HACKETT, NELSON, esclave fugitif, né vers 1810 ; circa 1840–1842.
Pour les esclaves qui vivaient aux États-Unis avant la guerre de Sécession, le Canada était pour ainsi dire le paradis de la liberté. En effet, même si on n’abolit l’esclavage qu’en 1833 dans l’ensemble de l’Empire britannique, la coutume et le droit canadiens l’avaient contré bien avant cette date : dans le Haut-Canada par une loi adoptée en 1793 et dans le Bas-Canada par une décision judiciaire rendue en 1800. De plus, on pouvait généralement compter sur l’intervention des citoyens lorsque la justice se dérobait. en 1837 : Solomon Molesby (Mosely) et Jesse Happy, esclaves fugitifs dont les maîtres en colère les accusaient de vol de chevaux, furent arrachés aux autorités judiciaires du Haut-Canada, qui ne purent alors les extrader. Aussi l’esclave Nelson Hackett, de l’Arkansas, qui s’enfuit en juillet 1841 sur un cheval volé et franchit la frontière haut-canadienne six semaines plus tard, avait-il toutes les raisons de croire qu’il serait libre jusqu’à la fin de ses jours.
La liberté du fugitif, qui était bel homme et s’exprimait bien, fut cependant de courte durée, car Alfred Wallace, son maître depuis 1840, décida de lui imposer un traitement exemplaire. Riche marchand de Fayetteville, dans l’Arkansas, Wallace était un personnage dont l’influence s’étendait jusque dans la capitale de l’état puisque le gouverneur, son concitoyen Archibald Yell, figurait parmi ses nombreuses relations. Wallace et l’un de ses associés, George C. Grigg, se lancèrent chacun de leur côté à la poursuite de Hackett. En septembre, à Windsor et à Chatham dans le Haut-Canada, Wallace déposa sous serment contre Hackett pour le vol de son cheval, d’une selle, d’un manteau et d’une montre en or. Grigg présenta lui aussi des dépositions dans le Haut-Canada et le Michigan. Wallace fit arrêter Hackett près de Chatham et le fit incarcérer dans la prison du district de Western, à Sandwich (Windsor). Il retira cependant l’accusation d’avoir violé une « jeune dame respectable », prétendument la fille adoptive de Wallace. Hackett reconnut les vols, mais se rétracta par la suite en affirmant qu’il avait fait cette confession après qu’on l’eut « frappé violemment sur la tête avec un manche de fouet et un gros bâton » pendant son interrogatoire.
Wallace mit ensuite en branle une procédure d’extradition. Avant de rentrer en Arkansas, il prit comme conseiller juridique John Prince*, avocat et député de Sandwich, et comme collaborateur un ami de celui-ci, Lewis Davenport, citoyen de Detroit, originaire de Fayetteville et propriétaire de la traverse Detroit-Windsor. Le 18 septembre 1841, le gouverneur intérimaire du Michigan demanda au gouverneur de la province du Canada, lord Sydenham [Thomson], de livrer Hackett aux autorités du Michigan. Le 21, Wallace adressa une requête à Sydenham par l’entremise d’un juge de paix de Sandwich, Robert Mercer, qui assura qu’il s’agissait d’une demande « tout à fait honnête et non d’un prétexte pour tout simplement ravoir [Hackett] comme esclave ».
Le procureur général du Haut-Canada, William Henry Draper*, qui avait de sérieux doutes sur les motifs de Wallace et sur la juridiction du Michigan dans les affaires de ce genre, bloqua la procédure d’extradition. Wallace n’abandonna pas la partie pour autant et, le 26 novembre, un grand jury du comté de Washington, en Arkansas, accusa Hackett de vol. Le même jour, Washington L. Wilson, ami de Wallace et propriétaire de la selle volée, présenta une requête pour le retour du fugitif. Le 30 septembre, le gouverneur de l’Arkansas, Yell, avait demandé qu’on confie Hackett à la garde de Davenport, qui veillerait à son rapatriement. Hackett réagit à toutes ces interventions en présentant une requête que rédigea Charles Baby, un avocat de Windsor. Le fugitif suppliait qu’on le garde au Canada, sinon, dès son retour en Arkansas, il serait « torturé de telle manière qu’une pendaison immédiate serait un geste de miséricorde ». Ce fut la seule occasion où il recourut à la justice.
L’administrateur de la province du Canada, sir Richard Downes Jackson, reporta sa décision, mais à la mi-janvier 1842, le nouveau gouverneur, sir Charles Bagot, autorisa l’extradition de Hackett. On exécuta l’ordonnance sans hâte et avec discrétion, en partie pour éviter la répétition d’un coup de force comme celui qui avait sauvé Molesby. Dans la nuit du 7 au 8 février, Hackett, attaché et bâillonné, fut expédié secrètement de l’autre côté de la rivière de Detroit et jeté dans la prison de Detroit, où il languit pendant plus de deux mois. En avril, l’avocat et abolitionniste américain Charles Stewart lui rendit visite ; les antiesclavagistes espéraient mettre ce cas en évidence dans leur campagne. Cependant, ils ne tardèrent pas à y renoncer : leur argument selon lequel Hackett avait simplement pris des outils pour s’enfuir ne tenait plus puisque celui-ci avait volé une montre. En outre, ils ne purent trouver aucune irrégularité dans la procédure judiciaire. Pour les mêmes raisons, le secrétaire d’État de Grande-Bretagne approuva la décision de Bagot d’extrader Hackett.
