DUNSMUIR, JAMES, machiniste, entrepreneur, industriel, homme politique et fonctionnaire, né le 8 juillet 1851 au fort Vancouver (Vancouver, Washington), fils de Robert Dunsmuir* et de Joanna (Juan) Olive White ; le 5 juillet 1876, il épousa à Fayetteville, Caroline du Nord, Laura Miller Surles, et ils eurent trois fils et neuf filles ; décédé le 6 juin 1920 à la rivière Cowichan, Colombie-Britannique, et inhumé au cimetière de la baie Ross, Victoria.

Né au cours du voyage qui mena ses parents de l’Écosse à file de Vancouver, James Dunsmuir allait gravir avec eux tous les échelons de la société. En effet, installés d’abord dans une cabane de mineur au fort Rupert (près de ce qui est aujourd’hui Port Hardy, Colombie-Britannique), les Dunsmuir auraient par la suite richesse, prestige et pouvoir. James fit ses études dans des écoles de Nanaimo. La situation de sa famille s’améliora constamment à mesure qu’il grandissait. À un moment donné, son père devint superviseur des mines à la Vancouver Coal Mining and Land Company. Conformément à la tradition des familles de mineurs de charbon, où les fils suivaient les traces de leur père, James commença son apprentissage de machiniste à l’âge de 16 ans et passa deux ans à la Willamette Iron Works dans l’Oregon. Pendant ce temps, son père découvrit au nord de Nanaimo le riche gisement houiller de Wellington, fit établir son titre de propriété et, avec le soutien financier d’un groupe d’officiers de marine, fonda en 1873 la Dunsmuir, Diggle Limited. Un avenir encore plus prometteur s’ouvrait soudain devant James. En 1874, après être allé parfaire son éducation au Dundas Wesleyan Boys’ Institute de Dundas, en Ontario, il s’inscrivit en génie minier au Virginia Agricultural and Mechanical College de Blacksburg, en Virginie.

Pendant son séjour en Virginie, Dunsmuir fit la connaissance de Laura Surles, la sœur d’un de ses condisciples de collège. Après leur mariage en 1876, Dunsmuir et sa femme allèrent s’établir à Nanaimo. Le caboteur à vapeur Cariboo Fly fit un voyage spécial de Victoria à Nanaimo pour les conduire, ce qui témoigne du prestige dont jouissaient déjà les Dunsmuir. James devint directeur de la mine de son père. Laura n’eut aucun mal à s’intégrer à l’élite locale, qu’elle conquit en chantant souvent dans des concerts. Moins d’un an plus tard, James et Laura eurent leur premier enfant ; ils en auraient dix autres dans les 17 années suivantes. Neuf d’entre eux vivraient au delà de la petite enfance. Au moment de la naissance de la benjamine, James aurait 52 ans. Les Dunsmuir élèveraient toute leur famille avec l’aide d’une foule de domestiques.

James Dunsmuir dirigea la mine de Wellington de 1876 à 1881. Ce n’était pas une sinécure. Son père travaillait à quelques milles de là, au siège social et au bureau d’expédition, à Departure Bay, et tout le monde savait que cet homme aux allures patriarcales était le vrai patron. Il prit les affaires en main pendant une grève en 1877, puis au cours d’un incendie et d’une explosion en 1879. D’ailleurs, James vécut toujours dans l’ombre de son père. Même sa nécrologie dans le Nanaimo Free Press parlerait plus de Robert Dunsmuir que de lui. Pourtant, on aurait tort de croire que James administrait mal la mine et que sa mutation à Departure Bay en 1881 était une rétrogradation. En fait, sous sa direction, la production avait augmenté de près de 350 %, et le nombre de quais de chargement et de locomotives était passé de deux à cinq. En plus, grâce à des instructions puisées dans le Scientific American, il avait installé, avec deux employés, une ligne téléphonique entre Wellington et Departure Bay – la première de la Colombie-Britannique. Tout simplement, la compagnie avait pris trop d’expansion pour qu’une seule personne puisse s’occuper à la fois de l’exploitation minière et de l’expédition. James Dunsmuir fut donc muté au bureau de Departure Bay parce que la compagnie allait très bien et que les intérêts de son père se diversifiaient. Le gendre de Robert, John Bryden, remplaça James à la mine de Wellington après avoir quitté la codirection de la Vancouver Coal Mining and Land Company à Nanaimo – position fort inconfortable puisque cette société était la rivale de celle de Robert Dunsmuir. Suivant la mode de l’époque, les citoyens de Nanaimo et de Wellington, conscients que le développement de chacune de leur localité dépendait en grande partie des Dunsmuir, père et fils, marquèrent la mutation de « Jim », en février 1881, en tenant un banquet en son honneur et en celui de Laura et en leur offrant des cadeaux. À cette occasion, ils citèrent sa conduite prévenante, son souci de la sécurité des mineurs et son attitude de gentleman.

