LAMPMAN, ARCHIBALD, poète et fonctionnaire, né le 17 novembre 1861 à Morpeth, Haut-Canada, premier enfant et fils unique d’Archibald Lampman et de Susannah Charlotte Gesner ; décédé le 10 février 1899 à Ottawa.

On a coutume de réunir Archibald Lampman, William Bliss Carman*, Charles George Douglas Roberts* et Duncan Campbell Scott* sous l’appellation de « poètes de la Confédération » ou « groupe des années soixante ». Il est vrai que ces quatre écrivains, tous nés entre 1860 et 1862, grandirent dans l’atmosphère d’espoir que fit naître la loi du Parlement de Grande-Bretagne qui, en 1867, fit un pays des colonies de l’Amérique du Nord britannique. Il est vrai aussi que la nature occupe une place de choix dans leur œuvre, dont se dégage un vague transcendantalisme. Pourtant, ce serait une erreur de croire qu’ils formaient un cercle. Lampman n’était intime qu’avec Scott ; cette amitié allait illuminer son existence dans la période qui s’écoulerait entre son arrivée à Ottawa, en 1883, et sa mort précoce à 37 ans.

Dans l’enfance de Lampman, Morpeth était une petite localité blottie dans l’onduleuse contrée agricole qui avoisine le lac Érié et qui constitue aujourd’hui l’ouest de l’Ontario. Aux confins est du village, chemin Talbot, s’élevait une petite église rouge dont son père avait la charge. Lampman était d’ascendance loyaliste par son père et sa mère. Ses ancêtres paternels étaient allemands et ses ancêtres maternels hollandais, mais ses deux grands-mères étaient écossaises.

Peter Lampman, son grand-père, appartenait à la troisième génération d’immigrants allemands qui s’étaient fixés au New Jersey en 1750. Après la Révolution américaine, la famille s’était installée dans le Haut-Canada et avait établi une ferme arboricole entre Thorold et St Catharines. Archibald, le père du poète, était le troisième fils de Peter Lampman et d’Agnes Ann McNeal, fille de colons écossais venus de Baltimore habiter dans le Haut-Canada. Diplômé du Trinity College de Toronto en 1857, il avait été ordonné prêtre de l’Église d’Angleterre et nommé rector de l’église Trinity à Morpeth. C’est là qu’il fit la connaissance de Susannah Charlotte Gesner et qu’il l’épousa en mai 1860.

Issus d’une famille suisse et hollandaise, les ancêtres paternels de Susannah Charlotte Gesner avaient immigré à Tappantown (Tappan, New York), où eux et leurs descendants avaient exploité une ferme et un moulin à farine. Comme dans le cas des Lampman, c’est la révolte des colonies américaines, en raison du choix d’allégeance qu’elle imposa à chacun en 1776, qui poussa les Gesner à entreprendre le voyage qui allait finalement les mener dans le Haut-Canada, et plus précisément à Morpeth. Le grand-père maternel du poète, David Henry Gesner, naquit et grandit en Nouvelle-Écosse. Parti vers l’ouest à l’âge de 27 ans, il obtint en 1825 une concession de 200 acres au bord du lac Érié. En 1827, il épousa Sarah Stewart, fille d’immigrants écossais de l’Ulster. Les Gesner devinrent des gens prospères, et c’est dans l’église de Morpeth, à laquelle ils versaient des dons depuis les tout premiers travaux de construction, que leur fille, Susannah Charlotte, épousa le révérend Archibald Lampman en 1860.

La lignée est honorable et constitue un bel exemple de réussite pionnière, et si le jeune Archie, comme on le surnommait affectueusement, n’en parle guère dans ses écrits, c’est probablement parce que ses racines plongeaient trop profondément dans le sol nord-américain pour susciter en lui quelque interrogation. Les sujets de tourment n’allaient pas lui manquer, mais son identité ne serait pas du nombre. De la personnalité façonnée à partir d’un héritage aussi composite, on ne peut dire que ceci : les éléments intellectuel, contemplatif et actif étaient équilibrés. Archie était un premier-né ; il allait avoir, assez rapidement, trois sœurs.

