BRÉBEUF, JEAN DE (surnommé Échon par les Hurons), prêtre, jésuite, fondateur de la mission huronne, né à Condé-sur-Vire, en Basse-Normandie, le 25 mars 1593, mort martyr le 16 mars 1649 au bourg Saint-Ignace, en Huronie (région de Midland, Ontario), canonisé le 29 juin 1930 par Pie XI et proclamé, avec ses sept compagnons martyrs, patron du Canada, le 16 octobre 1940, par Pie XII.

Il y aurait, parmi les ancêtres de Jean de Brébeuf, des compagnons d’armes de Guillaume le Conquérant et du roi saint Louis, et sa famille, dit-on, serait alliée aux comtes anglais d’Arundel. De ses parents immédiats, nous ne savons rien. L’histoire a cependant retenu le nom de deux de ses neveux : Georges de Brébeuf (1617–1661), poète mineur du xviie siècle, et Nicolas de Brébeuf (1631–1691), prieur de Saint-Gerbold, dans la banlieue de Caen.

À 24 ans, Brébeuf entra au noviciat des Jésuites de Rouen. Après deux années (1617–1619) sous la direction du père Lancelot Marin, il fut nommé professeur de sixième (1619–1620) au collège de Rouen, puis de cinquième (1620–1621). Au cours de cette seconde année d’enseignement, la maladie l’immobilisa, lui laissant cependant assez de force pour se préparer au sacerdoce, qu’il reçut à Pontoise en 1622. De 1622 à 1625, il demeura au collège de Rouen, où il remplit la charge d’économe. Il fut ensuite désigné par le provincial de France, le père Pierre Coton, pour les missions de la Nouvelle-France. Parti de Dieppe en avril 1625, il débarqua à Québec en juin, en compagnie des pères Charles Lalemant, Énemond Massé et de deux frères coadjuteurs, François Charton et Gilbert Burel.

Cinq mois de vie errante (20 octobre 1625–27 mars 1626) avec un groupe de Montagnais, voisins de Québec, dans le froid et la neige, constituèrent son apprentissage à la vie missionnaire. Il était à peine initié à la langue et aux coutumes algonquines que son supérieur, cette même année 1626, le désignait, avec le père Anne de Nouë, pour le pays des Hurons. En juillet, pour la première fois, Brébeuf franchit en canot les 800 milles qui séparaient Québec de la Huronie. Les pages qu’il écrivit plus tard sur les conditions de ce voyage font de lui, avec Champlain, Sagard, Chaumont et Allouez, l’un des principaux chroniqueurs de cette grande route de l’Ouest que suivirent longtemps missionnaires, trafiquants et explorateurs. Cette route conduisait les voyageurs, par le Saint-Laurent, l’Outaouais (Ottawa), la Mattawa, la rivière à la Vase, le lac des Népissingues (Nipissing) et la rivière des Français, jusqu’à la baie Georgienne et aux Grands Lacs. Voyage de 20 à 30 jours que rendaient souvent épuisant les nombreux portages, la marche dans les forêts, le fléau des moustiques, les difficultés du ravitaillement, l’absence d’hygiène des Indiens, etc.

Des liens déjà anciens, datant des premières explorations de Champlain, unissaient Hurons et Français. Dans une colonie dont l’existence et le développement reposaient principalement sur le commerce des fourrures, les Hurons constituaient de précieux alliés. Champlain l’avait compris. Les Hurons, en effet, formaient un groupe compact, sédentaire, agricole, doué d’un réel génie commercial. Leur économie, relativement équilibrée, fondée sur la culture du sol, avec l’apport saisonnier de la cueillette en été, de la pêche et de la chasse en automne, leur conférait une incontestable supériorité sur les tribus avoisinantes. Dès leurs premiers contacts avec les Français, les Hurons comprirent que ceux-ci cherchaient d’abord des fourrures. Ils élargirent aussitôt leur commerce. Profitant de leur situation, économiquement et géographiquement privilégiée, ils jouèrent un rôle d’intermédiaires entre des populations au type d’économie différent. Ils concentraient chez eux d’énormes quantités de fourrures qu’ils achetaient aux nomades chasseurs de la Népissingue, du Témiscamingue, de l’Outaouais, du Saint-Maurice et même des territoires de la baie d’Hudson ; en retour, ils offraient à ces derniers maïs, farine, tabac, citrouilles, filets, qu’ils trouvaient chez eux ou chez les tribus du Sud et de l’Ouest appelées Neutres, Pétuns, Chats (Ériés), Puants (Népissingues), Cheveux-Relevés (Outaouais), etc. Les Hurons devinrent ainsi les grands trafiquants de l’époque. Dès que les semailles étaient achevées, ils chargeaient leurs canots et partaient pour la traite avec les Français, dont ils obtenaient en retour des marchandises européennes : fers de flèche, chaudières, haches, aiguilles, hameçons, couteaux, couvertures et surtout porcelaine, matière plus précieuse que l’or aux yeux des Indiens.

