JETTÉ, sir LOUIS-AMABLE, avocat, homme politique, juge, professeur et lieutenant-gouverneur, né le 15 janvier 1836 à L’Assomption, Bas-Canada, fils d’Amable Jetté, marchand, et de Jeanne-Joséphine (Caroline) Gauffreau ; le 23 avril 1862, il épousa à Montréal Berthilde Laflamme, sœur de Toussaint-Antoine-Rodolphe Laflamme*, et ils eurent sept enfants, dont Jules*, missionnaire jésuite, et Berthe, mariée à Rodolphe Lemieux* ; décédé le 5 mai 1920 à Québec et inhumé le 8 au cimetière Notre-Dame-des-Neiges, à Montréal.

Louis-Amable Jetté fait ses études classiques au collège de L’Assomption de 1842 à 1853, puis fréquente l’école de droit du collège Sainte-Marie dirigée par François-Maximilien Bibaud*. Il est admis au barreau en février 1857 et exerce à Montréal avec Hector Fabre* et Siméon Le Sage*, puis avec Frédéric-Ligori Béïque*.

En 1870, Jetté prend part en tant que plaideur à l’un des plus célèbres procès des annales judiciaires de la province de Québec. Devant la Cour supérieure, avec ses confrères François-Xavier-Anselme Trudel* et Francis Cassidy*, il assure la défense du curé et de la fabrique de la paroisse Notre-Dame de Montréal, qui a refusé d’inhumer Joseph Guibord* dans la partie du cimetière réservée aux sépultures religieuses, parce que ce dernier appartenait à l’Institut canadien. Dans sa plaidoirie, Jetté soutient que les tribunaux civils ne possèdent pas le pouvoir d’intervenir dans les affaires religieuses, car l’Église jouit d’une autonomie absolue dans les matières spirituelles. Il découle de l’argumentation de l’avocat que le curé n’a pas à rendre compte de son refus. Le juge Charles-Elzéar Mondelet*, qui préside le procès, ne se laisse pas convaincre par de tels arguments et ordonne l’inhumation de la dépouille de Guibord. L’affaire ne connaîtra toutefois son dénouement final qu’après un jugement du Conseil privé.

Attiré par le monde politique, Jetté collabore, comme plusieurs jeunes avocats de son époque, à la rédaction de journaux, publiés à Montréal. L’Union nationale lui permet d’affirmer son nationalisme, tandis que l’Ordre reflète véritablement ses valeurs profondes. Insatisfait des partis politiques existants et désireux de se porter à la défense du Canada français, Jetté fonde à la fin de 1871 avec de jeunes libéraux, dont Béïque, le Parti national, auquel se joint Honoré Mercier*. Aux élections fédérales de 1872, malgré son inexpérience en politique, il défait sir George-Étienne Cartier* dans Montréal-Est par une majorité appréciable à la suite d’une campagne électorale mouvementée. Rentré dans les rangs libéraux, il est réélu au scrutin de 1874.

En mars 1875, Jetté est pris à partie par les conservateurs pour avoir trempé dans une affaire douteuse. Mis au courant de l’agrandissement imminent du canal de Lachine par le gouvernement fédéral, il s’est porté acquéreur, en avril 1874, avec des collègues libéraux bien en vue, dont son beau-frère Laflamme, de lots en bordure du canal pour la somme de 102 000 $. Par la suite, le groupe a monté, de toutes pièces, une opération de spéculation ayant pour but de gonfler la valeur de leurs terrains puis, à l’automne suivant, ils s’en sont départis au quadruple du prix d’achat. Jetté affirme en Chambre que lui et ses associés ignoraient les projets d’élargissement du canal au moment de leur achat.

À la fin de son mandat de député, en 1878, Jetté renonce à une nomination comme ministre de la Justice et quitte la vie politique pour occuper le poste de juge de la Cour supérieure pour le district de Montréal. La même année, il joint les rangs du corps professoral de la faculté de droit de la nouvelle succursale de l’université Laval à Montréal, à titre de titulaire de la chaire de droit civil. En 1890, la fonction de doyen lui échoit ; il la conservera jusqu’en 1898.