Lampman eut une enfance heureuse. Sans doute ses parents étaient-ils sévères, conformément à l’esprit du temps, mais ils étaient aimants, et il en garda un souvenir affectueux jusqu’à la fin de ses jours. Point de démons ici. En 1866, les Lampman s’installèrent à Perrytown, près de Port Hope, où le révérend avait été nommé rector. Cependant, dès l’année suivante, ils vivaient à Gore’s Landing, sur le lac Rice, à une dizaine de milles au nord, sur l’ancienne piste de Peterborough. C’est là, dans cette campagne idyllique, que Lampman vécut de l’âge de 7 à 13 ans – période si déterminante dans la vie d’un être. Il vaut d’ailleurs la peine de rappeler que les trois régions qu’il connut le mieux – le comté de Kent dans l’ouest de l’Ontario, le district du lac Rice dans le centre, l’Outaouais et les collines de la Gatineau sur la frontière québéco-ontarienne – étaient toutes, hiver comme été, d’une grande, parfois d’une spectaculaire beauté. Amorcée par son père, l’éducation du jeune Archie, largement fondée sur la Bible et les classiques, se poursuivit au lac Rice. Gore’s Landing avait une école assez réputée ; il y entra en 1870. Elle était tenue par Frederick William Barron, que l’on a rangé plus tard parmi « les premiers éducateurs canadiens les plus fameux ». Barron était diplômé de Cambridge, et l’établissement dont il avait doté cette région pionnière du Haut-Canada ressemblait assez aux écoles préparatoires d’Angleterre. Lampman se débrouillait bien. Sans être d’une précocité remarquable, ce garçon aux cheveux châtains et aux yeux noisette, qui avait des manières tout à fait avenantes, était manifestement de ceux dont on peut dire qu’ils feront quelque chose de bien. Seule la maladie, semble-t-il, assombrit ces belles années. En novembre 1868, il contracta un rhumatisme articulaire aigu qui se compliqua au point qu’il boita durant quatre ans. Il en garda aussi une faiblesse cardiaque qui explique en partie sa mort précoce. Puis ce nuage se dissipa. La nature offrait constamment ses merveilles au jeune homme : le lac recelait des caches à poissons et de grandes étendues de riz sauvage ; les souches faisaient place aux cultures dans les champs ; les oiseaux et les fleurs sauvages abondaient dans la forêt vierge. L’esprit et l’âme, tout comme les sens, trouvaient à se nourrir. Les Barron vivaient dans le voisinage ainsi que les Atwood, soit la fille et le gendre d’une autre voisine, Catharine Parr Traill [Strickland], qui venait à l’occasion au presbytère ; parfois Susanna Moodie [Strickland*] montait de Belleville faire une visite à sa sœur. En classe comme au grand air, au village comme à la maison, l’atmosphère était propice à la réflexion et aux arts.

Puis, en 1874, cette période bénie prit fin : Lampman et sa famille s’installèrent dans une ville affairée, Cobourg. C’était pour des raisons de santé, semble-t-il, que son père y avait accepté un poste subalterne, celui de vicaire à l’église St Peter. Ils habitaient en face de l’église, dans une maison étroite et haute, en brique rouge, dont l’arrière donnait sur le lac Ontario. Comme l’argent était rare, M. et Mme Lampman donnaient des leçons particulières pour suppléer le revenu du vicariat. Archie, alors âgé de 13 ans, s’inscrivit au Collegiate Institute de, Cobourg. En 1876, il allait entrer à la Trinity College School, dans la ville voisine, Port Hope ; c’était le meilleur endroit où se préparer à des études supérieures, et il allait y rester jusqu’en 1879.

Le déménagement à Cobourg marqua donc, pour Lampman, l’entrée du chemin bien droit qui allait le mener cinq ans plus tard à l’université. Non pas, bien sûr, au Victoria College de Cobourg, qui était méthodiste, mais au Trinity College de Toronto, anglican et alma mater de son père. Peut-être est-il possible, à ce moment de son histoire, de discerner quelque chose de l’adulte dans le jeune homme. Comme les Lampman accordaient beaucoup de prix à l’instruction, ils devaient tenir pour acquis que, malgré leurs moyens modestes, leur fils décrocherait un diplôme universitaire. Mais en vue de quoi : le pastorat, le droit, la médecine, l’enseignement ? Chose étrange, il n’est question nulle part des projets que sa famille caressait pour lui, ni de ses propres aspirations. Entre-temps, il est sociable et actif, continue d’avoir de bonnes notes et remporte même des prix et des bourses. Toutefois, ses lectures se diversifient, débordent les matières scolaires. Les ouvrages d’histoire et les récits de voyage lui plaisent particulièrement. Comme certains romantiques anglais qu’il explore, il se laisse séduire par les contes qui parlent de temps reculés et de pays lointains. Le Classical dictionary [...] de John Lemprière deviendra un de ses livres de chevet. Duncan Campbell Scott, qui l’aimait comme un frère, dira plus tard que, au moment d’entrer à l’université, il n’était qu’un « étudiant touche-à-tout ». Bien sûr, Archie a peut-être déjà, en secret, l’ambition de devenir poète, mais il n’écrit pas encore de poèmes, et lorsqu’il fera ses premières armes en littérature, à l’université, ce sera vers la prose qu’il se tournera. Ainsi, il approche de la vingtaine sans savoir ce qu’il fera de son avenir. Bientôt, il se lancera en poésie, mais son malaise persistera.

