La Nouvelle-France, 1524—1713 (suite)
 

Le second point du programme de Talon était d’étendre la Nouvelle-France aux frontières de l’Amérique, aussi bien dans des régions déjà occupées par les Anglais ou les Hollandais qu’ailleurs. Au sud de la Nouvelle-France, il y avait cette Nouvelle-Hollande (New York) arrosée par un grand fleuve et qui profitait douze mois par année d’une porte sur l’océan, alors que la Nouvelle-France, ne pouvant utiliser le Saint-Laurent que durant six mois, demeurait coupée de l’Europe le reste de l’année. Maintes fois, la politique d’expansion inclut l’acquisition de la Nouvelle-Hollande, soit par achat soit par conquête ; et Louis XIV, en 1689, enjoignit à Frontenac de s’emparer de cette colonie, quitte ensuite à en déporter la population, ensemble ou séparément, pour faire place à une colonisation française.

Il était évidemment plus facile de s’étendre dans des régions inoccupées, et c’est ici que les résultats ont été le plus surprenants. L’expansion rapide de la Nouvelle-France fut le fait le plus spectaculaire de notre xviie siècle. En une seule poussée de 25 ans, la Nouvelle-France se dilata jusqu’à la baie d’Hudson, aux Grands Lacs et au golfe du Mexique. Certes, avant Talon, les longs voyages n’avaient pas manqué ; en 1634, Jean Nicollet atteignit le lac Michigan ; de 1658 à 1662, Radisson* découvrit le haut Mississippi, explora le lac Supérieur et, par la rivière Albany, atteignit la baie d’Hudson ; mais c’étaient toujours des aventures individuelles qui n’entraînaient pas nécessairement une occupation officielle des lieux ni un relevé cartographique. Avec Talon commencèrent les explorations organisées ou suivies de très près par l’État : il ne s’agissait plus que de passer, mais de prendre possession des lieux, de lier les indigènes aux intérêts de la France, de revenir avec une description méthodique des régions visitées.

Les explorations de cette époque commencent par l’étude précise d’une nouvelle route, celle du haut Saint-Laurent. Pour gagner les pays d’en haut, on ne connaît toujours que la rivière des Outaouais (Ottawa), étudiée par Champlain en 1613 puis en 1615. En 1669–1670, les sulpiciens Bréhant de Galinée et Dollier* de Casson établissent formellement que le lac Ontario communique avec le lac Érié et le lac des Hurons ; ils font de cette nouvelle route un relevé précis. Semée de trop de rapides, cette route ne sera jamais, sous le Régime français, une route commerciale aux dépens de celle des Outaouais, mais on l'utilisera comme voie militaire de première importance ; par ses postes et ses forts, elle sera le boulevard défensif contre les colonies anglaises du littoral atlantique.

Une importante pénétration vers l’Ouest se pratique en 1671 avec Daumont de Saint-Lusson : il se rend au lac Supérieur, y établit des relations d’amitié avec des Amérindiens qui viennent de très loin et prend possession de tout le pays jusqu’à la mer du Sud, au nom de la France. Peu après, en 1672, Denys* de Saint-Simon et le jésuite Albanel (qui vient d’explorer le lac Saint-Jean) entreprennent une longue randonnée par le lac des Mistassins (Mistassini) et la rivière Nemiskau (Rupert) ; ils atteignent la baie d’Hudson, prennent possession des lieux qu’ils ont traversés et lient les indigènes à la politique française ; même s’ils ne peuvent rien contre les Anglais qui commencent leur traite plantureuse, ils étendent le domaine de la Nouvelle-France ; et celle-ci saura profiter en temps et lieu des belles et abondantes fourrures de cet immense bassin hudsonien.

