l’Église, les grandes figures de ce temps sont, non pas des militaires ou des colonisateurs, mais des mystiques ; ils marquent l’apogée d’une vie religieuse incomparable et, à mesure qu’ils vont disparaître, va décroître cette période mystique.

Or pendant que la colonie connaît sa plus haute manifestation de mysticisme, elle vit les heures les plus douloureuses de son histoire. Garneau a reproché à la Nouvelle-France de s’être consacrée à bâtir des monastères alors que la Nouvelle-Angleterre se construisait des navires pour commercer avec toutes les nations. Mais il ne faut pas rendre l’Église responsable de la faiblesse matérielle de l’État en regard d’une vie religieuse florissante. L’Église dispose alors de ressources et de dynamisme et elle joue pleinement son rôle ; ce n’est pas à cause de l’Église que l’État ne parvient pas à ses fins, dont celle de protéger la population contre les Iroquois.

Depuis 1609, la colonie subit une guerre plus ou moins constante. En 1645, on a cru conclure avec les Iroquois une paix de longue durée, mais la guerre a aussitôt repris avec plus de violence qu’auparavant. Tout l’effort des Iroquois est d’abord porté contre la Huronie. Installés juste au nord de l’Iroquoisie, les Hurons sont devenus, au bénéfice des Français, les principaux fournisseurs de fourrures ; par leur contrôle des chasses du Nord, ils constituent un obstacle capital pour les Iroquois, fournisseurs des Hollandais : sans la Huronie, l’Iroquoisie devient à même de contrôler les grands territoires de chasse et d’obtenir des Français ou des Hollandais les conditions les plus avantageuses. Il faut d’abord faire disparaître les Hurons. Ceux-ci, déjà décimés par les maladies des Blancs, brûlés par l’eau-de-vie et habitués à se reposer sur l’assistance militaire des Français, ne constituent déjà plus qu’un groupe ethnique décadent. Les Iroquois vont rapidement l’annihiler. En 1648, ils détruisent la bourgade Saint-Joseph (Téanaostaiaé) et y font périr 700 personnes ; au printemps de 1649, la bourgade Saint-Ignace (Taenhatentaron) disparaît à son tour avec 400 personnes ; l’automne suivant, les Iroquois se portent contre la bourgade Saint-Jean-Baptiste (Cahiagué) et y massacrent quelque 500 familles. Les Hurons qui survivent essaient de se regrouper dans l’île Saint-Joseph (Christian Island), mais la maladie et la famine achèvent de les abattre. Ceux qui restent viennent se réfugier jusque dans l’île d’Orléans, à l’est de Québec. Passant sous le nez du gouverneur, les Iroquois les atteignent jusque dans ce lointain asile. Les derniers survivants de la nation huronne viendront enfin se mettre sous la protection immédiate du fort Saint-Louis, dans un fortin de la haute ville de Québec.

La Huronie n’était plus : il avait suffi d’une couple d’années pour la faire disparaître. Les Iroquois pouvaient désormais contrôler l’approvisionnement en fourrures et, au besoin, faire porter tous leurs coups contre la colonie française. Les colons subirent alors une guerre incessante de surprises et d’embuscades ; ceux qui sortaient des enclos risquaient leur vie ; chacun des trois établissements (Québec, Trois-Rivières et Ville-Marie) vivait replié sur lui-même, en alerte perpétuelle. Par son combat au Long-Sault, Dollard Des Ormeaux, en 1660, sauva le pays d’une invasion générale qu’il n’avait toutefois pas prévue, mais les incursions iroquoises reprirent dès 1661, avec un acharnement jusque-là inégalé.