L’alliance avec les Hurons offrait d’autres avantages : facilité d’exploration à l’intérieur du pays, établissement de postes de colonisation dans le bassin du Saint-Laurent et, avant tout, évangélisation des Indiens. Pour les missionnaires, l’évangélisation de populations sédentaires et amies était incontestablement plus prometteuse que celle des nomades Algonquins. Cette alliance, toutefois, avait sa contrepartie qui, avec les années, apparaîtrait redoutable : en s’unissant aux Hurons, les Français s’engageaient à les soutenir militairement contre les Iroquois, leurs ennemis héréditaires. Pendant des années, le commerce des fourrures, le développement de la colonie et l’évangélisation dépendraient de l’assistance que la France donnerait à la coalition laurentienne (Algonquins, Montagnais et Hurons) contre les Iroquois. Pour le moment, cette alliance décuplait le commerce des fourrures et facilitait l’entreprise missionnaire.

À son arrivée chez les Hurons, Brébeuf s’établit à Toanché I, dans la tribu de l’Ours, la plus importante des quatre grandes familles de la confédération huronne (tribus de l’Ours, de la Corde, de la Pierre et du Cerf). De ce premier séjour en Huronie (1626–1629), le plus grand profit, pour Brébeuf, fut sans doute, avec l’apprentissage de la langue, une meilleure connaissance du milieu huron. Sur le plan de l’évangélisation, aucun succès apparent. En 1629, Brébeuf était rappelé d’urgence à Québec. Il assista à la prise du poste par les Kirke, en juillet, et dut ensuite repasser en France avec les autres missionnaires du pays. Nommé à Rouen, il fut affecté au service de l’église en qualité de prédicateur et de confesseur. C’est à ce moment (janvier 1630) qu’il prononça ses derniers vœux de jésuite. De 1631 à 1633, nous le trouvons, au collège d’Eu, économe, ministre et confesseur à la fois. Brébeuf revint en Nouvelle-France en 1633 et, dès l’année suivante, accompagné des pères Antoine Daniel et Ambroise Davost, il remontait en Huronie.

Cette fois, il était chargé par le père Paul Le Jeune, son supérieur, de fonder et d’organiser une véritable mission. Dès le début, les Jésuites de la Nouvelle-France mirent dans cette mission le plus vif de leurs espoirs. Aux yeux de Le Jeune, elle représentait un terrain d’essai privilégié pour l’évangélisation des Indiens, et devait constituer une sorte de prototype dont il entendait s’inspirer pour les autres missions. Le premier acte de Brébeuf, comme supérieur, fut de choisir un centre de rayonnement pour la mission. Après mûres réflexions, il se fixa, le 19 septembre 1634, à lhonatiria (Saint-Joseph I), bourg voisin de Toanché, où il avait séjourné de 1626 à 1629. Jusqu’au 9 juin 1637, la mission huronne était confinée dans cette seule résidence. Le travail d’évangélisation, après une phase assez réconfortante, rencontra bientôt, chez les Hurons, une résistance obstinée et croissante. Brébeuf attribue cette résistance à trois facteurs : l’immoralité des Hurons, leur attachement à la coutume du pays, c’est-à-dire à tout ce qui jusque-là constituait leur univers de croyances et de plaisirs, et enfin les épidémies qui ravagèrent le pays.