Lampman remporta des distinctions en première année d’université, mais il n’allait terminer ses études, en 1882, qu’avec la mention « assez bien ». Le grec et les classiques grecs lui inspiraient une passion tenace ; dans les dernières semaines de sa vie, il allait traduire Homère. Entré au Literary Institute peu après le début du premier trimestre, il en vint rapidement à connaître le comité de rédaction du Rouge et Noir, périodique du collège dans lequel il publia en 1880–1881 ses premiers textes : un essai sur Shelley et un traité intitulé « Friendship ». Le premier poème qu’il publia, Verses, parut dans le numéro de février 1882. Entre-temps, il continuait de lire un peu de tout, s’exerçait à écrire (il avait commencé un roman) et goûtait sa nouvelle liberté, dont l’élément le plus précieux était peut-être bien les conversations tenues avec ses condisciples dans la fumée des pipes et les odeurs de bière et de fromage. Oui, voilà ce qui primait : le sentiment d’appartenir à une communauté, de partager des affinités. John Almon Ritchie, futur dramaturge, devint un ami intime, tout comme Joseph Edmund Collins, qui serait bientôt un journaliste et un biographe réputé. Et puis, hors les murs de l’université, Toronto était en plein éveil littéraire. Goldwin Smith*, journaliste politique et homme de lettres arrivé depuis quelques années d’Angleterre, tenait sa cour à la Grange. À peu près au moment où Lampman était entré à l’université, Smith avait lancé le Bystander, dont il était rédacteur en chef et écrivait bon nombre des articles. En 1883, il allait fonder un périodique de littérature et de critique, le Week, auquel beaucoup d’auteurs canadiens allaient collaborer, dont Lampman à son heure. Le premier rédacteur en chef du Week fut Charles George Douglas Roberts ; c’est à Toronto, à cette époque, que Roberts et Lampman firent connaissance et nouèrent une amitié fondée sur la poésie. Lampman était fin prêt pour cette rencontre. En 1891, à Ottawa, dans une conférence intitulée « Two Canadian poets » (Roberts et George Frederick Cameron*), il rappelait (l’anecdote est restée célèbre) que dix ans plus tôt, il avait passé presque toute une nuit de mai dans l’« excitation la plus fébrile », à lire et relire Orion, and other poems, le premier et tout nouveau recueil de poèmes de Roberts. L’impossible était devenu réalité. « Ce me semblait une chose merveilleuse, disait-il, que pareille œuvre puisse être celle d’un Canadien, d’un jeune homme, de l’un de nous. On aurait dit une voix venue de quelque nouveau paradis de l’art, nous appelant à nous mettre au travail. »

Tout cela était emballant, mais Lampman ne pouvait échapper à ce fait : ses jours à l’université étaient comptés et il devrait bientôt trouver un emploi. La perspective d’enseigner l’enchantait si peu que, dans les offres de services qu’il envoyait aux conseils scolaires, il en allait presque jusqu’à se tourner en dérision. Accepté à Orangeville, il passa trois mois pénibles, ceux de l’automne de 1882, à enseigner dans une école secondaire. « Suis le conseil de quelqu’un dont les yeux sont très ouverts, écrivit-il à son ami John Ritchie : ne descends jamais dans les abîmes de la pédagogie si une autre voie, n’importe laquelle, s’offre à toi ici-bas. » En décembre, il quitta son emploi et retourna à Toronto. Presque tout de suite, grâce à l’influence de son ami Archibald Campbell, dont le père, sir Alexander, venait d’être nommé maître général des Postes, on lui offrit une place de commis au département des Postes à Ottawa. Il entra en fonction en janvier 1883.

Dans un hommage écrit un an après la mort de Lampman, Scott allait qualifier de « sereines et sans histoires » les 16 dernières années de la vie du poète. Sans histoires elles le furent, au sens habituel du terme. Il demeura tout ce temps au département des Postes et n’eut qu’une promotion, plus ou moins automatique. Il refusa la perspective d’un emploi à Boston, où son ami Edward William Thomson* était rédacteur en chef du Youth’s Companion. On parla d’un poste à la bibliothèque de la Cornell University, mais cela ne se matérialisa pas.