Les pertes en effectifs humains, qu’on n’a jamais su estimer, étaient élevées : une nation alliée, qui jouait un rôle essentiel dans la traite, avait disparu et, avec elle, de grands missionnaires qui avaient appris à connaître à fond la mentalité et le pays des indigènes ; de nombreux Canadiens, chefs de famille, avaient été tués. Privée d’une protection efficace, la colonisation se limitait aux environs immédiats des lieux fortifiés ; la culture des campagnes était nulle. L’administration civile était paralysée par des querelles intestines. Si prospère en 1645 quand la Communauté des Habitants l’avait pris en main, le commerce des fourrures était tombé à zéro ; vers 1660, les marchands parlaient d’abandonner le pays, ce qui amènerait, selon Marie de l’Incarnation, le départ général des quelque 2 000 habitants.

En Acadie, la situation coloniale ne valait plus rien. En 1632, Razilly avait entrepris de remettre sur pied la colonie acadienne et lui avait donné comme capitale La Hève (près de Bridgewater, N.-É.). Quand il mourut en 1635, La Hève fut abandonnée pour Port-Royal et la guerre civile éclata bientôt entre Charles de Menou d’Aulnay et Charles de Saint-Étienne de La Tour, pour se continuer entre ce dernier et Emmanuel Le Borgne ; elle durait toujours lorsque, en 1654, les Anglais commencèrent à occuper rapidement l’Acadie. De la colonie française, il ne restait plus que l’établissement de Nicolas Denys au Cap-Breton ; la péninsule acadienne était devenue possession anglaise.

Il n’y avait plus qu’à tout laisser tomber ou fonder une deuxième fois la Nouvelle-France. Le gouverneur Pierre Dubois Davaugour pria le roi d’intervenir personnellement dans les affaires de la colonie ; Mgr de Laval et Pierre Boucher* se rendirent en France plaider la cause du pays et proposer les moyens de le rétablir. Après avoir reçu le rapport d’un enquêteur royal, Louis XIV adopta à partir de 1663 une série de mesures qui équivalaient à une fondation nouvelle de la colonie française d’Amérique.

Louis XIV oblige d’abord la Compagnie des Cent-Associés à se démettre de sa seigneurie américaine et, en même temps qu’elle, disparaît la Communauté des Habitants. La métropole met de l’ordre dans le régime seigneurial : les grands propriétaires qui n’ont point eu le souci de peupler leurs fiefs perdent leurs titres au profit de seigneurs mieux disposés ; l’île de Montréal qui, au point de vue administratif, a jusque-là vécu d’une façon quasi autonome, est rattachée au gouvernement de la colonie, ce qui d’ailleurs va causer le départ de Paul de Chomedey de Maisonneuve.

À cette colonie unifiée, le roi impose une forme nouvelle d’administration qui demeurera jusqu’à la conquête. À l’instar des provinces de France où l’on met en face du gouverneur militaire un intendant chargé de la vie civile, la Nouvelle-France reçoit en 1663 un gouvernement à deux têtes : le gouverneur à qui revient la direction du militaire et des relations extérieures ; l’intendant de justice, police et finances, de qui relève l’administration interne ; l’un et l’autre, par leurs juridictions respectives, se font contrepoids et diminuent ainsi l’absolutisme et l’autorité ; l’un et l’autre sont mieux préparés à leurs fonctions et, en principe, on verra de moins en moins un gouverneur militaire s’occuper de fonctions civiles. Certes, ces nouvelles institutions sont lentes à s’adapter. On a pensé qu’en remplaçant un Davaugour par un Mézy [V. Saffray] choisi par Mgr de Laval, il n’y aurait plus de conflits entre l’Église et l’État. Mais le premier intendant, Robert, nommé en 1663, ne vient pas et Talon n’arrive qu’en 1665 ; de longues rivalités, surtout sous le gouverneur de Buade de Frontenac, vont embarrasser le nouveau rouage. On avait oublié que toute forme d’administration ne vaut que selon les hommes. À partir du xviiie siècle, tout finira par s’arranger : le gouverneur et l’intendant apprendront à se limiter à leurs tâches respectives.