Ce dernier facteur, notamment, retarda beaucoup le mouvement des conversions. Les épidémies de 1634 (petite vérole accompagnée de dysenterie), de 1636 (grippe maligne) et de 1639 (petite vérole) firent tomber à 12 000 une population que Sagard, Brébeuf et Champlain estimaient à 30 000 âmes. Le contact avec les Européens a été funeste aux Amérindiens, pris au dépourvu par les virus apportés d’Europe. À cet égard, les Iroquois ont été mieux protégés que les Hurons, les colons hollandais et anglais se mêlant peu aux sauvages et se contentant de les attendre derrière leurs comptoirs. En Huronie, ces fléaux répétés rendirent odieuse la présence des missionnaires. L’épidémie de 1636–1637 souleva toute la nation contre Brébeuf et ses compagnons. Ce fut, durant des mois, dirigé par les sorciers, un jeu savant d’insinuations hypocrites, puis de menaces ouvertes et brutales accompagnées de tentatives de meurtre. À l’automne de 1637, toute la mission faillit sauter. Brébeuf, en cette circonstance, adressa au père Le Jeune une sorte de lettre-testament dans laquelle il annonçait le massacre possible de tous les missionnaires.

Après avoir fondé un troisième poste, à Téanaostaiaé (Saint-Joseph II), Brébeuf remit, à la fin d’août 1638, le gouvernement de la mission aux mains du père Jérôme Lalemant, récemment débarqué de France. Lui-même devint supérieur de la résidence qu’il venait de fonder. C’est dans ce ministère que Brébeuf eut à subir les plus dures persécutions de sa carrière. À la suite d’une épidémie de petite vérole, le drame de 1637 se renouvela, mais avec une mise en scène plus tapageuse encore : croix abattues, jets de pierres sur la chapelle, bastonnades, menaces de haches et de tisons enflammés. Brébeuf, au cours de cet orage, vit même une partie de son troupeau déserter la foi qu’il venait d’embrasser. En avril 1640, une sédition s’éleva au cours de laquelle Pierre Boucher* fut blessé au bras, tandis que Brébeuf et Chaumonot étaient battus de coups. Au mois de mai, l’agitation des sauvages décida Lalemant à abandonner la résidence.

À l’automne de 1640, les missionnaires, après s’être concertés, jugèrent bon de commencer deux nouvelles missions : l’une chez les Algonquins, l’autre chez les Neutres. Brébeuf et Chaumonot furent désignés pour cette dernière. Précédés par des agents secrets hurons qui représentaient les missionnaires comme les plus maléfiques des sorciers, tous deux circulèrent à travers une région violemment hostile, partout repoussés, outragés, injuriés. Ce furent cinq mois de travail stérile (novembre 1640–mars 1641). Pour comble de malheur, au retour de cette mission, Brébeuf, en traversant un lac gelé, tomba sur la glace et se brisa la clavicule gauche. Le père Lalemant jugea qu’il était de son devoir de renvoyer Brébeuf à Québec et de le confier aux soins d’un médecin ; il pourrait en même temps y remplir la charge de procureur de la mission qu’occupait le père Ragueneau. Au printemps de 1642, Brébeuf arrivait à Québec après sept années consécutives chez les Hurons.

La fonction de procureur de la mission huronne consistait à pourvoir les missionnaires de tout ce qui pouvait leur manquer (livres, papier, objets de culte, etc.) et à organiser pour eux des convois de marchandises. Pénible épreuve pour Brébeuf : à deux reprises, en 1642 et en 1643, les convois préparés par lui furent saisis par les Iroquois et complètement perdus. Outre cette fonction, Brébeuf, durant son séjour à Québec, eut à s’occuper de l’instruction de six jeunes Hurons confiés à ses soins (septembre 1642–juin 1643). Il remplit aussi, auprès des Ursulines et des Hospitalières, les offices de confesseur, de directeur spirituel et de conseiller. Enfin, les dimanches et jours de fête, il prêcha et entendit les confessions des Français de Québec.