Bien que Lampman se soit rarement aventuré loin d’Ottawa, il allait à la campagne à la moindre occasion, car il n’aimait pas la ville. Ottawa n’était pas grand à l’époque – à peine plus de 20 000 habitants dans les années 1880 – et la campagne n’était pas loin. La région de Hogs Back, à l’ouest de la ville, lui était familière : ses parents y avaient un chalet au bord du canal Rideau. Souvent aussi, après avoir traversé le pont qui menait à Hull et suivi les sentiers du bord de la rivière, il allait dans les collines boisées de la Gatineau. Une fois que Scott lui eut enseigné à faire du canot, il put découvrir l’âpre beauté du Plateau laurentien, qui l’émerveilla. Avec Scott et d’autres, il explora le cours supérieur de la Gatineau et de la Lièvre, et poussa plus loin, jusqu’au lac Témiscamingue et au lac Temagami. Au moins une fois, il se rendit en cet endroit si accidenté de la rive nord du Saint-Laurent, les Éboulements, dans la province de Québec. Jamais il ne vit les Prairies ni l’Ouest, et même dans l’Est, il évitait les villes : à part quelques visites à Toronto et Montréal, il alla deux fois à Boston, une fois à Québec et une fois à Digby, en Nouvelle-Écosse, où il visita de la parenté.

Le 3 septembre 1887, à Ottawa, Lampman épousa Maud Emma Playter. Elle avait 20 ans et était la fille du docteur Edward Playter*, anciennement de Toronto. En 1892, ils eurent une fille, Natalie Charlotte, et en mai 1894, un garçon, Arnold Gesner, qui mourut en août. Un troisième enfant, Archibald Otto, vit le jour en 1898. À cause de leur situation financière, les Lampman vécurent quelque temps chez les Playter après le mariage.

Du 6 février 1892 au 1er juillet 1893, Lampman collabora, avec Scott et William Wilfred Campbell*, à une rubrique hebdomadaire du Globe de Toronto qui s’intitulait « At the Mermaid Inn » : il écrivit 87 petits textes à 3 $ la copie. En même temps, la poésie continuait, discrètement, d’occuper le centre de ses pensées. Il travailla dur pour faire son apprentissage et maîtrisa rapidement son art. Toujours à l’affût de sujets, il polissait inlassablement ses vers d’une étape à l’autre – brouillon, carnet de notes, manuscrit définitif – et précisait constamment ses images, changeant un mot ici, une tournure là, jusqu’à ce qu’elles aient cette netteté qui caractérise ses meilleures pièces.

Dans cette dernière partie de sa vie, Lampman composa plus de 300 poèmes dont à peine la moitié furent publiés avant sa mort. Des poèmes isolés ou des groupes de poèmes parurent dans les revues littéraires de l’époque : au Canada, dans le Week surtout, et aux États-Unis, dans le Scribner’s Magazine, le Youth’s Companion, l’Independent, l’Atlantic Monthly et le Harper’s Magazine. En 1888, en partie grâce à un héritage touché par sa femme, il publia Among the millet and other poems. En 1895, après avoir connu bien des déboires avec plusieurs éditeurs, il soumit Lyrics of earth à la Copeland and Day de Boston, qui lança l’ouvrage au printemps suivant. Un troisième recueil, Alcyone, and other poems, était sous presse au moment de son décès, mais Scott en interrompit l’impression (12 exemplaires spécimens furent imprimés à titre posthume à Ottawa en 1899) car il escomptait faire paraître un recueil complet à la mémoire de Lampman l’année suivante.

Lampman était devenu membre de la Société royale du Canada en 1895. Dans sa nécrologie, le Journal d’Ottawa notait qu’il avait appartenu au Social Science Club et, chose quelque peu surprenante pour ceux qui n’en trouveraient qu’un faible écho dans sa poésie, qu’il avait été membre de la Fabian Society et l’« un des principaux socialistes de la ville ». En surface, sa vie avait bien été sans histoires.