Pendant les quelque cinq années suivantes, la compagnie maintint sa production, mais sa position changea radicalement. Elle rassembla des terrains houillers dans la vallée de la Comox, au nord. De plus, elle obtint une charte et d’immenses concessions foncières pour l’Esquimalt and Nanaimo Railway, qu’elle construisit avec des entrepreneurs californiens. Robert Dunsmuir racheta les intérêts des associés fondateurs de l’exploitation minière de Wellington et rebaptisa la compagnie R. Dunsmuir and Sons en 1883. Étant donné que son fils cadet, Alexander, dirigeait le bureau des ventes à San Francisco et que lui-même fut ministre dans le cabinet provincial à compter de 1887, la direction incomba de plus en plus à James. À compter de ce moment, l’entreprise prit de l’expansion et s’enrichit grâce à lui.

James Dunsmuir voulait avant tout mettre en exploitation l’excellent gisement houiller de la vallée de la Comox. Son père s’y opposait obstinément, mais, en 1887, il finit par céder. Équipée d’une toute nouvelle foreuse à diamant pour les sondages et de haveuses qui faisaient le travail de dix mineurs, cette mine de la Union Colliery, située à l’endroit qui deviendrait Cumberland, était à l’avant-garde en matière d’efficacité et de gestion. En l’espace de quelques mois, en étroite collaboration avec John Bryden, James Dunsmuir fit creuser le premier puits, bâtir un campement et construire une liaison ferroviaire jusqu’à la côte, à Union Bay. Dès 1890, c’est-à-dire dans sa troisième année d’exploitation, la mine produisit 114 792 tonnes de houille ; il avait fallu deux fois plus de temps pour atteindre une telle production à la mine de Wellington. La première œuvre solo de James Dunsmuir prouvait qu’il était aussi entreprenant que son père l’avait été et tout aussi capable.

Entre-temps, en avril 1889, Robert Dunsmuir était mort subitement. Si ses fils avaient espéré prendre les commandes de l’entreprise, ils furent déçus : il avait légué la totalité de ses actions et de ses droits de vote à sa femme. Frustré et de plus en plus amer, James s’acharna durant 17 ans à évincer sa mère et ses sœurs. Le cas d’Alexander, qui avait une liaison en Californie avec Mme Josephine Wallace et qui buvait de plus en plus, ce qui causa sa mort en 1900, de même que la présence de documents juridiques et de testaments contradictoires, compliquaient l’affaire. C’était plus qu’un conflit de générations : il s’agissait aussi de garder la fortune à l’intérieur de la famille et, pour Mme Dunsmuir, de maintenir le rang de ses huit filles. En 1903, James connut l’humiliation d’être poursuivi en justice par sa mère au sujet de la propriété du bureau des ventes de San Francisco et de passer trois jours à la barre des témoins tandis que les affaires personnelles de la famille faisaient la une des journaux. Cependant, il persévéra et finit par gagner. Au terme de la querelle, il fut reconnu unique propriétaire du bureau de San Francisco, de la houillère de Wellington et de la houillère d’Alexandra dans le district de South Wellington, ainsi qu’actionnaire principal de la Union Colliery of British Columbia et de l’Esquimalt and Nanaimo Railway. En achetant en octobre 1902 les intérêts que les actionnaires californiens détenaient dans les mines de la Union Colliery et dans le chemin de fer, il acheva de mettre la main sur l’empire Dunsmuir, ce que son père n’était jamais parvenu à faire.