Le 7 septembre 1644, Brébeuf est de retour en Huronie, définitivement cette fois. Il reprend son poste au moment même où commence l’agonie de la Huronie. En effet, le conflit depuis longtemps engagé entre Iroquois et Hurons est sur le point de se dénouer. En 1628, la victoire des Agniers sur les Loups (Mohicans) a fait des Iroquois les fournisseurs en pelleteries des Hollandais de Fort Orange. Désormais, les Iroquois commencent à bénéficier des avantages de la traite avec les Européens. Leur convoitise s’allume. Ils empêchent les autres tribus de traverser leur pays pour échanger des fourrures avec Fort Orange. Ils ambitionnent de jouer auprès des Hollandais le rôle des Hurons auprès des Français. Mais voici que les fourrures, sur leur territoire, se font plus rares. Les Iroquois songent alors à capturer les riches convois des Hurons. À partir de l’année 1637, les Agniers deviennent les pirates de la pelleterie. Pour progresser dans leur lutte, ils demandent aux traiteurs hollandais et réussissent à obtenir des armes à feu. En 1641, ils disposent de 39 mousquets ; en 1643, de 300. Naturellement agressifs, ils sont encore stimulés par la faiblesse de leurs adversaires dont les effectifs, de 1634 à 1640, ont été réduits des deux tiers par l’épidémie. Les Iroquois rêvent donc d’exterminer les Hurons. Cette politique reçoit l’appui de la Nouvelle-Hollande, consciente que la ruine des Hurons signifie celle du commerce français et, du même coup, de la Nouvelle-France. « On nous a escrit de France, note le père Vimont, que le dessein des Hollandois est de faire tellement harceler les François par les Iroquois, qu’ils les contraignent de quitter & abandonner tout, & mesme la conversion des Sauvages ».

En 1641, l’insécurité devient telle en Nouvelle-France et sur la route de la Huronie que le père Vimont, à la demande du gouverneur, M. Huault de Montmagny, et des habitants, charge le père Le Jeune d’aller en France exposer la situation au roi et à Richelieu. En 1642, commencent les désastres qui vont aller se multipliant chaque année. Agniers et Tsonnontouans déclenchent une vaste offensive qui s’étend de la Nouvelle-France à la Huronie. Divisés en petites bandes, ils bloquent systématiquement les avenues du Richelieu, de l’Outaouais et du Saint-Laurent. La colonie française est faible : elle n’a que 400 habitants et ne dispose que de 100 soldats. Les Relations, auparavant gonflées de faits relatifs aux conversions et aux épidémies, ne parlent plus que de massacres et de pillages. L’année 1642, qui voit la fondation de Ville-Marie, est marquée aussi par la prise d’Isaac Jogues, de René Goupil et de Guillaume Couture*. En deux ans (1642–1643), les convois de la mission sont pris par trois fois, en montant ou en descendant. En 1644, le père Bressani est capturé et mis à la torture. Le traité de 1645 ne constitue, dans ce cauchemar, qu’une trêve éphémère puisque, en octobre 1646, Jogues est assassiné. Durant l’été de 1647, la crainte des Iroquois est si vive que les Hurons ne descendent pas à Québec.

Les années 1647–1648 marquent le commencement de l’extermination de la Huronie. Jusque-là, les Iroquois s’étaient contentés de surprendre les convois de traiteurs sur les routes du Saint-Laurent et de l’Outaouais. Maintenant, ils sont au cœur de la Huronie. En 1647, ils massacrent un village des Neutres. Le 4 juillet 1648, profitant de ce que les Hurons sont partis pour la traite, une troupe d’Iroquois se jette sur les villages de Saint-Joseph et de Saint-Michel et fait 700 prisonniers. Le père Antoine Daniel tombe le corps percé de flèches. Le bourg de Saint-Joseph II (Téanaostaiaé) formait, avec Ossossané (La Conception) et Sainte-Marie, le triangle de la résistance huronne. Le 16 mars de l’année suivante (1649), plus de 1000 Iroquois attaquent Saint-Ignace (Taenhatentaron), puis Saint-Louis, où travaillent Brébeuf et Gabriel Lalemant. Ceux-ci, faits prisonniers et conduits à Saint-Ignace, y subissent l’un des martyres les plus atroces des annales du christianisme. Ce que fut le supplice de Brébeuf, le donné Christophe Regnault, spectateur de ses restes, nous l’a dit avec une émouvante simplicité :

« Le Père de Brebœuf avoit les jambes, les cuisses et les bras tous decharnez jusqu’aux os ; Jay veu et touché quantité de grosses ampoules qu’il avoit en plusieurs endroits de son corps ; de l’eau boüillante que ces barbares lui avoient versé en dérision du St Baptesme. Jay veu et touché la plaie d’une ceinture d’écorce toute plaine de poix et de raisine qui grilla tout son corps. Jay veu et touché les bruleures du Collier des haches quon luy mist sur les épaulles et sur l’estomach ; Jay veu et touché ses deux levres quon luy avoit couppées à cause qu’il parloit tousjours de Dieu pendant qu’on le faisoit souffrir.

