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ROBIN, CHARLES, homme d’affaires, juge et juge de paix, baptisé le 30 octobre 1743 à Sainte-Brelade, île de Jersey, fils de Philippe Robin et d’Anne Dauvergne, boutiquiers ; décédé célibataire le 10 juin 1824 à Saint-Aubin, île de Jersey.
Même si Charles Robin devint orphelin vers l’âge de 11 ans, il reçut, comme ses frères aînés Philip et John, une bonne éducation. Philip épousa la fille du seigneur de Noirmont et occupa par la suite des postes importants dans l’administration civile de Jersey. De leur côté, John et Charles se tournèrent vers les pêcheries d’Amérique du Nord, que leurs oncles avaient exploitées pendant de nombreuses années. Dès 1763, John était capitaine d’un bateau qui pêchait la morue à Terre-Neuve. Charles ne commanda jamais de navire, mais il en vint à très bien connaître tout ce qui touchait les questions navales. En 1765, les trois frères s’associèrent à James Pipon de Noirmont, beau-frère de Philip, et à Thomas Pipon de La Moye, futur beau-frère de John, pour fonder la Robin, Pipon et Cie. La même année, l’entreprise envoya un brick faire de la reconnaissance dans les pêcheries de l’île du Cap-Breton et, en 1766, Charles se rendit à la baie des Chaleurs afin d’y visiter les anciennes pêcheries françaises. Il y vit du poisson en abondance et repéra sur les rivages de la Gaspésie d’excellentes grèves pour le séchage ; il y retourna donc l’année suivante pour pêcher et pour acheter du bois et des fourrures aux Acadiens et aux Indiens de la région de Paspébiac.
Depuis la Conquête, la baie des Chaleurs était devenue le théâtre d’une concurrence féroce et ruineuse entre les Néo-Écossais, les habitants de la Nouvelle-Angleterre et des marchands de Québec, tels Jacques Terroux* et William Smith, ce dernier étant le représentant de la Moore and Finlay [V. Hugh Finlay*]. En 1768, Robin retourna dans la baie avec deux navires, mais ceux-ci furent saisis et vendus avec leur cargaison par des agents des douanes à qui certains des concurrents de Robin avaient appris qu’il ne s’était pas conformé à une loi rarement appliquée, laquelle obligeait les habitants des îles Anglo-Normandes à faire passer leurs bateaux par les douanes d’Angleterre. Les protestations suscitées par la Robin, Pipon et Cie furent si vives que la loi fut abrogée l’année suivante, mais la jeune entreprise, qui avait perdu la somme énorme de £2 700 (cours d’Angleterre), ne reçut qu’une indemnité d’environ £250.
Même si un à un ses concurrents abandonnaient la partie, Robin continuait de croire fermement que le commerce de la baie des Chaleurs pouvait être lucratif. Les réserves inépuisables de morue s’écoulaient facilement dans l’Europe catholique. Dès les années 1770, Robin expédiait en Espagne et au Portugal plusieurs milliers de quintaux (de 112 livres chacun) de morue séchée, de même que de petites quantités de saumon, de fourrures, d’huile de morue et de bois en Angleterre et à Québec. En échange de ces produits, il importait des marchandises qu’il vendait aux pêcheurs et du sel pour la conservation du poisson. Vers 1770, une société distincte, la Robin and Company, fut formée pour exploiter les pêcheries du Cap-Breton ; John Robin fut placé à sa tête et Charles y avait des intérêts. Dès cette année-là, ce dernier était le représentant résidant de la Robin, Pipon et Cie à Paspébiac, où il établit le centre de ses activités et construisit des claies pour le séchage du poisson. Plus tard, un autre établissement vit le jour à Percé. Au début, Charles Robin ne faisait affaire qu’avec des pêcheurs de l’endroit (des Acadiens surtout) mais, en 1774, avec John, il fit venir plus d’une centaine d’Acadiens exilés pour qu’ils s’installent à la baie des Chaleurs et dans l’île du Cap-Breton [V. Jean-Baptiste Robichaux*]. Ils firent aussi venir des Jersiais pour remédier à la pénurie chronique de main-d’œuvre qui était le plus grave problème des marchands de poisson de la région.