À la fin du xixe et au début du xxe siècle, James Dunsmuir se consacra également à la consolidation d’entreprises existantes et à l’expansion de ses mines et de son réseau de transport. Bien qu’Alexander ait été président de l’Esquimalt and Nanaimo Railway entre la mort de son père et son propre décès, c’était surtout James qui supervisait cette société. Sa principale innovation fut la création d’un service de chalands qui faisait la navette entre Ladysmith Harbour sur l’île de Vancouver et la ville de Vancouver et qui, à compter de 1900, relia l’Esquimalt and Nanaimo Railway au réseau ferroviaire nord-américain. Fait significatif, l’Esquimalt and Nanaimo Railway réalisa un bénéfice dès l’année suivante. Vers 1895, la Union Colliery construisit à Union Bay une série de dix fours à coke afin de traiter le poussier, qu’elle jetait auparavant au rebut. Dunsmuir produisait aussi de l’argile réfractaire ; au début, il fabriqua des briques qui servaient seulement à des travaux de construction à la mine Union, mais par la suite, il en vendit. Entre-temps, la production de la mine continuait d’augmenter. Cependant, ce fut dans la région de Nanaimo qu’eut lieu le changement le plus important.

Même avant qu’ils ne persuadent leur mère de leur vendre les houillères de Wellington et d’Alexandra, à la fin de 1899, les fils Dunsmuir avaient résolu d’abandonner le « vaisseau amiral » de la compagnie, c’est-à-dire la mine de Wellington, avec laquelle leur père avait fait ses millions. Comme elle était épuisée, la liquidation se ferait rapidement. La découverte et l’acquisition de terres situées au sud-ouest de Nanaimo et recelant un prolongement du filon de Wellington facilitèrent leur décision. Là, à Extension, James Dunsmuir ouvrit une nouvelle mine qu’il relia par chemin de fer à Oyster Harbour, village rudimentaire et centre d’expédition qu’il rebaptisa Ladysmith en l’honneur d’une victoire remportée par les Britanniques dans la guerre des Boers. Dès le début de l’année 1900, Wellington n’était plus qu’une ville fantôme et les installations de chargement de Departure Bay étaient abandonnées. Dans le secteur des charbonnages, seuls les entrepreneurs qui acquéraient et exploitaient de nouveaux gisements restaient dans la course. En ouvrant des mines à Cumberland et à Extension, Dunsmuir avait renforcé son pouvoir au sein de l’entreprise, préservé son prestige et sa richesse, et maintenu la tradition familiale qui consistait à tirer le meilleur parti possible des occasions.

En quittant Nanaimo pour Victoria au début des années 1890 et en se faisant construire une résidence, Burleith, où il y avait l’électricité et tout le confort moderne, Dunsmuir accéda au pinacle de la société de l’île de Vancouver. C’était l’époque où les riches habitaient dans des manoirs à tourelles de pierre, faisaient des tournois de croquet (James y excellait) et avaient leur yacht, l’époque, aussi, où avoir de plus en plus de loisirs était un signe de réussite. Les Dunsmuir avaient un train de vie que bien peu de gens pouvaient s’offrir. Leur fortune était la plus grosse de la Colombie-Britannique, et ils ne se faisaient pas faute de le montrer. Ils inaugurèrent Burleith par un bal où 300 invités valsèrent entre les palmiers et les fleurs en pot. Ils organisaient des thés et donnaient dans leur salon des récitals sur un piano à queue Steinway.

Étant donné que son père avait participé aux affaires publiques et que lui-même occupait un rang élevé dans la société britanno-colombienne, il était tout naturel que James Dunsmuir entre en politique. D’abord élu député provincial de Comox en 1898, il deviendrait premier ministre de la province en 1900, puis lieutenant-gouverneur en 1906. La Colombie-Britannique traversait alors une période agitée, et le Vancouver Daily Province avait raison de noter, à propos de Dunsmuir : « ses antécédents et sa formation [...] ne l’[avaient] pas préparé aux situations et aux compromis que comportait une carrière politique ». Dunsmuir ne fut guère qu’une figure de transition dans la période où la province s’acheminait péniblement vers le gouvernement de parti, mais il eut tout de même quelque influence sur le poste de premier ministre, qu’il occupa du 15 juin 1900 au 21 novembre 1902. Quant aux trois ans et demi durant lesquels il fut lieutenant-gouverneur de la Colombie-Britannique, du 11 mai 1906 au 11 décembre 1909, ils furent remarquables en raison de la vie mondaine qui régna à la résidence officielle, Cary Castle.

