CHEVALIER, HENRI-ÉMILE, journaliste et homme de lettres, né à Châtillon-sur-Seine, Côte-d’Or, France, le 13 septembre 1828, décédé à Paris le 25 août 1879.
On ne connaît à peu près rien des premières années de Chevalier si ce n’est qu’il s’enrôla dans un régiment de dragons en 1847 et qu’il y demeura trois ans tout en collaborant à divers journaux. Le goût qu’il prit à cet à-côté l’incita à quitter l’armée pour se consacrer à plein temps au journalisme politique républicain, occupation aussi risquée à l’époque que le métier des armes. Un article qu’il publia dans le journal qu’il venait de fonder, le Progrès de la Côte-d’Or, le conduisit à la prison de Dijon. Puis Charles-Louis-Napoléon Bonaparte [Napoléon III], après son coup d’État du 2 décembre 1851, condamna massivement à l’exil les républicains. Victor Hugo, idole du jeune Chevalier, s’en fut à Guernesey ; le lointain disciple choisit de continuer aux États-Unis, terre de liberté, une carrière à peine commencée. Il débarqua à New York au printemps de 1852, y travailla au Courrier des États-Unis qu’il quitta après quelques mois lorsque le directeur, Eugène Masseras, mit le journal au service de la cause bonapartiste. À la fin de 1852 ou au début de 1853, il vint à Montréal où il savait trouver des affinités de langage et où il espérait trouver aussi des affinités de pensée. Ses espérances ne devaient pas être trompées.
Dès février 1853, il devient rédacteur en chef de la Ruche littéraire et illustrée que fonde Georges-Hippolyte Cherrier dans le but de publier, par tranches mensuelles de 64 pages, des œuvres exclusivement canadiennes. Mais la Ruche littéraire – à partir de la livraison de mars, elle n’est plus illustrée, faute de bons dessinateurs – ne pourra jamais s’alimenter d’une littérature strictement canadienne : jusqu’à sa disparition finale, en 1859, on y retrouvera des œuvres françaises et des traductions d’ouvrages étrangers. D’ailleurs, Chevalier et ses collaborateurs, comme lui des proscrits pour la plupart, ne purent résister, à partir d’août 1853, au désir de donner « un compte rendu des événements diplomatiques des deux continents ». Intitulé dès lors la Ruche littéraire et politique, le journal livre poèmes et pensées de Voltaire et de Victor Hugo, fait la part large à la poésie romantique, véhicule les idées républicaines et antibonapartistes, condamne l’intolérance qui marque le tumultueux passage d’Alessandro Gavazzi au Canada [V. Charles Wilson]. Chevalier, devenu copropriétaire de la Ruche, y publie par tranches des romans à caractère historique. Signalons « l’Héroïne de Chateauguay », « l’Iroquoise de Caughnawaga », « le Pirate du St Laurent » où l’on retrouve des épisodes tirés de l’Histoire [...] de François-Xavier Garneau* ; on ne peut passer sous silence « les Mystères de Montréal », imitation assez évidente des Mystères de Paris d’Eugène Sue. Le caractère libéral de la Ruche a sans doute autant frappé les contemporains que l’allure dégingandée de ces premiers romans de Chevalier. À telle enseigne qu’un lecteur déplore même les « pitoyables chroniques politiques d’un rouge sanglant » qu’il y lit. Cependant, c’est le manque de fonds qui amène la disparition, en juin 1859, de cette Ruche qu’encore le mois précédent on disait « en pleine voie de prospérité », et non le « rougisme sanglant ». Car, sous ce rapport, Chevalier avait bel et bien trouvé un milieu sympathique dans le Canada des années 1850.
L’Institut canadien se présente alors sous ses vraies couleurs : le divorce de pensée est prononcé entre ses libéraux et l’Église de Mgr Ignace Bourget* et l’on va décidément assister au combat des intransigeances. On ne peut enlever aux membres de l’Institut canadien, sorte d’université populaire selon le mot de Philippe Sylvain, le sens aigu du progrès matériel et social qu’ils veulent imprimer au pays, pas plus que le désir d’aider la collectivité canadienne-française. Leur combat, ils le mènent tambour battant ; leur leitmotiv de « lumière, progrès, science », ils le lancent bien haut. Ils glorifient les révolutions et leurs « immortels principes », ils s’élèvent contre l’autoritarisme que prêche l’Église et contre le pouvoir temporel du pape, ils préconisent la séparation de l’Église et de l’État et même la neutralité de l’enseignement, ils applaudissent, au nom du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, à l’unité italienne qui est en voie de réalisation. Dans cet engagement, ils affrontent le champion indiscuté de l’ultramontanisme le plus rigoureux, Mgr Ignace Bourget, archevêque de Montréal, qui les attend visière levée. Pour lui, l’Église représente l’autorité suprême et tous les catholiques doivent obéissance à son magistère, dans les domaines religieux, scientifique et politique. Ce système théocratique, selon lequel la révolution constitue le « mal absolu », ne peut donc s’accommoder de l’une quelconque des positions des libéraux de l’Institut canadien [V. Doutre].