Décidé par Talon et relié à la recherche d’un passage vers le Pacifique, le voyage d’exploration de Louis Jolliet et du jésuite Marquette ne commence toutefois qu’après le départ de l’intendant. Suivant une route déjà tracée par des découvreurs, Jolliet et Marquette atteignent le haut Mississippi ; ils le descendent ensuite assez bas (jusqu’au 33e degré) pour constater qu’il ne peut se déverser que dans le golfe du Mexique. Il appartiendra à Cavelier de La Salle d’atteindre, dix ans plus tard, l’embouchure du Mississippi et, au nom de la France, de prendre possession du gigantesque bassin de ce fleuve. La Salle commet une erreur de grande taille, qui toutefois ne sera préjudiciable qu’à lui-même. Persuadé que le Mississippi qu’il a descendu n’est pas le Rio de Spiritu Santo (dont les Espagnols connaissaient l’embouchure depuis le xvie siècle) et entêté à décrier les travaux de Jolliet, il veut prouver que la découverte de l’embouchure du Mississippi lui revient tout entière et qu’il ne s’agit point là du Spiritu Santo. Il situe en conséquence sa découverte dans l’angle nord-ouest du golfe du Mexique.

Lorsqu’il y revient par mer en 1684, c’est donc là qu’il débarque, pour bientôt constater que la rivière où il s’est arrêté n’est pas le Mississippi. C’est en essayant de le retrouver par les terres qu’il meurt assassiné.

En 1684, la Nouvelle-France, telle qu’on prétend la posséder, s’étend donc du golfe Saint-Laurent jusqu’au delà du lac Supérieur, et de la baie d’Hudson au golfe du Mexique. Elle ne compte pourtant encore qu’environ 12 000 habitants, presque tous timidement collés aux rives du Saint-Laurent, entre Québec et Montréal. L’expansion n’est quand même pas terminée. Il faut à la Nouvelle-France toute la baie d’Hudson, où les Anglais, établis dans des forts, exploitent l’immense réservoir à fourrures ; elle a besoin de Terre-Neuve pour conserver des pêcheries et, en même temps, contrôler plus sûrement le Saint-Laurent. Passé l’époque des grandes explorations, la Nouvelle-France tente de s’étendre par la force des armes. Une crise vient d’éclater en Europe qui lance l’un contre l’autre le bloc des nations protestantes et celui des nations catholiques : en Amérique, le monde anglais et le monde français vont se faire la guerre.

Disparité effarante des forces au moment où le conflit éclate. Du côté anglais, une population d’environ 250 000 habitants, des colonies fortes d’un commerce extérieur florissant, toutes tournées vers une mer qui leur est accessible toute l’année, riches des produits les plus divers à cause de la variété des climats. De l’autre côté, une colonie qui assurément jouit d’une aire illimitée et que protègent des défenses naturelles, mais qui ne compte guère que 12 000 habitants (à peine la population du petit Rhode Island d’alors), colonie que le climat isole de la France six mois par année, qui ne dispose ni d’industrie ni de marine, dont l’assiette économique n’est toujours que le castor.

Et pourtant, cette colonie si dépourvue a un dynamisme militaire qui stupéfie. C’est elle qui prend l’offensive et qui gagne. Par terre et ensuite par mer, elle fait en quelques années la conquête des forts anglais de la baie d’Hudson ; ses petites troupes s’emparent de Terre-Neuve, elles résistent dans une Acadie mal organisée, elles se lancent en partis de guerre contre la Nouvelle-Angleterre et contre la Nouvelle-Hollande où elles répandent la terreur. Les colonies anglaises veulent répondre par des forces écrasantes : une double invasion, celle de 1690, qui doit surgir par le Saint-Laurent et par le lac Champlain, tourne en un échec lamentable ; et l’Iroquoisie, témoin du succès de la Nouvelle-France, se fait plus réservée dans sa politique d’agression. Elle se prépare à une paix définitive.

Le traité de Ryswick, en 1697, confirme la puissance française en Amérique : si Terre-Neuve redevient colonie anglaise, le traité laisse à la Nouvelle-France la baie d’Hudson et l’Acadie. Mais ce triomphe n’est qu’une trêve ; les forces demeurent en présence : la guerre reprend sur tous les fronts en 1702. C’est encore pour la Nouvelle-France une série invraisemblable d’entreprises heureuses. Avec le concours de forces imposantes, la Nouvelle-Angleterre tente trois invasions contre l’Acadie : ce sont trois échecs ; l’île de Terre-Neuve est de nouveau conquise par les Canadiens, et ceux-ci se maintiennent toujours solides dans la baie d’Hudson ; la puissante flotte de sir Hovenden Walker* qui, en 1711, en se joignant à une armée du lac Champlain, devait enfin éliminer la Nouvelle-France, se perd dans les récifs du golfe Saint-Laurent.