Membre du Conseil de l’instruction publique de 1878 à 1898, Jetté défend, sur des questions controversées, le point de vue de l’épiscopat de la province. Perçu comme peu favorable aux mesures réformistes qu’entend mettre de l’avant le gouvernement Mercier, il est l’objet, en 1888, avec d’autres membres laïques du conseil, d’une tentative d’éviction qui avorte ; celle-ci le mécontente vivement ainsi que le révèle une lettre qu’il envoie au secrétaire de la province.

Jetté est désigné lieutenant-gouverneur de la province de Québec en 1898 et occupe ce poste jusqu’en 1908. Il retourne ensuite siéger comme juge de la Cour supérieure puis, l’année suivante, comme juge en chef de la Cour du banc du roi, fonction la plus élevée de la magistrature provinciale. Il prend sa retraite en août 1911. À quelques reprises pendant qu’il exerce ses fonctions de juge ou de lieutenant-gouverneur, les gouvernements lui demandent de se pencher sur des questions complexes ou délicates. Ainsi est-il appelé à suggérer, avec l’aide de Léon Lorrain et de William Alexander Weir, des propositions de réforme au système d’administration de la justice civile, qui fait l’objet de vives critiques. Le rapport qu’ils soumettent au premier ministre Mercier en 1887 conclut à la nécessité de refondre entièrement le Code de procédure civile de 1867. La réforme souhaitée ne sera réalisée que dix ans plus tard. En septembre 1891, c’est au tour du lieutenant-gouverneur Auguste-Réal Angers de faire appel à Jette pour présider la commission royale d’enquête dans l’affaire du chemin de fer de la baie des Chaleurs : peu après les élections provinciales de 1890, des membres du gouvernement Mercier et des personnes de leur entourage immédiat se seraient appropriées, à des fins partisanes, des fonds publics destinés à ce chemin de fer [V. Ernest Pacaud*]. Jette est assisté des juges Louis-François-Georges Baby* et Charles Peers Davidson, tous les deux d’obédience conservatrice. En désaccord avec ses collègues qui soumettent un rapport accablant pour le gouvernement, il conclut qu’à son avis aucun ministre ne connaissait l’existence de la malversation. Jetté fait également partie de la commission judiciaire d’arbitrage composée de trois Américains, d’un Britannique et de deux Canadiens qui est chargée de régler le problème de la délimitation de la frontière entre l’Alaska et le Canada. La commission rend, en 1903, une décision défavorable aux prétentions du Canada. Les deux arbitres canadiens refusent d’y souscrire.

Jetté, malgré son incursion en politique, demeure d’abord et avant tout un juriste. Tout au long de sa carrière, il se fait le défenseur d’un droit transcendant fondé sur la loi naturelle. Appelé, dans la cause Laramée c. Evans (1881), à se prononcer sur l’annulation du mariage de deux catholiques devant un pasteur méthodiste, il précise que le mariage pour un catholique constitue un sacrement qui relève exclusivement de l’autorité ecclésiastique. Aussi, estime-t-il que seul un évêque est habilité à se prononcer sur une demande de cette nature. Sur d’autres questions, Jetté se révèle un fervent défenseur du libéralisme. Avec conviction, il se prononce en faveur de la liberté pour un travailleur de convenir avec son employeur de ses conditions de travail sans l’interférence d’une association ouvrière. Il appuie aussi les modifications apportées au droit des obligations au moment de la rédaction du Code civil du Bas-Canada afin de garantir la sécurité des rapports juridiques et de favoriser ainsi le progrès de la société. Par ailleurs, il se montre particulièrement réfractaire aux réformes sociales qui, au début du siècle, commencent à marquer le droit de la responsabilité dans le domaine des accidents du travail.

Jetté, à l’instar de son maître Bibaud, manifeste un attachement marqué pour le droit romain et l’ancien droit français. L’érudition de certains de ses jugements, empreints d’une logique rigoureuse, explique peut-être la lenteur qu’il met à les produire. Son imposante bibliothèque qui, en 1898, comprend 585 titres et 1 839 volumes évalués à 3 610,25 $, reflète bien son intérêt pour le droit civil. Les auteurs classiques côtoient des commentateurs du Code Napoléon et l’on retrouve également plusieurs ouvrages de juristes de la province de Québec, de même que les principales collections de lois et d’arrêts en usage dans cette province. Des ouvrages d’auteurs canadiens-anglais, britanniques et américains y sont aussi présents, sans oublier quelques titres sur le droit romain.