Même si des critiques de l’époque et certains historiens l’ont accusé d’être entré en politique pour défendre ses propres intérêts, et notamment pour freiner ceux qui voulaient restreindre l’emploi de main-d’œuvre asiatique, James Dunsmuir agit parfois à l’encontre de ce qui semblait être son bénéfice personnel. Par exemple, en 1902, son gouvernement présenta un projet de loi qui modifiait la carte électorale de manière à refléter la croissance démographique survenue dans Vancouver et le district minier de Kootenay. Or, ce projet de loi, en augmentant le poids de ces régions à l’Assemblée, réduisait celui de l’île de Vancouver, qui perdait deux sièges : celui d’Esquimalt, où Dunsmuir construirait bientôt sa nouvelle maison, et son propre siège, celui de South Nanaimo. En outre, son gouvernement instaura une légère taxe sur chaque tonne de charbon et de coke, des taxes sur la production brute des mines et un impôt progressif sur le revenu. Le Nelson Daily Miner en conclut que « ces terribles Dunsmuir gaga[aient] à être connus », tandis qu’un autre journal de la région de Kootenay, le Rossland Record, cita ces mesures financières comme preuves de « la capacité du premier ministre de placer le bien public au-dessus de l’intérêt privé ». Entre-temps, la British Columbia Mining Association s’était mobilisée contre les taxes et mesures adoptées par les gouvernements précédents, dont l’Inspection of Metalliferous Mines Act et le Master and Servant Act, qu’elle jugeait trop favorables à la main-d’œuvre. Les lois de ce genre, disait l’association, éloignaient de la province le capital de risque.

En ce qui concerne l’immigration asiatique, le cas de Dunsmuir est plus complexe. Il était le plus gros employeur de main-d’œuvre asiatique de la province et, pendant la campagne électorale de 1900, il avait promis de retirer les ouvriers chinois de ses exploitations de la région de Nanaimo. Lorsqu’il commença à le faire, le Nanaimo Herald annonça : « [nous] suspend[ons] nos invectives jusqu’à ce que nous ayons la preuve qu’il s’est joué de la population ». Dunsmuir semble avoir mesuré l’ampleur du mécontentement public en cette matière. En 1900, il prévint le premier ministre du pays, sir Wilfrid Laurier, que l’agitation atteindrait un « niveau indésirable » si le gouvernement ne haussait pas la capitation applicable aux immigrants chinois. Par la suite, en tant que lieutenant-gouverneur, il réserva la sanction d’une loi provinciale visant à limiter l’immigration asiatique car, selon lui, elle empiétait sur un pouvoir fédéral. Son attitude n’est pourtant pas claire. À titre d’employeur, il avait contesté devant les tribunaux les restrictions gouvernementales sur l’embauche d’Asiatiques, et le comité judiciaire du Conseil privé avait conclu en sa faveur [V. John Bryden]. Toutefois, il avait perçu entre 50 cents et un dollar par mois auprès de « chaque Chinois travaillant dans les mines et aux abords [...] pour payer une partie des frais de la présentation du cas des Chinois » devant ce tribunal de dernière instance. Pendant qu’il était lieutenant-gouverneur, il négocia secrètement avec la Canadian Nippon Supply Company la venue d’environ 500 autres ouvriers japonais, commande que la compagnie ne put remplir. Lorsqu’il y avait des choix à faire, semble-t-il, Dunsmuir se laissait généralement guider par des considérations commerciales.

Par ailleurs, sous le gouvernement de Dunsmuir, une « clique de colporteurs de chartes » fit adopter 17 projets de loi ferroviaire par la Chambre avec l’aide de simples députés. Dunsmuir lui-même ne prit pas directement part à ces manœuvres, mais il veilla à ce que les sociétés ferroviaires, au lieu de recevoir des concessions foncières avant les travaux, touchent des subsides en espèces seulement après qu’une ligne ferroviaire était achevée et approuvée. En outre, il relança la bataille menée par George Anthony Walkem* contre Ottawa à propos des modalités rattachées à la Confédération. Le déficit de la province étant de plus en plus lourd, il faisait valoir que les provinces de l’Est avaient déjà une infrastructure d’ouvrages publics lorsqu’elles étaient entrées dans la Confédération et demandait que la Colombie-Britannique reçoive une compensation.