Avait-elle pour autant été « sereine » ? Non. De plus en plus, à compter de la fin de ses études universitaires, Lampman était devenu le jouet d’une « sensibilité morbide », pour reprendre ses propres termes. Ironiquement, la poésie était à la fois l’une des grandes causes et le remède de son mal. Avant de quitter Toronto pour Ottawa, il avait écrit à un ami : « Un bien ou un mal – la poésie est, pour certains hommes, comme la montagne magnétique des Mille et une Nuits, qui démembrait les navires en leur arrachant jusqu’à leurs clous. La même illusion me mènera sans doute à la ruine, en me rendant inapte à quelque profession sûre sans pour autant combler, au bout du compte, aucun des fumeux espoirs que j’ai fondés sur elle. » Assurément, la poésie ne conduisit pas Lampman à la ruine, mais ce qu’il disait dans cette lettre allait se révéler assez prophétique. Dès la fin des années 1880, il maîtrisait à la perfection le genre sur lequel sa réputation reposerait en dernière analyse : le court poème sur la nature. Depuis toujours, pourtant, il voulait faire quelque chose de plus grandiose, des poèmes qui auraient contenu « davantage de vie humaine », comme il le disait, et, dès lors, encouragé par son ami Thomson, il travaillait à une série d’épopées, dont certaines existaient déjà à l’état embryonnaire, inspirées de vieilles légendes et de la tradition biblique. Mais il ne réussissait pas : il savait, comme ses critiques allaient le découvrir, que ces œuvres ne contenaient pas la moindre étincelle de vie. En 1893, il était littéralement abattu : « Je suis bon à une chose, écrivait-il à Thomson, dépeindre la nature, comme on dit, et je ferais mieux de m’y confiner. » Le temps qu’il lui fallut pour trouver un éditeur à Lyrics of earth accrut son sentiment d’échec. À la même époque, un « drame personnel » dont les détails n’ont été révélés que récemment troubla son existence : depuis quelque temps, il avait une liaison avec une collègue du département des Postes, Katherine Waddell. Il avait fait sa connaissance en 1889, et il devenait évident qu’ils devaient rompre. Devant toutes ces épreuves, on serait porté à dire « Pauvre Archie ! », comme Scott le fit à l’occasion. Un jour, des critiques établiraient un parallèle entre ses malheurs et ceux de Keats. Pourtant, s’il éprouva souvent des difficultés financières, il ne connut jamais la pauvreté et ne fut jamais, non plus, pourfendu par la critique. Il avait des amis assez haut placés. Scott et Thomson lui manifestaient une loyauté incomparable. Il avait beau mépriser – et railler dans ses lettres – le milieu intellectuel d’Ottawa (« Je suffoque. Eussé-je le génie de Milton, je n’arriverais à rien. »), il connaissait, outre Scott, John George Bourinot*, Campbell, William Dawson Le Sueur*, Ritchie, d’autres hommes instruits et cultivés. Néanmoins, à ses yeux, son angoisse était bien assez réelle. Son talent était à la hauteur de son zèle, et il est (peut-être avec Isabella Valancy Crawford*) le premier poète canadien pour qui rien ne comptait vraiment en dehors de l’imaginaire poétique. Aussi perçoit-on chez lui le problème qui surgit dans la dernière partie du xixe siècle, quand la poésie cessa d’être simple passe-temps pour devenir obsession. Pour se défendre, il repoussait encore plus le monde, qu’il avait toujours tenu à distance. Son refuge, c’était la nature, et la poésie qu’elle engendrait. Par bonheur, il trouva la paix dans la dernière année de sa vie. À la veille de sa mort, il travaillait à l’un de ses plus beaux poèmes sur la nature, Winter uplands.