En plus de répartir sur deux personnages la direction de la colonie, le roi, supprimant la Sénéchaussée (cour seigneuriale de justice établie par les Cent-Associés), introduit un nouvel organisme, le Conseil souverain. Cette institution jouera, dans son premier quart de siècle, le rôle d’un conseil exécutif et législatif et aussi d’une cour suprême, pour se borner ensuite rapidement à celui d’une cour de justice dont relèvent les tribunaux de la Nouvelle-France, laïques et ecclésiastique. L’établissement de ce Conseil souverain amène dès 1664 les us et coutumes de Paris, à l’exclusion des autres coutumes provinciales : nos lois, nos poids et mesures seront donc de Paris ; étant donné la grande variété des lois, poids et mesures dont il faut tenir compte en France d’une province à l’autre, on se refuse à transporter en Nouvelle-France les complications de l’ancienne ; on opte pour une heureuse simplification.

Remaniement aussi au point de vue économique. Puisque les Cent-Associés ne sont plus là, le roi, en 1664, concède de nouveau le pays en fief et seigneurie à la Compagnie des Indes occidentales, mais cette fois la situation n’est plus du tout la même qu’en 1627 : la compagnie n’a pas à s’occuper d’administration civile ou militaire ; bien qu’elle soit seigneur du pays et qu’à ce titre elle ait charge de colons, c’est l’État qui interviendra dans le peuplement par une politique dynamique ; d’ailleurs, dès 1674, la Nouvelle-France cessera pour de bon d’être la seigneurie d’une compagnie de commerce, et elle passera sous l’autorité du roi et du ministre de la Marine, Colbert.

Il faut aussi réorganiser la défense du pays : la faiblesse ridicule de cette défense au cours des années douloureuses a placé le pays dans son état le plus critique ; on a jusque-là compté sur la bonne volonté des colons et sur quelques troupes insignifiantes entretenues par les compagnies. À Montréal, en 1663, on crée une milice, organisation qui s’étendra six ans plus tard à toute la colonie. Et surtout le roi décide l’envoi de tout un régiment, le Carignan-Salières, le seul régiment qui soit venu au complet en Nouvelle-France. Dirigé par M. de Prouville de Tracy, qu’on vient de nommer lieutenant général de l’Amérique (avec résidence aux Antilles), et par un nouveau gouverneur, Daniel de Rémy de Courcelle, ce régiment arrive en 1665 et dès l’année suivante marche contre l’Iroquoisie : expédition moins décisive que punitive, elle a tout de même pour effet de manifester la force nouvelle de la colonie. Les Iroquois ont affaire désormais à une résistance organisée, la colonie va connaître des heures de paix. En outre, de nombreux éléments de ce Carignan-Salières vont s’installer à demeure : ils seront la souche de ces familles de militaires qui sauveront le pays à l’heure des grands conflits.

L'Église canadienne participe à cette vaste réorganisation. Elle est déjà bien en place, mais elle va dans les circonstances atteindre l’apogée de sa puissance politique : le vicaire apostolique, Mgr de Laval, vient d’obtenir le rappel de l’ancien gouverneur et il a fait nommer un gouverneur de son choix ; il participe, sur le même pied que le nouveau gouverneur, à la nomination des membres du Conseil souverain ; sur le plan politique, l’Église devient aussi influente que l’État. Ce qui manque surtout à l’Église canadienne, ce sont des cadres : Mgr de Laval travaille à les lui donner. On projette dès lors de transformer le vicariat apostolique en évêché, mais ce projet n’aboutira qu’en 1674. Pour se constituer un clergé, Mgr de Laval fonde en 1663 le séminaire de Québec, ce qui amène en 1668 l’établissement d’un petit séminaire, maison de formation pour les candidats à la prêtrise. Il faut assurer le soutien des prêtres : en 1663, on instaure le régime de la dîme. La colonie va rapidement cesser d’être administrée comme un pays de missions ; les missionnaires jésuites qui font partout les fonctions curiales se retirent peu à peu : à Montréal, ils cèdent la place aux Sulpiciens en 1657, puis, peu après, remettent Québec au clergé séculier, en attendant d’en faire autant pour les Trois-Rivières en 1670, au bénéfice des Récollets. En 1664, on érige la première paroisse dûment organisée : Notre-Dame de Québec. Enfin, pour la formation spirituelle des fidèles, s’établit la Confrérie de la Sainte-Famille.