Pendant la dizaine d’années où il fit de la politique, James Dunsmuir commença à se départir de son empire industriel. En 1905, il vendit au prix de 2 300 000 $ l’Esquimalt and Nanaimo Railway et la concession foncière de cette société à la Compagnie du chemin de fer canadien du Pacifique, transaction par laquelle il entra au conseil d’administration de cette dernière. Naturellement, il garda les terres dont il avait besoin pour extraire et transporter du charbon ainsi que les droits sur le charbon de toute la concession, qui englobait un tiers de l’île. En 1910, contre 11 millions de dollars, il vendit son empire minier aux propriétaires du Canadian Northern Railway. Ceux-ci eurent la mauvaise idée de baptiser leur nouvelle filiale Canadian Collieries (Dunsmuir) Limited ; les Dunsmuir ne détenaient pas d’actions dans cette entreprise et ne participaient aucunement à son administration, mais leur nom, en restant à la vue de tous dans l’île de Vancouver, continua d’être exposé à la vindicte des travailleurs radicaux.

« Il n’y a en Colombie-Britannique aucun individu à propos duquel l’opinion publique est si désespérément divisée que l’honorable James Dunsmuir [...] Si les critiques à l’esprit étroit et les flagorneurs de son entourage ne peuvent décidément pas s’entendre, comment les masses pourraient-elles se faire une juste idée de lui ? » Cette énigme, posée en 1908 par le Daily Province, demeure irrésolue. En fonction de leur vision du monde, ses contemporains et les analystes des périodes subséquentes l’ont soit porté aux nues, soit dépeint comme un capitaliste hideux. À l’instar de son père, James Dunsmuir considérait les ouvriers comme les membres d’une famille vivant sous l’œil sévère et paternaliste de leur employeur, qui ne voulait que leur bien. Même dans les années 1970, des résidents de la région évoquaient ses « gestes de bonté à l’endroit d’un mineur invalide ou son mépris de l’ostentation ou [...] son habitude d’appeler les hommes par leur prénom ». C’était dans cet esprit que des douzaines de mineurs de Wellington avaient tiré le corbillard de Robert Dunsmuir dans les rues de Victoria en 1889. Aujourd’hui, les travailleurs ne voient que dépendance dans ces relations personnalisées, mais à l’époque, pour nombre d’entre eux, les marques de déférence étaient toutes naturelles. Souvent, comme dans le cas de Robert et James Dunsmuir, les ouvriers élisaient leur employeur à des fonctions politiques. Dans pareil contexte, les employeurs percevaient les grèves comme des gestes d’ingratitude, voire des actes d’insubordination à l’endroit d’un père qui incarnait la sagesse.

Lorsque James Dunsmuir avait commencé à diriger l’entreprise dans les années 1880, certains travailleurs rejetaient déjà cette condescendance et réclamaient indépendance et dignité. Les houillères étaient sales, bruyantes, sombres et dangereuses ; à cause des gaz, les mines de l’île de Vancouver étaient parmi les moins sûres au monde. Des hommes d’une rare indépendance d’esprit y accomplissaient un travail périlleux ; aussi ces lieux étaient-ils des foyers de militantisme. En 1890, un mineur de Wellington écrivit aux Dunsmuir : « nous ne sommes pas des esclaves, mais des gens libres et, en tant que tels, nous ne saurions nous laisser tyranniser ». Bien que tous les travailleurs n’aient pas partagé ces idées, les plus radicaux, imbus d’un marxisme qui leur avait fait prendre conscience de leur exploitation et avait engendré en eux le rêve du pouvoir, commençaient à considérer que les capitalistes représentaient le mal. Propriétaire et patron de la plus grosse entreprise de la Colombie-Britannique, et homme le plus riche de la province, Dunsmuir était une cible tout indiquée. De plus, il ne faisait pas grand-chose pour apaiser le mécontentement : farouchement opposé à toute forme d’association ouvrière, il était toujours prêt à congédier les meneurs. À cet égard, il ne se distinguait pas des autres employeurs qui, aux États-Unis, adoptèrent une attitude belliqueuse et qui, à Vancouver en 1903, formèrent une association qui prônait les congédiements, les listes noires et le recours à des briseurs de grève.