En 1712, la Nouvelle-France a atteint son apogée. Bien installée dans la baie d’Hudson (militairement et commercialement), elle occupe Terre-Neuve, poursuit sa colonisation de l’Acadie, domine l’Iroquoisie qui a fait sa paix, demeure tranquille possesseur de l’immense bassin des Grands Lacs, contrôle absolument la vallée du Mississippi jusqu’au golfe du Mexique, où elle vient de fonder la Nouvelle-Orléans. En face des colonies anglaises, refoulées entre l’Alléghany et l’Atlantique, l’empire français est bâti ; les rêves de Champlain et de Talon sont réalisés.

Mais les rêves sont fragiles. Un traité désastreux, celui que la France signe à Utrecht en 1713, commence la démolition de cet empire. Vaincue en Europe, la France sacrifie l’Amérique. À l’Angleterre, elle rend la baie d’Hudson avec toutes les rivières qui s’y déversent ; elle lui remet Terre-Neuve ; elle cède l’Acadie ; elle accepte que l’Iroquoisie relève désormais de l’Angleterre.

Que devient donc la Nouvelle-France ? Elle n’a plus accès, elle dont l’économie repose tout entière sur le castor, au riche réservoir à fourrures de la baie d’Hudson ; la perte de Terre-Neuve la prive non seulement de la vieille colonie de Plaisance (Placentia, T.-N.), mais du contrôle du golfe et des pêcheries ; en abandonnant l’Acadie, peuplée de colons français, elle se fait éliminer du littoral atlantique ; et, puisque l’Iroquoisie devient en principe un domaine de l’Angleterre, la possession du bassin des Grands Lacs va devenir une question disputée. Enfin, la défaite française en Europe entraîne un désastre économique immédiat : de tout le papier-monnaie qui circule en Nouvelle-France, la métropole ne veut plus reconnaître que le quart.

L’empire français est réduit, en somme, à un long corridor : son entrée septentrionale, dans le golfe Saint-Laurent, est sous contrôle anglais ; son flanc droit est menacé de partout : par le lac Champlain où la frontière naturelle est de moins en moins efficace, par le lac Ontario sur les bords duquel les Anglais viennent s’installer, par l’Alléghany qui n’est plus la barrière étanche du xviie siècle. Au point de vue militaire, la Nouvelle-France n’est plus qu’un corps délicat, qu’on soutiendra par des mesures extrêmement coûteuses ; corps dont la vie économique étouffe parce que le Nord lui est fermé ; il reste le pays de l’Ouest dont Gaultier* de La Vérendrye voudra à des distances prodigieuses canaliser les ressources pelletières vers Montréal.

Et qu’est-ce que 20 000 habitants contre les 400 000 qui peuplent les colonies anglaises depuis Terre-Neuve jusqu’à la Caroline du Sud ? Pauvrement équipée, privée de la baie d’Hudson, écartée de Terre-Neuve, de l’Acadie et de l’Iroquoisie, la Nouvelle-France du xviiie siècle, malgré son air de grandeur, prend de plus en plus figure de colonie en détresse. En dépit de la position désavantageuse qu’elle occupe désormais, elle va quand même, sous la direction d’intendants brillants, tenter cette consolidation en profondeur qu’on avait souhaitée pour elle au siècle précédent.

 

Trudel, Marcel. Professeur et directeur, Institute of Canadian Studies, Carleton University, Ottawa. Directeur adjoint pour le volume premier du Dictionnaire biographique du Canada/Dictionary of Canadian Biography.

 

Marcel Trudel, « la Nouvelle-France, 1524–1713 », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 1 (les Presses de l’univ. Laval, 1966 ; éd. corrigée 1986)

 

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