Toutefois, une partie importante de la Nouvelle-France ne profite pas de cette réorganisation : l’Acadie. Toujours pauvrement peuplée, déchirée par des luttes fratricides, puis devenue possession anglaise, elle a été rendue à la France en 1667. Retardée de trois ans par la mauvaise volonté, la réoccupation effective n’est qu’une reprise de l’ancienne guerre civile. La métropole ne semble pas se préoccuper de donner des cadres à l’Acadie, se contentant d’en assurer l’intégrité territoriale ; l’Acadie va se développer très lentement, sous la seule impulsion de l’entreprise privée, sans une politique bien établie ; son abandon date de bien avant 1713. C’est la colonie laurentienne qui demeure la principale préoccupation de Louis XIV.

Ainsi donc, pour cette colonie, c’est en 1663 et dans les années qui suivent immédiatement, une réorganisation totale, dans tous les domaines : ecclésiastiques, économique, civil et militaire. Nous assistons vraiment à une fondation nouvelle. Celle-ci va désormais autoriser les plus beaux espoirs : elle est le point de départ d’un développement économique surprenant et d’une expansion territoriale qui va atteindre son sommet à la fin du siècle. Double progrès dû à l’impulsion d’un Colbert, ministre à manufactures, et d’un Talon, intendant de grande classe, qui malheureusement ne fera dans le pays qu’un séjour de cinq ans. Le programme de Talon peut se ramener à celui-ci : obtenir de la colonie un rendement total et en étendre les frontières aux limites de l’Amérique.

Pour remplir ce programme, il faut d’abord augmenter rapidement la population. On applique donc une politique intensive de développement des effectifs humains en faisant venir des « filles du roi » (ces orphelines élevées aux frais de l’État), et en obligeant les célibataires à se marier ; on accorde des dots aux filles pauvres, on distribue des cadeaux de noces à ceux qui se marient très jeunes, on aide par des gratifications les familles nombreuses. Politique de reproduction qui ne vaut pas seulement pour les immigrants européens : on veut aussi favoriser les mariages entre Français et Amérindiens ; c’est le désir de Colbert que Français et Amérindiens ne fassent plus qu’un même sang. Cette population, on la suit de près par des recensements nominatifs annuels : le ministre en scrute les rapports, manifeste son contentement ou sa déception, selon que les chiffres annoncent un accroissement ou une stagnation.

À mesure que la population augmente, on étend le domaine seigneurial en faisant appel à plus de seigneurs. Devant l’État, ils ne sont que des entrepreneurs en peuplement, car les fiefs ne sont d’abord attribués qu’à une condition rigoureusement appliquée : que le titulaire y établisse des colons. Bien des seigneuries ont été négligées ; et il reste sur les rives du Saint-Laurent de larges vides, en particulier dans la région du Richelieu, brèche qui facilite les invasions iroquoises. Talon ramène à leurs devoirs les seigneurs négligents ; il ferme le passage du Richelieu en établissant d’anciens officiers du Carignan-Salières. Dans la seule année 1672, les autorités concèdent 46 seigneuries, le plus haut total annuel jamais atteint dans toute l’histoire du régime seigneurial.

Aux immigrants qu’on établit sur les terres, il faut fournir les outils. Talon fait venir de France du bétail de race (chevaux, vaches, moutons) qu’on acclimate au pays ; il met à l’essai des grains de semence et l’on cherche avec soin l’espèce qui convienne le mieux aux conditions du Saint-Laurent. À aucun moment du Régime français, on n’a assisté à la mise en œuvre d’une politique agricole aussi rationnelle que durant l’intendance de Talon.