Les Dunsmuir père et fils utilisaient toutes ces tactiques et, comme bon nombre de leurs confrères canadiens, ils n’avaient aucun mal à convaincre le gouvernement provincial d’envoyer la milice pour maintenir l’ordre pendant que les briseurs de grève continuaient d’extraire du charbon. La reconnaissance syndicale fut la revendication principale de tous les conflits de travail qui se produisirent au sein de l’empire Dunsmuir, mais aucun membre de la famille ne capitula. Il y eut deux grèves importantes au cours des années où James Dunsmuir fut le patron : l’une du 19 mai 1890 à novembre 1891, l’autre du 11 mars au 4 juillet 1903. Dans le premier cas, les travailleurs protestaient aussi contre une réduction des salaires imposée à cause du ralentissement des affaires et revendiquaient la journée de huit heures. En 1903, le congédiement des organisateurs syndicaux et la reconnaissance syndicale figuraient en tête de la liste des griefs. La première fois, le gouvernement provincial envoya la milice. La deuxième fois, le gouvernement fédéral créa une commission royale afin d’enquêter sur le nombre alarmant de conflits de travail qui se produisaient en Colombie-Britannique. Comme dans toutes les grèves organisées antérieurement contre les Dunsmuir, la solidarité des grévistes s’effrita peu à peu : comprenant que l’employeur ne ferait aucune concession, les mineurs, dont un bon nombre avaient été chassés des maisons de la compagnie, se remirent graduellement à la tâche. Même si elle était dirigée surtout contre Dunsmuir, la haine des travailleurs les plus militants englobait aussi les briseurs de grève, tant ceux que l’employeur faisait venir pendant le conflit que les employés qui rompaient les rangs et retournaient au travail. Pour les deux camps, l’enjeu fondamental était le pouvoir. Dunsmuir aurait donné l’impression d’être faible s’il avait reconnu un syndicat et accepté d’autres revendications en pleine grève. Certes, il accorda la journée de huit heures et demie après la grève de 1890–1891 et, dès 1900, les mineurs d’Extension eurent la journée de huit heures. Cependant, ce n’était pas des concessions faites à des travailleurs militants dans un contexte de grève, mais des cadeaux offerts par un patron paternaliste qui était au fait des tendances ailleurs dans le monde. De même, Dunsmuir imposait des contrats qui fixaient les salaires et les conditions de travail pour des périodes déterminées.

Dunsmuir était le personnage le plus controversé de la Colombie-Britannique et, comme son père, il ripostait vite quand on contrecarrait ses projets. Toutefois, rien n’indique qu’il sacrifiait délibérément la vie humaine ou versait des salaires beaucoup plus bas que ses concurrents. Étant donné la pénurie générale de main-d’œuvre qui régnait sur le littoral, il n’aurait pas pu se le permettre. Sous sa direction, même les magasins et les maisons de la compagnie, qui avaient fait l’objet de tant de critiques, commencèrent à disparaître. Son opposition aux organisations ouvrières n’était qu’un aspect de son opposition à quiconque, selon lui, brimait sa liberté de capitaliste. Le combat qu’il livra au gouvernement provincial à propos des mesures limitant l’embauche de main-d’œuvre asiatique reflétait la même attitude. Jusqu’en 1904, il contesta les droits des colons qui s’étaient établis sur les terres de l’Esquimalt and Nanaimo Railway avant que sa famille n’en devienne propriétaire. En 1897, il intenta et gagna des poursuites de 12 412 $ contre la province parce qu’elle avait refusé d’utiliser de la pierre extraite de ses carrières pour construire les nouveaux édifices du Parlement. Deux ans plus tôt, il avait obtenu une charte pour le Comox and Cape Scott Railway, dans le nord de l’île de Vancouver, tout simplement pour empêcher d’autres entrepreneurs de réaliser leurs ambitions.

Dunsmuir ne tenta jamais de se justifier ni de se défendre contre les critiques souvent hargneuses de la population. C’était un homme pratique, honnête, digne de confiance et dénué de prétention ; on le croyait arrogant parce qu’il manifestait une certaine brusquerie. Parcimonieux tout au long de son existence, il s’opposait aux frais des expéditeurs, des marchands, des médecins et des fournisseurs d’hydro-électricité qu’il trouvait excessifs. Pourtant, il était généreux pour les églises, les orphelinats, les hôpitaux et les foires agricoles et, à compter de 1900, il versa 25 $ par mois à l’Extension Mine Accident Fund. Sa tendance à se dévaloriser explique dans une certaine mesure les jugements négatifs que l’on a portés sur sa carrière d’homme d’affaires. En 1903, au cours de la querelle familiale, il déclara à la barre des témoins que pour ce qui était des affaires, il avait laissé en général son frère décider. Ceux qui l’ont dépeint comme un homme simple, sans imagination et sans ambition se sont appuyés sur des déclarations de ce genre et non sur les progrès que la compagnie réalisa grâce à lui pendant la période où la santé et la compétence d’Alexander déclinaient.