L’entreprise des Robin, édifiée avec tant de patience, se trouva presque anéantie au début de la Révolution américaine. En 1776, John Paul Jones détruisit à peu près toutes les installations de John Robin au Cap-Breton. Deux ans plus tard, des corsaires américains vinrent à Paspébiac, capturèrent un des bateaux de Charles, le chargèrent de poisson et de fourrures, puis pillèrent et incendièrent ses magasins ; Robin fut capturé mais s’enfuit presque immédiatement dans les bois. Rentré à Jersey, il servit jusqu’à la fin de la guerre comme officier dans la milice, laquelle aida à repousser une tentative d’invasion française en 1781. Charles estimait que la Révolution américaine avait causé aux Robin £6 000 de pertes directes, sans compter celles qui découlaient de l’impossibilité de commercer.
Robin retourna à la baie des Chaleurs en 1783 comme associé d’une nouvelle entreprise, la Charles Robin and Company. Sa part s’élevait à un huitième environ, le reste appartenant surtout à des membres des familles Robin et Pipon. Il possédait aussi le quart des intérêts de la Philip Robin Company, qui reprit les biens de la Robin and Company à l’île du Cap-Breton et engagea un administrateur pour s’en occuper, John Robin étant demeuré à Jersey. Charles rebâtit sans délai les magasins, les quais et les logements de Paspébiac.
Même si Robin ne disposait peut-être pas de capitaux plus gros que ceux de la douzaine de nouveaux concurrents énergiques qu’il devait affronter, il s’assura finalement un quasi-monopole sur le commerce de la région grâce à un mélange d’expérience, d’habileté, de bonnes relations, de travail acharné et de planification minutieuse. Robin savait par expérience où se trouvaient les plus riches pêcheries et les meilleures grèves pour le séchage. Avec le temps, il avait appris à comprendre la mentalité des pêcheurs acadiens et, étant Jersiais, il parlait et écrivait leur langue. De plus, lors de ses premiers voyages, il avait noué des relations utiles avec de grands acheteurs internationaux de poisson.
En appliquant astucieusement un système de paiement en nature, Robin assura une stabilité à long terme aux exportations de la compagnie. Il se servait rarement de numéraire car il créditait plutôt les prises d’une année et débitait l’équipement, les marchandises, les provisions et le sel qu’il avait avancés aux pêcheurs. Une fois pris au piège du crédit, les pêcheurs se révélaient presque incapables d’acquitter leurs dettes, et Robin était assuré d’une main-d’œuvre stable. De plus, grâce à ce système, il obtenait de la morue séchée à un prix qui ne dépassait pas la somme dont les pêcheurs avaient besoin pour subsister.