On devine aisément dans quel camp va se ranger Henri-Émile Chevalier, surtout que l’Église va se rallier de grand cœur à Napoléon III et que cette sympathie va se prolonger jusqu’en 1859 au Canada. Très peu de temps après son arrivée, en 1853, Chevalier est admis à l’Institut canadien, qui, cette année-là, compte 499 membres. La bibliothèque renferme 2 701 volumes, et 66 journaux, canadiens, américains et européens, ornent sa salle de lecture. Le nouvel arrivé, plein d’ardeur, s’entremet pour faire accueillir à l’institut les républicains français de passage à Montréal. En 1854, il y donne deux « lectures » (et l’apostat Narcisse Cyr, trois !), on lui confie un cours en 18 leçons sur l’histoire et la littérature françaises et, fait important, on le nomme bibliothécaire de l’institut. Il dirige toujours la Ruche et trouve le temps de collaborer au Moniteur canadien, à la Patrie et au Pays. Il deviendra d’ailleurs rédacteur en chef de ce dernier journal, organe officiel du libéralisme canadien-français, en juin 1859. Toutes ses activités sont marquées au coin du « rougisme » et Chevalier se définit lui-même ainsi : « Ce que je suis ? Un républicain socialiste. Ce que je veux ? Des réformes socialistes. Ce à quoi j’aspire ? A l’abolition des nationalités. »
Ce credo ne cadre nullement avec l’ultramontanisme maintenant belliqueux de Mgr Bourget. En 1858, il décide de mettre un frein à la diffusion d’idées révolutionnaires par les libéraux de l’Institut canadien et de proscrire livres et journaux qui inoculent ce venin. « Livres impies » et « mauvais journaux » (entendons le Pays) devront disparaître et c’est à l’évêque, fort des décrets du concile de Trente, qu’il appartient de juger du caractère des ouvrages que recèle la bibliothèque de l’institut. Les libéraux voient là une atteinte directe à leur liberté, et l’on imaginerait mal le « citoyen » Pierre Blanchet et Louis-Antoine Dessaulles* faire censurer leurs lectures par Mgr de Montréal. L’Institut canadien conservera donc ses quelques centaines de volumes jugés nocifs par la congrégation de l’Index, mais perdra 135 membres qui ne voudront pas encourir les foudres de leur évêque [V. Cassidy].
Chevalier ne figure pas parmi les dissidents. Il avait abandonné son poste de bibliothécaire, mais n’en continuait pas moins de participer à la vie de l’institut. À preuve, les « lectures » qu’il y donne en 1857 sur « l’histoire, le climat et les productions du territoire de la baie d’Hudson ». Il tient ses assises au « Café de la mère Lepère », ruelle des Fortifications, quand le lui permettent ses multiples activités. Car, en plus de diriger la Ruche, d’œuvrer à l’institut et de collaborer à divers journaux, Chevalier écrit des romans, en traduit d’autres, traduit également les rapports de la Commission géologique du Canada et donne même, moyennant rémunération, des leçons de français. On ne s’étonne pas qu’il soit physiquement miné. (Il semble que sa situation financière ait toujours été précaire, mais on ignore si des obligations familiales alourdissaient son budget. On sait qu’il avait épousé une certaine Sophronie Rouvier qui lui donna au moins un enfant mort-né à Saint-Rémi de Napierville.) Fatigué de ce labeur, conscient peut-être qu’il ne pouvait, même par-delà l’océan, lutter contre Louis Veuillot, il profite de l’amnistie accordée aux exilés politiques par Napoléon III le 16 août 1859. Moins sanglé dans son antibonapartisme que Louis Blanc et Victor Hugo, Henri-Émile Chevalier quitte le Canada le 17 mars 1860. Un vieil ennemi, l’Ordre, avec un soupir de soulagement s’écrie : « Que les vents lui soient favorables ! »
Chevalier n’a que 31 ans, mais il est riche d’une expérience qu’il va essayer de faire valoir dans son pays. Il travaille à la rédaction du Progrès, et de l’Opinion nationale, journal des bonapartistes de gauche. Il touchera aussi à la politique, représentant l’arrondissement de Grenelle au conseil municipal de Paris de 1871 à 1875. Mais c’est l’aspect littéraire de sa carrière qui touche le Canada et qui par là nous intéresse.