D’après les archives, il ne fait aucun doute que James Dunsmuir s’occupait des affaires courantes de l’entreprise même quand il était premier ministre. En comparant les données des trois années antérieures à celle où il prit la direction de la compagnie avec les données de 1910, année où il vendit ses intérêts miniers à la Canadian Northern Railway, on trouve des preuves indiscutables de ses qualités d’entrepreneur. La production passa de 215 021 tonnes à 898 908 tonnes, et la main-d’œuvre, d’une moyenne de 575 à une moyenne de 2 519. Les ventes de charbon passèrent de 215 127 tonnes à 706 890 tonnes, à quoi s’ajoutèrent 8 327 tonnes de coke (la compagnie n’en fabriquait pas dans la première période). Dans les cinq années précédant leur vente, les houillères de Wellington rapportèrent un bénéfice de 3 368 845 $. De toute évidence, la valeur de la compagnie s’accrut énormément sous l’habile direction de Dunsmuir et il fit grossir la fortune familiale de façon substantielle.

On comprend mal pourquoi Dunsmuir se retira des affaires à l’âge de 61 ans. Peut-être en avait-il assez d’affronter des travailleurs de plus en plus militants. Peut-être était-il découragé par la popularité croissante du pétrole aux États-Unis, qui restreignait déjà sérieusement les principaux débouchés de la compagnie. Plus probablement, il vendit au moment où il put réaliser le meilleur bénéfice. On peut aussi supposer qu’il suivait la tendance qui accordait de plus en plus de valeur aux loisirs. Enfin, peut-être était-il motivé par le déclin général de l’économie de l’île de Vancouver ou, comme son père, qui avait cessé au même âge de prendre une part active aux affaires, n’avait-il tout simplement plus envie d’agrandir encore son empire. Il est possible que plusieurs de ces facteurs aient joué.

Dunsmuir se retira donc à Esquimalt et mena dans ses dernières années l’existence d’un gentleman anglais, pêchant et gérant son domaine, Hatley Park. Il s’agissait d’un terrain de 640 acres sur lequel s’élevait un manoir de 50 pièces, de style édouardien, plus une laiterie et un abattoir modernes. Dunsmuir avait aussi un yacht en acier de 218 pieds, le Dolaura, avec salle à manger de 24 places, et un chalet de pêche à la rivière Cowichan. Tout cela n’avait pourtant rien d’ostentatoire. Contrairement à son père, qui s’était bâti un château que l’on pouvait voir de n’importe quel point de Victoria, James Dunsmuir vivait derrière les grilles d’un grand domaine relativement isolé. Pareille retraite n’était pas inhabituelle à l’époque, non plus que sa passion pour la chasse et la pêche. Se qualifiant de « travailleur ordinaire », Dunsmuir, tout comme d’autres hommes d’affaires de sa génération, pratiquait ces sports virils dans l’espoir d’oublier son milieu de travail, où il avait pu se dépenser physiquement et déployer sa compétence. Il se mit également au golf, bien décidé à y exceller.

Cependant, cette compensation ne semble pas avoir suffi. De plus en plus isolé, de plus en plus seul, Dunsmuir ne fut guère heureux dans ses dernières années. Son fils aîné parcourait le monde la bouteille à la main. Son deuxième fils périt dans le naufrage du Lusitania en 1915. Ses filles, mariées pour la plupart à des hommes issus de familles de militaires de la haute société vivant en Grande-Bretagne, menaient une existence frivole. La tradition de grandeur inaugurée au Canada par les Dunsmuir ne se transmettrait donc pas à la troisième génération. James Dunsmuir assista à la désintégration du mode de vie d’inspiration européenne que sa famille avait cultivé avec tant de soin. Après sa mort, survenue dans son chalet de pêche en 1920, ses enfants dilapidèrent toute la fortune en l’espace d’une génération.

Pendant quelques années, James Dunsmuir avait été l’homme le plus riche de la Colombie-Britannique et peut-être aussi le plus influent, en raison de l’autorité que lui conférait son entreprise. Le climat des relations du travail ne s’était pas détérioré uniquement par sa faute, mais, avec ses tactiques musclées, il avait contribué à l’apparition d’un militantisme exacerbé. Il n’avait pas non plus été à l’origine du racisme de ses compatriotes, mais le fait qu’il employait beaucoup d’Asiatiques et les utilisait souvent comme briseurs de grève avait envenimé le débat. Néanmoins, en tant qu’entrepreneur de l’île de Vancouver et puissance dominante de l’économie locale, il avait créé des localités et fourni du travail à des milliers de personnes. Sa retraite coïncida avec le déclin de l’économie de l’île ; le sud de la partie continentale de la province prenait le relais. Certes, Dunsmuir avait exercé son pouvoir dans une époque favorable, mais c’était un homme d’affaires talentueux dont la richesse et l’influence dépassaient celles de son père.