« Jay veu et touché tous les endroits de son corps, qui avoit receu plus de deux cents coups de baston Jay veu et touché le dessus de sa teste ecorché Jay veu et touché louverture que ces barbares luy firent pour luy arracher le cœur.

« Enfin, jay veu et touché toutes les playes de son corps, comme les sauvages nous l’avoient dit et assuré ».

Devant l’assaut iroquois, les Hurons, au lieu de se ressaisir, furent pris de panique. La tribu de l’Ours, presque au complet, s’enfuit chez les Pétuns. D’autres demandèrent asile aux Neutres, aux Ériés, aux Algonquins, ou s’enfuirent dans les îles voisines. La confédération huronne se disloqua toute. La résidence de Sainte-Marie-des-Hurons ne disposant que de 8 soldats, 22 donnés et 7 domestiques, les Jésuites décidèrent de l’abandonner. Le 14 juin 1649, ils livrèrent aux flammes la construction et se transportèrent, avec quelques centaines de Hurons, à l’île Saint-Joseph (Christian Island), située à quelques milles de là, dans le lac Huron. Le nouvel établissement était à peine terminé qu’un nouveau malheur s’ajoutait aux précédents : en décembre, le village de Saint-Jean, chez les Pétuns, était attaqué et saccagé. À l’île Saint-Joseph, la situation devint bientôt désespérée. La famine, les maladies contagieuses, de nouvelles attaques de la part des Iroquois contraignirent missionnaires et Indiens au départ. Le 10 juin 1650, 300 Hurons, accompagnés des Jésuites et de leurs domestiques, s’embarquèrent pour Québec. Au printemps de 1651, ces débris de la nation huronne s’établirent dans l’île d’Orléans ; ils furent bientôt 600, sous la direction du père Chaumonot.

L’apostolat de Brébeuf en Huronie dura 15 ans. La mission huronne s’éteignit avec celui qui l’avait commencée. Mais, par un contraste saisissant, en même temps que s’accomplissait l’écrasement de la nation, s’opérait sa régénération spirituelle. Les Relations qui, longtemps, ne purent compter les conversions que par unités, parlent des centaines et même des milliers de baptêmes des dernières années. Pour la seule année 1649–1650, le père Ragueneau donne le chiffre de 3 000 baptêmes. La dispersion de la nation huronne a eu pour effet de répandre la foi chrétienne parmi les nations du bassin des Grands Lacs et sur les bords de la rivière des Hollandais (Mohawk). Ces convertis formeront les éléments des chrétientés que les Jésuites iront fonder chez les Iroquois et chez les nations de l’Ouest.

Ce que nous connaissons de Brébeuf nous vient des Relations des Jésuites et surtout de ses propres écrits. Ces écrits, de nature fort différente, couvrent une période de 18 ans, soit de 1630 à 1648. On y trouve deux Relations (celles de 1635 et 1636), un journal spirituel composé de 44 fragments, 15 lettres adressées au supérieur majeur de la Compagnie de Jésus ou à des supérieurs locaux, des instructions ou catéchismes, un dictionnaire, une grammaire, et même deux textes hurons. Plusieurs de ces écrits sont perdus. Ce qui en reste, une vingtaine, totalisant quelque 300 pages, nous permet de reconnaître en Brébeuf le fondateur de mission, l’ethnographe, le mystique et l’écrivain.

La nécessité, pour Brébeuf, de bien comprendre le milieu qu’il cherchait à évangéliser, a été l’occasion d’une précieuse contribution à l’ethnographie amérindienne ; 15 ans de vie chez les Hurons lui ont permis de connaître, mieux que personne, leurs mœurs et leurs coutumes. Avec Champlain et Sagard, Brébeuf reste le témoin le plus important de la période de contact. Pour sa part, il insiste sur la vie sociale, politique et religieuse des Hurons ; en cela il complète Champlain et enrichit Sagard. Sur ces trois aspects, la Relation de 1636 demeure un document unique, cité en première place dans toutes les monographies concernant les Hurons. Le témoignage de Brébeuf est d’autant plus précieux, du point de vue de l’ethnologie, qu’il fixe le portrait des Hurons au moment où ils sont encore eux-mêmes, avant que des épidémies successives, la guerre et les massacres ne les aient réduits à l’état de débris humains ; son témoignage a tout l’intérêt et l’intensité d’une sorte d’instantané.