Les relations de Robin furent aussi pour beaucoup dans la réussite qu’il connut à compter de 1783. Son frère Philip s’occupait consciencieusement de la partie européenne du commerce et l’approvisionnait bien. De plus, Charles conclut une entente de non-concurrence sur le poisson et de service mutuel de transport pour les approvisionnements et le courrier avec Francis Janvrin, qui faisait du commerce dans la baie de Gaspé à partir de Jersey et avait quelques actions dans la Charles Robin and Company. Conscient de la valeur de l’influence politique, Robin s’assura le soutien des fonctionnaires de la région, surtout lorsqu’il s’agissait d’acquérir les grèves et les terres à bois nécessaires à une grande entreprise de pêche. En 1784, il persuada le lieutenant-gouverneur de la Gaspésie, Nicholas Cox*, de ne pas concéder immédiatement des terres autour de Paspébiac à quelque 400 loyalistes ; l’année suivante, il en obtenait quelques-unes pour sa compagnie. Au cours de l’hiver de 1787, Robin se rendit à pied jusqu’à Québec pour conseiller le gouvernement provincial sur la pêche à la morue. Avec l’appui de Cox, qui avait alors de lourdes dettes envers la compagnie de Robin, le gouvernement émit en 1788 une ordonnance qui profita à l’entreprise de plusieurs manières, surtout en empêchant quiconque, sauf elle, d’acquérir de grandes parties de grève. Le successeur de Cox, Francis Le Maistre*, était un Jersiais ami de la famille Robin, mais sa mauvaise santé l’empêcha d’apporter une aide importante. Le député de la Gaspésie à la chambre d’Assemblée du Bas-Canada était Edward O’Hara, qui voyait la Charles Robin and Company d’un bon œil et pour qui Robin faisait une campagne active. Robin lui-même occupa plusieurs postes de très grande importance dans la région : il fut juge à la Cour des plaids communs vers 1788–1792, juge de paix à compter de 1788 et membre du conseil des terres du district de Gaspé à partir de 1789. En cette dernière qualité, il avait le droit de se prononcer lors de l’examen des demandes de concession foncière et avant la remise des billets de localisation. Cependant, s’il fit ouvrir, grâce à son influence, un bureau saisonnier des douanes à New-Carlisle, près de Paspébiac, il ne parvint pas à obtenir de primes sur les exportations ni une exemption de droits sur les produits importés, avantages dont bénéficiait l’industrie de la pêche dans d’autres colonies. Néanmoins, il était satisfait de la protection que ses alliés lui assuraient contre des interventions gouvernementales qui pouvaient nuire à ses affaires, et l’indifférence que le gouvernement de Québec avait pour le district de Gaspé lui permit de bâtir tranquillement un monopole.
Robin travaillait dur pour mettre sa situation à profit. Si l’on excepte son voyage d’affaires à Québec en 1787, il ne quitta pas la baie des Chaleurs entre 1783 et 1802. Menant une existence frugale et ordonnée, il avait peu d’intérêts en dehors de son commerce et il ne se maria jamais. C’était lui qui définissait la plupart des orientations de la Charles Robin and Company et assurait l’administration générale des affaires courantes. Ayant l’autorité nécessaire pour prendre des décisions sans délai, il exploita les pêcheries de la Gaspésie avec plus de succès que ses concurrents, dont la plupart étaient installés à Londres ou à Québec. Ainsi en 1793, il eut l’occasion d’acheter la seigneurie de la Grande-Rivière, qui comprenait une bonne grève près de riches pêcheries. Située non loin de Paspébiac et de Percé, elle devint le troisième poste en importance de Robin.
Robin était un excellent planificateur qui faisait preuve de conservatisme. Il évitait de prendre des risques et ne tenait pas à réaliser absolument de gros profits. Pour lui, il était plus important que ses exportations croissent lentement mais sûrement et que les importateurs européens le tiennent pour un bon fournisseur de poisson de qualité. Robin se spécialisa de plus en plus dans la morue séchée et renonça au bois, aux fourrures, au maquereau et à la morue salée. Loin d’innover dans les techniques de production et de commercialisation, il s’efforçait de faire fonctionner efficacement les méthodes traditionnelles. Son but était de créer une entreprise autosuffisante en observant le principe de l’intégration verticale. La plus grande partie du poisson venait des pêcheurs locaux, mais une certaine quantité était capturée par les employés de la compagnie ; leurs prises étaient séchées sur les grèves de la compagnie par des hommes venus chaque été de la région de Québec. La compagnie avait aussi ses navires qui transportaient le poisson jusqu’aux points de vente et rapportaient la plus grande partie des fournitures. Au cours des années 1790, Robin ouvrit un chantier naval à Paspébiac ; outre des chaloupes et de petits schooners de cabotage, il s’y construisit tous les deux ans un navire d’environ 200 tonneaux spécialement conçu pour transporter du poisson en Europe. En raison de cette intégration et de son système de paiement en nature, Robin devint presque le seul marchand à exporter de la morue séchée à partir de la rive nord de la baie des Chaleurs. Une partie de son succès vint de sa prudence en affaires ; l’organisation de son entreprise et ses relations avec les pêcheurs s’inspiraient largement, sauf en ce qui concernait la recherche de profits, des pratiques des entrepreneurs jersiais qui l’avaient précédé et de celles des commerçants français venus en Gaspésie avant la Conquête.