Mais l’agriculture n’est qu’un des nombreux soucis de l’intendant ; car il rêve d’une exploitation totale du pays. Travaillant sous les ordres d’un ministre à manufactures et encouragé par la présence de ces gens de métier qui constituent alors le gros de l’immigration, Talon se trouve dans les conjonctures les plus favorables au développement de l’industrie. Il ordonne des recherches sur les ressources les plus variées, fait visiter le bois de chêne, envoie sonder ici et là pour découvrir des métaux, surveille le rapport des pêcheries, met tout en branle pour que l’activité de l’homme s’exerce sur les produits et sous-produits. Il encourage le commerce, désireux qu’il se fasse des échanges constants entre l’Acadie et le Canada ; il en tente même avec les très lointaines Antilles. Il voudrait que la Nouvelle-France suffise non seulement à ses besoins, mais encore qu’elle fournisse à la métropole les matières premières, et mieux encore, des produits ouvrés.

Cette politique de rendement total ne sera, hélas, qu’un beau rêve. Le séjour de Talon est trop court pour faire de la Nouvelle-France une colonie industrielle. Quant aux successeurs, même s’ils veulent poursuivre son œuvre, ils sont mis en échec par la métropole : les manufactures qu’on voudra mettre sur pied seront interdites, parce qu’elles peuvent devenir une menace pour celles de France. En 1704, le ministre mettra fin à tout espoir : une colonie, déclare-t-il, ne doit exister que pour les besoins de la métropole qui l’a établie. Il faut revenir à l’économie d’avant Talon, à celle qui a fait le désespoir de Champlain : l’économie à fourrures.

Et c’est là que nous trouvons l’explication fondamentale de cette diminution rapide de l’immigration. On a prétendu que le Français n’émigrait pas ; il émigrait, mais là où il y avait de l’avenir ; il ne venait pas dans la vallée du Saint-Laurent. Pour attirer des immigrants, un pays doit offrir une agriculture qui rapporte plus que la subsistance immédiate ou une vie économique qu’active une industrie prospère. Or la France se suffisait en produits agricoles ; il était interdit de commercer avec des colonies non françaises ; et la population laurentienne, installée d’ailleurs en majorité dans des terres, n’était pas assez nombreuse pour rendre intéressant le commerce intérieur des produits agricoles. Quant à l’industrie, à part celle de l’artisanat, elle était interdite au xviiie siècle. On permit bien une industrie lourde, celle des Forges Saint-Maurice, mais c’était une industrie pour la défense, et encore, faute de petites industries connexes, fut-elle toujours déficitaire même lorsque l’État la prit à sa charge. On tenta aussi de mettre sur pied l’industrie navale, mais, encore là, faute d’industries secondaires, un navire construit à Québec avec du bois canadien coûtait plus cher qu’un navire construit en France avec le même bois ; comme l’industrie lourde, elle demeura déficitaire et on la laissa tomber. Que restait-il comme matière d’exportation ? la fourrure non travaillée. Encore si elle avait nécessité, comme la culture du tabac en Virginie, une main-d’œuvre expérimentée, les immigrants seraient venus en masse, mais la fourrure ne faisait l’objet que d’un commerce en transit : des indigènes l’apportaient à Montréal, on n’avait qu’à la charger à bord des navires. Il suffisait de la main-d’œuvre qui était sur place. Dans ces conditions, la Nouvelle-France n’appela pas l’immigration et c’est pourquoi on ne s’étonne pas qu’il ne soit pas venu, en toute l’histoire du Régime français, plus de 10 000 personnes. Sur ce point, la politique de Talon, en tous points semblable à celle de Champlain, s’est soldée par un échec.

 

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