La renommée de Jetté en tant que civiliste ne repose pas sur des publications traitant de cette branche du droit. En effet, même s’il participe, en 1871, à la fondation de l’éphémère Revue critique de législation et de jurisprudence du Canada (Montréal), il ne se signale pas comme auteur de monographies ou d’articles. Certes, à la fin du xixe siècle, il envisage la publication de ses notes de cours en droit civil sous la forme d’un traité. Toutefois, pour des raisons inconnues, le projet échoue. De 1922 à 1937, la Revue du droit (Québec) assure la diffusion posthume de ces notes en les publiant par tranche.

À l’instar de plusieurs membres de l’élite, Jetté voit activement à la promotion des valeurs traditionnelles. Le respect de la hiérarchie, tant dans la société civile que dans la famille, lui est cher. Aussi souhaite-t-il la préservation intacte des structures sociales. Conscient toutefois des problèmes auxquels fait face le monde ouvrier avec le développement de l’industrialisation, Jetté manifeste de l’intérêt pour les questions sociales. Ainsi, il participe en 1888 à la fondation de la Société canadienne d’économie sociale de Montréal qui, sous l’inspiration des travaux du Français Frédéric Le Play, s’intéresse à l’étude des relations entre le capital et le travail, sans cependant remettre en cause l’organisation sociale. Dans la foulée de cet engagement, Jetté n’hésite pas, une fois devenu lieutenant-gouverneur, à parrainer la mise sur pied en 1907 de la Ligue antialcoolique de Québec. Se fondant sur les espoirs suscités par l’implantation de sociétés coopératives, il appuie, en 1905, les démarches menées par Alphonse Desjardins pour la reconnaissance juridique des caisses populaires par l’Assemblée législative.

Tout au long de sa carrière, Jetté a reçu de nombreuses distinctions. En 1878, quelques mois avant son accession à la magistrature, il a été nommé conseiller de la reine. La même année, l’université Laval lui a conféré un doctorat d’honneur, le Bishop’s College de Lennoxville a fait de même en 1899 et la University of Toronto en 1908. Il est devenu commandeur de la Légion d’honneur en 1898 et membre de l’ordre de Saint-Michel et Saint-Georges en 1901. Durant la maladie du lieutenant-gouverneur Charles-Alphonse-Pantaléon Pelletier, de novembre 1910 à avril 1911, il agit à titre d’administrateur de la province.

Sylvio Normand

Deux rapports auxquels Louis-Amable Jetté a collaboré ont été publiés : Rapport à l’honorable premier ministre de la province de Québec sur les observations relatives au Code de procédure civile [...] (Montréal, 1888), et Québec, Commission royale, Enquête dans l’affaire du chemin de fer de la baie des Chaleurs, Rapports (Québec, 1892). Outre ses notes de cours parues dans la Rev. du droit (Québec), deux de ses discours ont également été publiés : « Discours de M. Jetté pour la défense », dans Plaidoiries des avocats in re Henriette Brown vs la Fabrique de Montréal ; refus de sépulture (Montréal, 1870) et « Discours prononcé par l’honorable juge Jetté au Cabinet de lecture paroissial le 1er octobre 1879 », la Thémis (Montréal), 1 (1879–1880) : 275–288.  [s. n.]

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Sylvio Normand, « JETTÉ, sir LOUIS-AMABLE », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 14, Université Laval/University of Toronto, 2003– , consulté le 1 déc. 2024, http://www.biographi.ca/fr/bio/jette_louis_amable_14F.html.

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Auteur de l'article:    Sylvio Normand
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Titre de la publication:    Dictionnaire biographique du Canada, vol. 14
Éditeur:    Université Laval/University of Toronto
Année de la publication:    1998
Année de la révision:    1998
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