Tous ces facteurs réunis permirent aussi à Robin de survivre à la guerre contre la France révolutionnaire qui porta le coup de grâce à ses derniers concurrents. Toutefois, en mai 1794, la marine française captura avec leur cargaison trois de ses navires qui revenaient à Paspébiac. À l’automne, un navire transportant 4 900 quintaux de poisson séché fut pris au large de l’Espagne. De plus, la guerre créa une pénurie de transporteurs maritimes (à laquelle il put faire face grâce à son chantier de Paspébiac) et fit obstacle à ses navires qui devaient se rendre aux points de vente pendant la haute saison. Plus tard, elle ferma à Robin ses plus importants débouchés, l’Espagne et le Portugal, mais il réussit à s’en créer d’autres, temporaires, en Nouvelle-Angleterre et dans le Bas-Canada. En fait, il put maintenir ses exportations aux niveaux d’avant-guerre, c’est-à-dire exporter rarement moins de 13 000 quintaux par année.
Charles Robin se retira à Jersey en 1802, au moment où le traité d’Amiens semblait avoir mis fin aux hostilités. La Charles Robin and Company possédait alors cinq navires, un grand établissement à Paspébiac (comprenant le chantier naval, une petite ferme, des quais, des cabanes où l’on préparait le poisson pour le séchage, des entrepôts et des logements pour une centaine d’employés), un poste secondaire à Percé et la seigneurie de la Grande-Rivière. On ignore de quel ordre étaient les profits de la compagnie. Plus que de l’argent, Robin y avait investi son existence. Comme administrateur, il avait reçu un modeste salaire annuel de £150 ; en 1800, il estimait que sa part valait environ £2 250. Il ne laissa pas de grande fortune à sa mort, en 1824. Le but de sa vie avait été d’assurer la pérennité de l’entreprise qui portait son nom ; c’est dans cet esprit qu’il avait formé son neveu Philip Robin à compter de 1783 et pris pendant plusieurs années un autre de ses neveux, James Robin, comme élève. Philip assuma la gestion de l’entreprise à la baie des Chaleurs en 1803 et James devint directeur à Jersey vers 1808. Leur oncle les avait bien préparés, et son objectif se réalisa : la compagnie continua de dominer l’économie de la baie des Chaleurs pendant encore un siècle.
Une bibliographie détaillée concernant Charles Robin se trouve dans David Lee, The Robins in Gaspé, 1766–1825 (Markham, Ontario, 1984). Les sources et études suivantes sont d’un intérêt particulier. [d. l.]
APC, MG 23, GIII, 24 ; MG 28, III18 ; RG 68, General index, 1651–1841 : 276, 324, 534.— Judicial Greffier (St Helier, Jersey), Judicial greffe probate registry 1819, 4 : 378.— Jules Bélanger et al., Histoire de la Gaspésie (Montréal, 1981).— R. E. Ommer, « From outpost to outport : the Jersey merchant triangle in the nineteenth century » (thèse de
David Lee, « ROBIN, CHARLES », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 6, Université Laval/University of Toronto, 2003– , consulté le 28 nov. 2024, http://www.biographi.ca/fr/bio/robin_charles_6F.html.
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Auteur de l'article: | David Lee |
Titre de l'article: | ROBIN, CHARLES |
Titre de la publication: | Dictionnaire biographique du Canada, vol. 6 |
Éditeur: | Université Laval/University of Toronto |
Année de la publication: | 1987 |
Année de la révision: | 1987 |
Date de consultation: | 28 novembre 2024 |