Comme fondateur de la mission huronne, Brébeuf se trouvait appelé à lui donner sa première orientation. Son gouvernement fut consacré à diverses tâches. Premièrement, à l’établissement des premières résidences. Durant sa supériorité, il fonda Saint-Joseph I à Ihonatiria (19 ou 20 septembre 1634), puis la résidence de l’Immaculée-Conception (9 juin 1637) à Ossossané et enfin celle de Saint-Joseph II, à Téanaostaiaé (25 juin 1638). Ces postés, situés au cœur des deux principales tribus (celles de l’Ours et de la Corde), lui permirent de s’intégrer profondément au milieu huron. Deuxièmement, il s’appliqua à la conquête de la langue. Une première fois, en 1626, Brébeuf avait été choisi comme apôtre de la Huronie, par le père Charles Lalemant, à cause de son talent pour les langues. Après un premier séjour de trois ans, Brébeuf savait assez de huron pour traduire le catéchisme du jésuite Ledesma. Lorsqu’il revint en Nouvelle-France, en 1633, Brébeuf se constitua professeur des pères Daniel et Davost. Une fois en Huronie, en 1634, l’initiation se poursuivit, l’équipe se complétant des pères François Le Mercier, Pierre Pijart, Pierre Chastellain, Charles Garnier et Isaac Jogues, tous travaillant sous là direction de Brébeuf à la compilation d’un dictionnaire et à l’élaboration d’une grammaire. En 1639, la conquête de la langue était chose accomplie. Cette étude, représentant huit ou neuf ans de labeur austère et assidu, fut surtout l’œuvre de Brébeuf. Troisièmement, initié au milieu huron et maître de la langue, Brébeuf entreprit l’œuvre capitale de l’évangélisation. Après avoir d’abord travaillé auprès des enfants, il comprit bientôt que la partie allait se jouer avec les adultes, notamment avec les capitaines et les anciens, en qui résidait la vraie source d’influence. L’œuvre des conversions progressa au début à un rythme très lent. La première conversion d’un adulte en santé eut lieu en 1637. Quatre années plus tard, en 1641, il n’y avait encore que 60 chrétiens.

La correspondance de Brébeuf et, plus encore, son journal spirituel, nous révèlent une âme manifestement engagée dans les voies de l’oraison supérieure et depuis longtemps familière des communications divines. Trois engagements importants marquent l’ascension spirituelle de Brébeuf : en 1631, la promesse de servir le Christ jusqu’au sacrifice de sa vie ; en 1637–1639, le vœu de ne jamais refuser la grâce du martyre ; en 1645, le vœu du plus parfait. Plusieurs textes du journal spirituel manifestent que Brébeuf, comme Jogues, fut gratifié d’une vocation spéciale à la croix. De 1636 à 1641, insulté, battu, lapidé, bafoué, meurtri dans sa chair, Brébeuf a été en Huronie, comme saint Paul, la « balayure » du monde. Engagé dans l’action apostolique, il a été purifié dans l’action et par l’action. Si, en 1645, quatre ans avant son martyre, il a pu prononcer le vœu du plus parfait, c’est que depuis longtemps déjà son âme était toute docilité à Dieu. Le couronnement de cette sainteté vint à Brébeuf par le martyre. Parmi les influences qui ont contribué à former l’âme de Brébeuf, il faut souligner en premier lieu les Exercices spirituels de saint Ignace de Loyola, le livre de l’Imitation de Jésus-Christ, les lettres de saint Paul ; puis l’influence probable du père Louis Lallemant, grand spirituel français du xviie siècle.