Lampman n’atteignit l’excellence que dans un nombre relativement restreint de poèmes – le tiers de sa production peut-être. Les deux autres tiers, dans lesquels il faudrait inclure les longs récits comme The story of an affinity et David and Abigail, de même que bon nombre de ses poèmes sentencieux quasi philosophiques tels Strife and freedom et Good speech, lui donneraient à peine droit à l’attention sérieuse d’un biographe. Ses premières influences littéraires furent celles que l’on s’attend à trouver chez l’enfant d’une famille cultivée et résolument anglophile de l’époque : Shelley, Wordsworth, Keats, Coleridge, Tennyson et Arnold, ainsi que, dans une moindre mesure, Byron, Browning et Swinburne. Keats et Arnold comptèrent plus que tous les autres : le premier pour la sobriété et l’intensité de ses images (« Keats, disait-il, a toujours exercé sur moi une telle fascination et a tellement imprégné tout mon esprit que j’ai l’impression d’en être une sorte de pâle réincarnation. »), le second pour son grand idéalisme et son ton moral. Mais au bout du compte, ce qui importait, c’étaient ses poèmes, ceux qu’il façonnait à sa propre manière. Tout comme Antée, Lampman reprenait force chaque fois que ses pieds touchaient le sol. Il faisait de la nature sa bonne compagne ; il observait, il ressentait, il notait. En le lisant, on a l’impression de voir, par une petite fenêtre, un morceau de paysage minutieusement ordonné, où aucun détail ne manque. Claude Thomas Bissell a parlé avec raison de « réalisme pittoresque », mais cette définition demeure trop simple. Certes, Lampman restitue, en faisant appel aussi bien à l’ouïe qu’à la vue, le détail de ce qu’il perçoit. Il écrit par exemple : quand le vent se lève, les « feuilles miroitantes » du peuplier « battent / À l’unisson comme d’innombrables petites mains » ; dans « la pâle profondeur du midi », par une journée torride, « Une grive errante module doucement / Sa délicate rengaine flûtée » ; la « sèche cigale » devient « ce violoneux fou du chaud mitan de l’année » ; évoquant une promenade d’hiver en forêt, il dit « Une branche craque ici et là, et son léger fardeau / Vole à mes côtés en une bruine prismatique » ; étendu dans un pré de fléole à l’époque des moissons, il entend « le craquètement du foin fané à la fourche » ; en canot sur une rivière, il regarde sept canards s’élever de l’eau et « Partir en lançant un sifflement tournoyant ». À eux seuls pourtant, que seraient ces détails bien ciselés (et ils sont légion), sinon « une ondée d’images scintillantes », comme Arnold le disait à propos des poètes spasmodiques, qui au milieu du xixe siècle écrivaient des vers pleins de clinquant ? En fin de compte, c’est parce qu’ils s’élèvent à un niveau d’appréhension extraordinairement organisé, unifié, que ces poèmes sont du grand art. À la manière de Whitman, le poète flâne et convie son âme. L’atmosphère est onirique ; d’ailleurs, de tous les mots clés du code de Lampman, le mot « rêve », ou l’un quelconque de ses dérivés, est certainement celui qui ouvre le mieux sur son monde. Puis le rêve devient transe, et l’observateur, encore installé à un point de vue, à quadriller son champ, glisse par quelque processus mystique jusque dans les essences mêmes du tableau. La symbiose est étonnamment complète. Des rimes qui semblent couler de source, une métrique bien maîtrisée, des harmonies sûres renforcent l’unité du canevas. Quelle place semblables processus laissent-ils aux idées ? Pas beaucoup.

La vision que Lampman avait du monde était simple. Comme nombre de ses collègues, il avait perdu foi dans les dogmes chrétiens et la religion institutionnalisée ; l’ombre de la Croix ne s’étend pas sur sa poésie. Ce qui reste, c’est un idéalisme ardent, un humanisme, laïque mais élevé qui s’attache moins à la gloire de Dieu qu’à la gloire de l’âme humaine cheminant vers la paix, la justice et la liberté au fil d’une relation transcendante avec la nature, appelée Terre Mère dans nombre de poèmes. De tous les courants de pensée du xixe siècle qui ont influencé Lampman, le transcendantalisme était probablement le plus important. Cette philosophie était dans l’air ; on pouvait en être imprégné sans être disciple d’Emerson. D’une sensibilité extrême aux problèmes sociaux, Lampman en a parlé avec force dans un essai sur le socialisme (resté inédit de son vivant) et dans deux poèmes visionnaires, The city of the end of things et The land of Pallas. Cependant, quand il pénétrait dans le monde de la nature, il se dépouillait – tel une comète qui laisse ses débris derrière elle – de la plupart de ces préoccupations, tout comme de l’attirail d’aphorismes et d’impératifs moraux qu’il avait hérités d’une époque sentencieuse. Une fois dans cet univers qui était véritablement le sien, et à mesure qu’il passait de la perception sensorielle à l’identification mystique, la structure des attitudes et des valeurs devenait élémentaire et perdait tout dogmatisme. Sa lecture précoce de Shelley lui avait enseigné et avait nourri en lui l’idée du contemptus mundi, ou rejet du monde. Dans bon nombre de ses meilleurs poèmes, la ville est là, symbole du mal, antre du matérialisme, de la convoitise et de la cruauté entre les hommes. Mais, indice révélateur, elle est derrière lui. Il fait face à la nature, qui d’abord fortifie le corps et l’esprit, puis devient à la fin sacramentelle, le moyen par lequel l’Âme (d’ordinaire il écrit ce mot avec une majuscule) « Se sent enfin monter à quelque hauteur » tant elle aspire à s’unir à « l’Esprit Maître du monde ». Les idées ne sont donc pas absentes, mais ce sont Plutôt des idées transcendantes. Dans la conclusion de Heat, un de ses poèmes les plus célèbres, le narrateur dit : « Dans la pleine fournaise de l’heure / Mes idées deviennent incisives et claires. » Quelles idées ? Cela n’est pas dit. Le court poème intitulé The choice commence par un rejet du « conflit » et de la « pompe » du monde puis se termine par ces lignes : « Je m’assieds dans l’herbe venteuse et grandis / Aussi sage que la vieillesse, aussi gai qu’un enfant. » Dans ce que Lampman a écrit de meilleur, c’est l’idée elle-même qui est poème.

