OUGIER, PETER, capitaine de navire et marchand ; décédé en juillet 1803 à Dartmouth, Angleterre.
Certains hommes entrent dans l’histoire à cause de leurs qualités personnelles, d’autres à cause de leur rôle dans de grands événements. Mais il en est d’autres encore dont on se souvient simplement parce que leur nom apparaît dans des documents faciles d’accès et parce qu’ils peuvent bien représenter la mentalité ou les groupes de leur époque. Peter Ougier est de ceux-là. Parmi les personnages que la mythologie terre-neuvienne condamne, le marchand du sud-ouest de l’Angleterre occupe une place de premier plan. Or Ougier comparut comme témoin lors de la célèbre enquête parlementaire de 1792–1793 sur le commerce à Terre-Neuve. Il était loquace, emphatique et réactionnaire. Les dépositions faites à l’enquête parurent dans trois rapports. Attirés par ces éléments, les historiens ont ressuscité Ougier ou deux de ses confrères qui avaient été témoins, et les ont présentés au monde dans toute leur splendeur chaque fois qu’ils avaient besoin de mettre en scène un marchand du sud-ouest de l’Angleterre.
Pourtant, même si les pratiques commerciales et les conceptions générales d’Ougier ressemblaient beaucoup à celles de ses collègues, on se trompe peut-être en le considérant comme le marchand type de son temps. Les marchands craignaient le changement et surtout l’intervention du gouvernement dans les affaires de Terre-Neuve, mais Ougier était encore plus réactionnaire que les autres. En général, ils envisageaient avec pessimisme l’avenir de la pêche et de leur fortune, mais Ougier était encore plus sombre qu’eux. On peut dire que, tout comme le fils d’un commerçant qui aurait fréquenté un collège privé en Angleterre au xixe siècle, il embrassa de son plein gré la philosophie de sa classe au lieu d’en hériter, ce qui expliquerait la ferveur avec laquelle il défendit sa vision traditionaliste de l’existence. Certains aspects de sa carrière étayent cette hypothèse. D’abord, il ne venait sans doute pas du sud-ouest de l’Angleterre. Son père était probablement capitaine de navire à Guernesey et dut faire du commerce le long des côtes, aux Antilles, en Virginie et dans les Carolines, mais jamais à Terre-Neuve. Ougier lui-même déclara qu’il avait commencé à faire du commerce à Terre-Neuve à partir du port de Dartmouth aux environs de 1760 et qu’il avait toujours continué par la suite, mais les faits connus ne semblent pas le confirmer. Le nom d’Ougier apparaît pour la première fois sur un document en 1769, au moment où il commandait un navire marchand qui appartenait à Arthur French, de Dartmouth, et qui venait à Terre-Neuve non pas pour pêcher, mais pour chercher du poisson qui devait être livré à un marché de la Méditerranée. En 1771, il interrompit temporairement ses relations avec Dartmouth pour commander des navires dont les propriétaires habitaient Londres et qui, contrairement à ses assertions, ne faisaient pas toujours voile sur Terre-Neuve. Il se familiarisa donc d’abord avec le commandement des navires, et non avec les techniques et l’organisation de la pêche. En 1775 cependant, il entreprit soudain de faire de la pêche à Terre-Neuve à son propre compte. Son entreprise fut au début d’une envergure inhabituelle : il acheta un établissement de pêche à Bay Bulls et commença avec au moins trois navires. On suppose qu’il avait reçu un héritage, car aucun capitaine de navire marchand des années 1770 n’aurait pu en faire autant avec ses simples économies, amassées légalement ou non.
Par conséquent, Ougier lui-même était probablement le genre d’homme qu’il allait condamner avec sévérité en 1792, c’est-à-dire un « nouvel aventurier », un spéculateur. En entrant dans un domaine qu’il connaissait peu, allait prétendre Ougier, le spéculateur rompait le fragile équilibre de la concurrence qui existait entre ceux qui s’y trouvaient déjà et se ruinait lui-même tout en ruinant les autres. Pourtant, la carrière d’Ougier contredit ses propres prévisions sur le sort du « nouvel aventurier ». En effet, dès 1788, il possédait 8 navires, avait étendu son entreprise jusqu’à St John’s et employait chaque année de 600 à 800 pêcheurs et marins. Il avait aussi acheté pour 5 000 guinées un domaine près de Dartmouth et était renommé pour sa libéralité envers ses amis. Fait plus surprenant encore, il avait d’une certaine façon convaincu le groupe fermé des marchands de Dartmouth de l’accepter comme chef et comme porte-parole lors d’une campagne qui visait à éliminer les « oppressions et tracas » causés par de nouvelles lois comme le Palliser’s Act de 1775 [V. sir Hugh Palliser*] et à restaurer à Terre-Neuve cet âge d’or au cours duquel il y avait eu peu de lois – d’ailleurs faciles à transgresser – et aucun avocat, et où toutes les classes sociales avaient vécu dans une merveilleuse harmonie. Ougier exerça ses premières pressions politiques entre 1783 et 1786 en prévenant fermement le gouvernement britannique que toute restauration du commerce et des relations entre Terre-Neuve et la nouvelle république des États-Unis provoquerait inévitablement et sans délai l’effondrement de la pêche. Le gouvernement ne fut impressionné qu’à demi, la reprise des échanges fut autorisée, et les marchands, y compris Ougier, continuèrent de prospérer si bien qu’en 1787 ils réclamaient que le gouvernement accordât avec plus de largesse des permis de commerce avec les États-Unis.