Enfin, Brébeuf se révèle un écrivain sans prétention, mais bien doué. Les deux Relations, notamment, où Brébeuf a consigné ses observations de voyageur, d’ethnographe et de missionnaire, sont écrites dans une langue très ferme, d’une étonnante vitalité, riche de mots et d’images, que n’a pas encore touchée l’influence épuratrice, mais appauvrissante, des salons français. Cette langue évoque la saveur et le sourire de Montaigne. Rien de plus délicieusement observé, ni de plus coloré que les chapitres où Brébeuf décrit les conditions de vie en Huronie, les mœurs des Hurons, la grande fête des morts. Rien de plus hautement lyrique que l’Avertissement dimportance adressé aux jeunes religieux de France. La langue de Brébeuf n’a pas vieilli. Plus humbles, mais combien précieuses les quelques notes qui nous restent de son journal intime : ces fragments constituent les toutes premières pages de la littérature mystique du Canada.

Dans le groupe des missionnaires de l’époque, la personnalité de Brébeuf se détache comme l’une des plus hautes en couleur. Toutefois, si Brébeuf s’impose, ce n’est pas d’abord par les dons de l’intelligence, bien qu’ils soient en lui remarquables. Tous ceux qui l’ont approché reconnaissent en effet qu’il était d’un jugement excellent. Sa correspondance en particulier et ses deux Relations révèlent un observateur très fin, pratiquant volontiers certaine forme d’humour. Ses lettres aux supérieurs de la Compagnie de Jésus restent des modèles de clarté, de composition et de sagesse pratique. Mais on ne trouve pas chez lui de ces conceptions hardies à la manière de Lalemant, ou de ces initiatives toujours rebondissantes à la manière de Le Jeune. Brébeuf se distingue plutôt par un bons sens très robuste, par une sorte d’empirisme surnaturel : il unit toujours en ses entreprises prudence humaine et sagesse d’en haut. Ses dons magnifiques restent ceux du cœur et de la volonté. Il n’y a point de petitesses en cet homme, point de mesquinerie. On chercherait en vain dans ses écrits l’indice d’une rancœur, d’un jugement amer, d’une jalousie secrète. Sa douceur résiste à tous les mépris. L’audace, qui signe quelques-unes de ses démarches, est moins un trait de son caractère qu’une forme de son zèle apostolique. Deux extrêmes s’harmonisent en lui : d’une part, l’homme réaliste, ami de la tradition, qui apparaît dans l’économe de collège, l’organisateur de mission, l’humble religieux, et, d’autre part, l’apôtre ardent, énergique, s’offrant à tous les martyres et à toutes les folies de la croix. Tel fut celui qu’on a surnommé « le géant des missions huronnes », et, plus récemment, « l’apôtre au cœur mangé ».

René Latourelle

ACSM, Mémoires touchant la mort et les vertus des pères Isaac Jogues, etc. (Ragueneau), repr. RAPQ, 1924–25 : 3–70 passim.— JR (Thwaites), VIII, X.— Positio causœ.— Desrosiers, Iroquoisie.— Jésuites de la N.-F. (Roustang).— A. E. Jones, "ȣendake Ehen" or Old Huronia, PAO Annual Report, V (1908).— R. Latourelle, Étude sur les écrits de saint Jean de Brébeuf, (2 vol., Montréal, 1952, 1953).— Félix Martin, Hurons et Iroquois. Le PJean de Brébeuf, sa vie, ses travaux, son martyre (Paris, 1877).— Pouliot, Étude sur les Relations des Jésuites.— J. Robinne, LApôtre au coeur mangé, Jean de Brébeuf : étude sur lépoque et sur lhomme (Paris, 1949).— Rochemonteix, Les Jésuites et la N.-F. au XVIIe siècle.— Francis Xavier Talbot, Saint among the Hurons : the life of Jean de Brébeuf (New York, 1949).— André Vachon, L’Eau-de-vie dans la société indienne, CHA Report, 1960 : 22–32 ; Mgr de Laval et la Menace iroquoise, BRH, LXVII (1961) :36–46.

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René Latourelle, « BRÉBEUF, JEAN DE (Échon) », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 1, Université Laval/University of Toronto, 2003– , consulté le 28 nov. 2024, http://www.biographi.ca/fr/bio/brebeuf_jean_de_1F.html.

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Auteur de l'article:    René Latourelle
Titre de l'article:    BRÉBEUF, JEAN DE (Échon)
Titre de la publication:    Dictionnaire biographique du Canada, vol. 1
Éditeur:    Université Laval/University of Toronto
Année de la publication:    1966
Année de la révision:    1986
Date de consultation:    28 novembre 2024