En août 1895, Lampman écrivit une lettre morose et amère à Thomson. Après s’être qualifié de lâche et d’hypocondriaque, il concluait : « Je suis un poète mineur d’un genre supérieur, voilà tout. » Abstraction faite de la mélancolie dans laquelle il se trouvait à ce moment, il n’était probablement pas loin de la vérité. Le grand poète nous emmène dans un monde imaginaire dont les frontières lumineuses reculent sans cesse devant nos esprits et nos sensibilités déployés. Lampman ne fait pas cela. Et pourtant, depuis près d’un siècle, il suscite, chez les critiques et chercheurs (y compris, récemment, nombre d’auteurs de thèses et de mémoires), une attention plus amicale et plus persistante qu’aucun autre de ses contemporains poètes. Scott fait peut-être exception, mais non Carman et Roberts. Placés tôt à l’avant-scène, ils ont été couverts d’éloges à peu près jusqu’à la fin des années 1920, puis ont été éclipsés.

Plusieurs motifs expliquent pourquoi Archibald Lampman et son œuvre ont si bien résisté au temps. Premièrement, et cela n’a peut-être pas grand-chose à voir avec sa poésie, c’est un personnage extrêmement attachant. La publication récente de sa correspondance avec Thomson a confirmé l’image qu’en projetait Scott, à savoir qu’il était très intègre, plein d’esprit et de charme, et, il faut le préciser, d’un courage considérable. Il était surtout, peut-être pour son malheur, toujours honnête envers lui-même. Deuxièmement, durant près d’un demi-siècle, Scott s’est fait le gardien et le promoteur de son héritage. Il a été le grand initiateur de l’édition souvenir de 1900 qui rassemblait l’œuvre poétique de Lampman. C’est encore lui qui a fait paraître un beau choix de poèmes en 1925 et une autre édition fondée sur une sélection plus rigoureuse en 1947, l’année de sa mort. Enfin – et cela importe plus que tout – il s’est associé à Edward Killoran Brown* pour lancer en 1943 un recueil définitif (du moins le pensaient-ils) de textes jusque-là inédits, At the Long Sault and other new poems ; et en cette occasion, comme d’autres fois auparavant, il n’a pas hésité à apporter, aux versions manuscrites des poèmes, ce qu’il considérait comme des améliorations. Tels que nous les connaissons, Lampman l’homme et Lampman le poète sont donc, à proprement parler, des créations de Duncan Campbell Scott. Ni l’un ni l’autre n’auraient pu se trouver en de meilleures mains. Le troisième motif tient moins à des facteurs externes. À son meilleur, Lampman était un maître. Les nombreuses modifications qui distinguent ses versions définitives de ses premiers jets en témoignent. Une fois achevée, sa poésie dégage une imagerie précise mais évocatrice et, dans l’ensemble, une sorte d’effet immédiat dépouillé des ornements sentimentaux et didactiques qui encombrent une bonne partie de la poésie de son temps. Aussi n’a-t-il eu aucun mal à survivre à la transition qui s’est opérée au Canada entre la poésie traditionnelle et la poésie moderne, et qui a provoqué à la fin des années 1920 de vigoureuses attaques contre le caractère souvent brumeux de ce qu’on appelait l’école de la Feuille d’érable, soit les poètes des années de la Confédération. Lampman, lui, a passé l’épreuve haut la main. Dans les années 1940, avec quel plaisir Louis Dudek et Irving Peter Layton, tout absorbés par leur quête de la « conscience sociale », en ont-ils découvert au moins des lueurs dans deux poèmes de Lampman, To a millionaire et Epitaph on a rich man ! Dans un ouvrage intitulé On Canadian poetry, paru à Toronto en 1943, Brown n’a eu aucun mal à reclasser les « poètes de la Confédération » en fonction des honneurs qu’ils méritaient : Roberts et Carman ont été détrônés, et Lampman hissé au sommet à côté de Scott. C’était un jugement critique d’importance, et dans l’ensemble, il a tenu le coup. Enfin, il y a toutes les récompenses intangibles qui nous attendent quand on se trouve devant l’excellence, quels qu’en soient l’époque ou le lieu d’origine. Les sonnets de Lampman, et surtout ceux qui portent sur la nature, se rangent parmi les meilleurs qui aient été composés en langue anglaise. Peut-être les vers mémorables ne sont-ils pas un critère solide pour juger de la qualité de la poésie, mais ils nous parlent, et les poèmes de Lampman sont pleins de vers de ce genre. La ligne finale d’un poème sur l’automne est restée gravée dans l’esprit de Brown : « Octobre et sa pluie de feuilles ruinées ». C’est une petite flamme que celle de Lampman, mais elle est brillante, et elle brûlera longtemps.