James Fenimore Cooper a connu de retentissants succès en France ; les souvenirs sud-américains romancés de Gustave Aimard jouissent toujours d’une grande popularité. Chevalier, dans un monde où la littérature romantique est démodée et où son radicalisme lui ferme la porte des grands journaux, trouve vite sa voie : il monnayera son expérience américaine. Ses tiroirs ne contiennent rien qui convienne. Qu’à cela ne tienne ! Il exhume les Trappeurs de la baie d’Hudson, traduction qu’il a lui-même faite d’un ouvrage de J. H. Robinson et qu’il a publiée dans la Ruche, change le titre et quelques notes du traducteur, et livre résolument les Pieds-Noirs de Henri-Émile Chevalier au public français qui en absorbera six éditions en deux ans. Cette même année, 1861, paraît une traduction française des Wanderings of an artist among the Indians of North America [...] de Paul Kane. Devant une telle occasion, il décide d’écrire une série de romans, les Drames de l’Amérique du Nord, dont les Pieds-Noirs auront constitué le point de départ. La Huronne sera le deuxième jalon. Étrange salmigondis que cette Huronne : les deux premiers chapitres des « Mystères de Montréal » en forment le prologue, huit chapitres de « la Huronne de Lorette » y sont ajoutés tels quels et le reste est emprunté assez libéralement à Paul Kane. La trame est simple (deux jeunes gens, en 1841, quittent Montréal pour aller sur la côte ouest délivrer la fiancée de l’un d’eux) mais sert de prétexte pour décrire la géographie et les mœurs du Canada et en évoquer l’histoire. Les deux voyageurs rencontrent un Métis, Poignets d’Acier, personnage central des volumes suivants (la Tête Plate, les Nez-Percés, les Derniers Iroquois, Poignets d’Acier), qui va s’enrichir dans les mines d’or, combattre les Indiens, diriger les Fils de la liberté durant l’insurrection de 1837–1838, et se résoudre à chasser les Anglais du Canada et de la baie d’Hudson. L’intrigue manque de vraisemblance et les caractères de relief, des personnages sont oubliés au cours d’une si longue route et chaque héroïne est enlevée par des Indiens, mais la « couleur locale » éclate de partout et les volumes ont du succès. Maintenant une autorité sur le Canada, Chevalier publie un roman historique sur Jacques Cartier*, édite fort convenablement le Grand Voyage [...] du frère Gabriel Sagard* et commence une autre série de romans historiques canadiens, sans liens entre eux cette fois. Mentionnons le Chasseur noir, les Requins de l’Atlantique, Peaux-Rouges et Peaux-Blanches et la Fille des Indiens rouges (histoire d’un explorateur français qui précède les Cabot au Labrador et à Terre-Neuve en 1494).
Il faut reconnaître à Chevalier un style vif et alerte, une imagination fertile, gâtée malheureusement par l’absence de toute rigueur dans la construction des intrigues. Ses personnages évoluent au gré d’on ne sait quelle fantaisie et ne servent, souvent, qu’à exprimer les opinions ou les préjugés de leur créateur. Chevalier ne ménage pas les détails et les faits historiques, mais son souci d’exactitude s’apparente trop souvent à celui de son illustre devancier, Chateaubriand. Sa fièvre de production nuit à la qualité de ses œuvres et porte même atteinte à son honnêteté intellectuelle. « Il écrit au jour le jour », dit Edmond Lareau* en parlant de son œuvre littéraire à la Ruche, « à bride abattue, pour remplir les pages du fascicule. On croirait que les imprimeurs lui ont arraché son manuscrit ». Ce jugement peut aussi s’appliquer à son œuvre subséquente.
Henri-Émile Chevalier, en somme, fait partie de ce contingent de républicains français qui, exilés de leur pays, sont venus sur les bords du Saint-Laurent propager leurs idées et attiser le feu à l’Institut canadien. De retour chez eux, ils discourent doctement sur ce pays qu’ils ont connu superficiellement. Peu scrupuleux, travaillant à la vapeur et sacrifiant au goût du temps, Henri-Émile Chevalier ne détonne pas dans ce contexte.
Les principales œuvres romanesques d’Henri-Émile Chevalier sont : L’héroïne de Chateauguay ; épisode de la guerre de 1813 (Montréal, 1858) ; Le pirate du St Laurent (Montréal, 1859). Dans la série intitulée Drames de l’Amérique du Nord : Les Pieds-Noirs (Paris, 1861) ; La Huronne (Paris, 1861) ; Les Nez-Percés (Paris, 1862) ; Les derniers Iroquois (Paris, 1863) ; Les requins de l’Atlantique (Paris, 1863) ; Peaux-Rouges et Peaux-Blanches (Paris, 1864) ; La fille des Indiens rouges (Paris, 1866).
AJM, Registre d’état civil (notes biographiques fournies par J.-J. Lefebvre).— F.-X. Garneau, Voyage en Angleterre et en France dans les années 1831, 1832, et 1833, Paul Wyczynski, édit. (« Coll. Présence ; sér. A : Le Saint-Laurent », Ottawa, 1968).— La Ruche littéraire (Montréal), févr. 1853–1859.— Pierre Larousse, Grand dictionnaire universel du
Marc La Terreur, « CHEVALIER, HENRI-ÉMILE », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 10, Université Laval/University of Toronto, 2003– , consulté le 28 nov. 2024, http://www.biographi.ca/fr/bio/chevalier_henri_emile_10F.html.
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Auteur de l'article: | Marc La Terreur |
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Titre de la publication: | Dictionnaire biographique du Canada, vol. 10 |
Éditeur: | Université Laval/University of Toronto |
Année de la publication: | 1972 |
Année de la révision: | 1972 |
Date de consultation: | 28 novembre 2024 |