Par ailleurs, en 1790, les inquiétudes d’Ougier face à l’avenir de la pêche étaient beaucoup plus grandes. Les prises ayant été trop nombreuses et le commerce ayant été trop élargi, le boom de l’après-guerre avait pris fin, et nombre de marchands faisaient faillite un peu partout. Les litiges occasionnés par ces faillites provoquèrent l’écroulement du système judiciaire de Terre-Neuve, ce qui amena le gouvernement à intervenir davantage en présentant en 1791 un projet de loi sur la création d’un tribunal civil [V. Mark Milbanke] et un autre qui améliorerait les règlements sur la pêche. On assista du côté des marchands à une véritable levée de boucliers. Attribuant la dépression aux lois, ils coordonnèrent avec soin une campagne qui toucha tous les ports de la Grande-Bretagne où l’on faisait du commerce avec Terre-Neuve et forcèrent le gouvernement à instituer en 1792–1793 une enquête parlementaire sur l’état de ce commerce. Une foule de fonctionnaires et de marchands, dont Aaron Graham, George Cartwright, sir Hugh Palliser et John Waldron, y comparurent comme témoins, les trois principaux marchands étant John Jeffrey, de Poole (ancien associé de Thomas Street), ainsi que William Newman, cousin de Robert Newman, et Ougier, de Dartmouth. Ougier et Newman rivalisèrent de violence, et d’incohérence, dans leurs arguments contre les lois existantes et proposées, mais le gouvernement ne se laissa pas impressionner. Même s’il abandonna le projet de réglementation, le Palliser’s Act, tout comme ce que l’on appelait l’Amending Act de 1786, qui apportait des changements mineurs à la loi précédente, et les mesures judiciaires demeurèrent intacts. Ougier et Newman firent de nouveau valoir que le commerce s’effondrerait du jour au lendemain, mais le gouvernement n’était pas de cet avis. Le comité parlementaire déposa un rapport qui ne contenait aucune recommandation, et, au moment de sa publication, les hostilités contre la France avaient fait sombrer ce problème dans l’oubli.
Ougier et ses confrères marchands avaient trop insisté sur leur cause et, par leur incohérence et leurs exagérations répétées, avaient ennuyé le gouvernement au point de s’en faire un ennemi. Pourtant, leurs prédictions sur l’avenir de la pêche n’étaient pas dénuées de fondement. Le commerce à Terre-Neuve connut des heures très sombres pendant les hostilités qui entourèrent la Révolution française, mais il se rétablit bientôt. Par contre, le commerce fait à partir de Dartmouth n’eut pas un sort aussi heureux. En 1800, de graves pertes avaient mené nombre des marchands de cette ville à la faillite, et Ougier lui-même ne pouvait plus exploiter que deux navires. En outre, il eut une déception personnelle. Son fils aîné, Benedict, était mort à l’âge de dix ans et le seul autre qui survivait, Peter, ne manifestait aucun intérêt pour le commerce de son père à Terre-Neuve. En fait, Peter renoua avec la tradition de ses ancêtres des îles Anglo-Normandes et obtint quelque succès comme corsaire. Fait prisonnier, il s’établit à Londres après sa libération.
Faute de correspondance personnelle et de livres de comptes, on ne sait pas au juste pourquoi Peter Ougier en vint à s’inquiéter sérieusement de ses affaires. Mais c’était un homme fondamentalement pessimiste. Entre 1793 et 1802, il avait vu d’autres marchands de Dartmouth devenir insolvables et se retirer du commerce. En outre, comme d’autres, il devait faire face à de mauvaises créances de plus en plus nombreuses. On peut imaginer qu’en juillet 1803, il ne pouvait plus supporter l’idée que de nouveaux combats contre la France viendraient menacer son entreprise, où son fils de toute façon ne lui succéderait pas. Déprimé parce qu’il se croyait en faillite, il se suicida. Généreux jusqu’au bout, ses concitoyens lui donnèrent une sépulture chrétienne. Ougier avait laissé ses affaires dans un état tel que les derniers dividendes ne furent pas versés à ses créanciers avant 1813. Triste ironie, ils reçurent 19 shillings et 1 penny par livre. Le pauvre Ougier n’avait sans doute jamais fait faillite.
BL, Add. mss 37219.— Devon Record Office, 2992A ; 2993A.— Hunt, Roope & Co. (Londres), Robert Newman & Co., ledgers and letterbooks (mfm aux PANL).— PANL, GN 2/1.— PRO, ADM 1/471–476 ; ADM 7/154–155 ; 7/317–319 ; BT 1 ; BT 5 ; BT 6/86–87 ; BT 98/3–17 ; CO 194 ; CO 324/7 ; CUST 65 ; E 190 ; HCA 26.— Lloyd’s Evening Post and British Chronicle (Londres).— Lloyd’s List.— St. James’s Chronicle or the British Evening Post (Londres).— Sherborne Mercury or the Weekly Magazine (Sherborne, Angl.).— Trewman’s Exeter Flying Post, or Plymouth and Cornish Advertiser (Exeter, Angl.).— Reg. of shipping.— Keith Matthews, Lectures on the history of Newfoundland : 1500–1830 (St John’s, 1973).— Prowse, Hist. of Nfid.— Keith Matthews, « Historical fence building : a critique of the historiography of Newfoundland », Newfoundland Quarterly (St John’s), 74 (1978–1979), no 1 : 21–30.
Keith Matthews, « OUGIER, PETER », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 5, Université Laval/University of Toronto, 2003– , consulté le 28 nov. 2024, http://www.biographi.ca/fr/bio/ougier_peter_5F.html.
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Auteur de l'article: | Keith Matthews |
Titre de l'article: | OUGIER, PETER |
Titre de la publication: | Dictionnaire biographique du Canada, vol. 5 |
Éditeur: | Université Laval/University of Toronto |
Année de la publication: | 1983 |
Année de la révision: | 1983 |
Date de consultation: | 28 novembre 2024 |