Robert L. McDougall

L’œuvre publiée d’Archibald Lampman, tant la poésie que la prose, est devenue plus facile à trouver puisqu’elle a été réimprimée accompagnée d’introductions savantes. Des bibliographies complètes de ses œuvres et de celles dont il est le sujet sont celles de L. R. Early, « Archibald Lampman (1861–1899) », Canadian writers and their works, Robert Lecker et al., édit., introd. de George Woodcock (9 vol. parus, Toronto, 1983–  ), poetry ser., 2 : 135–185, et du même auteur, Archibald Lampman (Boston, 1986) ; un ouvrage antérieur à celui de George Wicken, « Archibald Lampman : an annotated bibliography », The annotated bibliography of Canada’s major authors, Robert Lecker et Jack David, édit. (7 vol. parus, Toronto, 1979–  ), 2 : 97–146. Voici une sélection des sources et des études les plus importantes.

AN, MG 29, D59 ; MG 30, D61, 2 : 521.— Beechwood Cemetery (Ottawa), Burial records, 1894.— Bibliothèque du Parlement (Ottawa), Archibald Lampman papers.— City of Ottawa Arch., A. L. [Archibald Lampman], framed note to W. A. Code of the Post Office Dept.— EEC, Diocese of Ottawa Arch., St John the Evangelist (Ottawa), reg. of marriages, 3 sept. 1887 ; reg. of baptisms, 13 juill 1894 ; St Barnabas (Ottawa), reg. of baptisms, 10 avril 1892 ; Christ Church Cathedral (Ottawa), reg. of baptisms, 9 juill 1898.— Simon Fraser Univ. Library, Special Coll. (Burnaby, C.-B.), Archibald Lampman coll.— UTFL, mss 5058 and general mss, Archibald Lampman, poems.— An annotated edition of the correspondence between Archibald Lampman and Edward William Thomson (1890–1898), introd. de Helen Lynn, édit. (Ottawa, 1980).— At the Mermaid Inn, conducted by A. Lampman, W. W. Campbell, Duncan C. Scott ; being selections from essays on life and literature which appeared in the Toronto Globe, 1892–1893, A. S. Bourinot, édit. (Ottawa, 1958).— At the Mermaid Inn : Wilfred Campbell, Archibald Lampman, Duncan Campbell Scott in the Globe, 1892–3, introd. de Barrie Davies (Toronto, 1978).— Archibald Lampman, Archibald Lampman’s letters to Edward William Thomson (1890–1898), introd. d’A. S. Bourinot, édit. (Ottawa, 1956) ; « Two Canadian poets : a lecture », Univ. of Toronto Quarterly, 13 (1943–1944) : 406–423.— Poets of the confederation : Charles G. D. Roberts, Bliss Carman, Archibald Lampman, Duncan Campbell Scott, M. M. Ross, édit. (Toronto, 1960).— D. C. Scott, « Copy of a letter by Duncan Campbell Scott to Ralph Gustafson », Fiddlehead (Fredericton), 41 (1959) : 12–14.— Some letters of Duncan Campbell Scott, Archibald Lampman & others, A. S. Bourinot, édit. (Ottawa, 1959).— Susanna [Strickland] Moodie, Susanna Moodie : letters of a lifetime, C. [P. A.] Ballstadt et al., édit. (Toronto, 1985).— Globe, 5 janv. 1867.— Ottawa Evening Journal, 10 févr. 1899.— Oxford companion to Canadian hist. and lit. (Story).— Oxford companion to Canadian lit. (Toye).— E. K. Brown, On Canadian poetry (Toronto, 1943).— C. Y. Connor, Archibald Lampman : Canadian poet of nature (New York et Montréal, 1929 ; réimpr., Ottawa, 1977).— Roy Daniells, « Lampman and Roberts », Lit. hist. of Canada (Klinck et al. ; 1976), 1 : 405–421.— The Lampman symposium, introd. de Lorraine McMullen, édit. (Ottawa, 1976).— Ernest Voorhis, « The ancestry of Archibald Lampman, poet », SRC Mémoires, 3sér., 15 (1921), sect. ii : 103–121.

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Robert L. McDougall, « LAMPMAN, ARCHIBALD », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 12, Université Laval/University of Toronto, 2003– , consulté le 28 nov. 2024, http://www.biographi.ca/fr/bio/lampman_archibald_12F.html.

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Éditeur:    Université Laval/University of Toronto
Année de la publication:    1990
Année de la révision:    1990
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