Clarence Karr

AN, MG 26, G (mfm aux BCARS).— BCARS, Add. mss 436 ; Add. mss 1995 ; Add. mss 2175 (mfm) ; GR 441, sér. II ; sér. IX, vol. 385 ; sér. XIV vol. 430–432.— Cumberland News (Union Bay, C.-B. ; Cumberland, C.-B.), 1897–1910.— Daily Colonist (Victoria), 1880–1920.— Ladysmith Chronicle (Ladysmith, C.-B.), 1908–1920.— Nanaimo Free Press (Nanaimo, C.-B.), 1874–1920.— Vancouver Daily Province, 1908–1920.— Victoria Daily Times, 1907–1920.— J. [G. P.] Audain, From coalmine to castle : the story of the Dunsmuirs of Vancouver Island (New York, 1955).— J. D. Belshaw, « The standard of living of British miners on Vancouver Island, 1848–1900 », BC Studies, no 84 (hiver 1989–1990) : 37–64.— Lynne Bowen, Three dollar dreams (Lantzville, C.-B., 1987).— R. E. Cail, Land, man and the law : the disposal of crown lands in British Columbia, 1871–1913 (Vancouver, 1974).— Canada, Commission d’enquête sur la condition des mineurs et des mines dans la Colombie-Anglaise, Report (Ottawa, 1900 ; exemplaire aux BCARS) ; Commission royale sur les conflits industriels en Colombie-Britannique, Report (Ottawa, 1903) ; Commission royale sur l’immigration chinoise et japonaise, Report (Ottawa, 1902 ; réimpr., New York, 1978).— C.-B., Legislative Assembly, Journals, 1900–1902 ; Sessional papers, 1900–1902 ; Statutes, 1900–1902 ; Minister of mines, Annual report (Victoria), 1874–1910.— D. T. Gallacher, « Men, money, machines : studies comparing colliery operations and factors of production in British Columbia’s coal industry to 1891 » (thèse de ph.d., Univ. of B.C., Vancouver, 1979).— S. M. Jamieson, Times of trouble : labour unrest and industrial conflict in Canada, 1900–66 (Ottawa, 1968).— R. A. J. McDonald, « Victoria, Vancouver, and the economic development of British Columbia, 1886–1914 », dans British Columbia : historical readings, W. P. Ward et R. A. J. McDonald, édit. (Vancouver, 1981), 369–395.— D. F. MacLachlan, The Esquimalt & Nanaimo Railway : the Dunsmuir years, 1884–1905 (Victoria, 1986).— Jeremy Mouat, « The politics of coal : a study of the Wellington miners’ strike of 1890–91 », BC Studies, no 77 (printemps 1988) : 3–29.— Eric Newsome, The coal coast : the history of coal mining in B.C., 1835–1900 (Victoria, 1989).— P. A. Phillips, No power greater : a century of labour in British Columbia (Vancouver, 1967).— Terry Reksten, The Dunsmuir saga (Vancouver, 1991).— Martin Robin, The rush for spoils : the company province, 1871–1933 (Toronto, 1972).— P. E. Roy, A white man’s province : British Columbia politicians and Chinese and Japanese immigrants, 1858–1914 (Vancouver, 1989).— Allen Seager, « Socialists and workers : the western Canadian coal miners, 190021 », le Travail (St John’s), 16 (1985) : 23–59.— Virginia Agricultural and Mechanical College, Catalogue of the officers and students (Blacksburg), 18741875.— W. P. Ward, « Class and race in the social structure of British Columbia, 18701939 », BC Studies, no 45 (printemps 1980) : 17–35.

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Clarence Karr, « DUNSMUIR, JAMES », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 14, Université Laval/University of Toronto, 2003– , consulté le 28 nov. 2024, http://www.biographi.ca/fr/bio/dunsmuir_james_14F.html.

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Auteur de l'article:    Clarence Karr
Titre de l'article:    DUNSMUIR, JAMES
Titre de la publication:    Dictionnaire biographique du Canada, vol. 14
Éditeur:    Université Laval/University of Toronto
Année de la publication:    1998
Année de la révision:    1998
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