En 1842, dès le début de la saison de navigation, on mit Hackett à bord d’un navire sous la garde d’Onesimus Evans, de l’Arkansas, que Wallace avait envoyé pour aider Davenport. Quatre passagers new-yorkais furent si touchés à la vue de Hackett qu’ils l’aidèrent à s’enfuir. Il erra deux jours dans une forêt près de Princeton, dans l’Illinois, puis un homme à qui il avait demandé de quoi manger le livra à la police. Finalement, en juin 1842, on le transféra à Fayetteville.
L’extradition n’avait pas manqué de soulever l’indignation populaire. En juin, les abolitionnistes de la chambre des Communes de Grande-Bretagne posèrent des questions au sujet de Hackett. Au Canada, Henry C. Grant, ennemi de Prince et rédacteur en chef du Western Herald, conclut que l’esclave avait été pris au piège par Wallace grâce à la complicité de Prince, de Davenport et du shérif adjoint John Mercer. Aiguillonné par la réaction du public, le député William Dunlop demanda des précisions sur l’affaire au Conseil exécutif de la province. Le mois suivant, au cours d’un débat parlementaire que provoqua Dunlop sur les documents officiels relatifs à cette affaire, on examina la question sous l’angle des traditions et du droit international ainsi que dans une perspective morale, puisqu’il n’existait au Canada aucune loi précise en la matière. La procédure d’extradition qu’appliquaient le Canada et les États-Unis s’inspirait d’une loi ambiguë sur les criminels en fuite, qu’avait adoptée le Haut-Canada en 1833, et qui ne faisait nulle mention des esclaves fugitifs. La plupart des députés doutaient de la constitutionnalité de cette loi, mais le gouvernement avait une position différente, que Samuel Bealey Harrison* exposa en octobre, à savoir que le récent traité Webster-Ashburton, signé en août, donnerait au cas de Hackett « une base suffisante ». Cette position manquait de logique, car l’extradition avait eu lieu avant le début des négociations sur le traité et dérogeait à la coutume canadienne, qui était de refuser la restitution des esclaves fugitifs.
Aux yeux de certains, l’histoire se ramenait à un vol de montre : Hackett s’était enfui après avoir commis un vol, et devenait donc candidat à l’extradition. Mais pour quelques-unes des personnes qui connaissaient bien le cas, ni le traité ni le vol n’avaient une importance décisive. Selon une rumeur persistante, rapporta le Western Herald, l’affaire avait coûté à Wallace 1 500 $, les frais de justice y compris, soit beaucoup plus que la valeur marchande de Hackett, et son « principal mobile » pour reprendre le fugitif avait été de « dissuader d’autres esclaves de s’enfuir » en démontrant qu’il n’y avait « aucune sécurité pour eux au Canada et que, s’ils s’enfuyaient, ils pourraient être et seraient ramenés ». Que tel ait été le motif de Wallace, comme beaucoup de Canadiens le soupçonnaient, apparut clairement dans le témoignage, reproduit plus tard dans Voice of the Fugitive de Henry Walton Bibb*, d’un autre esclave qui s’était échappé de chez Wallace. Selon cet homme, on n’avait pas jugé Hackett à son retour à Fayetteville ; on l’avait attaché et fouetté à plusieurs reprises, la première fois devant tous les esclaves, et on l’avait « ensuite vendu à l’intérieur du Texas ». Des auxiliaires féminines des sociétés abolitionnistes de Bristol et de Liverpool tentèrent de le racheter, mais il fut impossible de le retrouver.
Hackett n’était que l’un des innombrables esclaves qui avaient fui les États-Unis, mais son cas provoqua un mouvement d’indignation qui, même de courte durée, eut un retentissement international. En apparence, le vol du manteau et de la montre avait perdu Hackett, mais l’allégation selon laquelle un riche propriétaire déterminé à se venger avait obtenu son extradition à force de corruption et d’intrigues semblait plus proche de la vérité. D’ailleurs, la politique ultérieure de la Grande-Bretagne confirma cette interprétation. Une fois qu’on eut parachevé, après de dures négociations, la clause d’extradition du traité Webster-Ashburton, la menace d’être livrés automatiquement à leurs propriétaires américains ne pesa plus sur les esclaves fugitifs, car l’extradition était clairement limitée aux criminels. En outre, l’article 10 du traité établissait l’invalidité de la loi de 1833, que les ennemis de Hackett avaient invoquée, puisque cet article spécifiait qu’il comblait un vide et ne remplaçait aucune loi existante.
En définitive, on ramena Nelson Hackett en Arkansas au mépris de la politique établie, de la jurisprudence, des droits civils garantis par la coutume et des conceptions populaires de la justice et de l’humanité. Ensemble, Wallace et ses appuis dans les milieux judiciaires et politiques de l’Arkansas esclavagiste, ainsi que Prince et ses alliés au Canada, se révélèrent si puissants que les chefs de file de l’abolitionnisme, découragés, déclarèrent publiquement qu’« on ne pouvait plus considérer le Canada comme le refuge des esclaves ». Or, en pratique, l’affaire eut des effets contraires. La publicité dont elle fit l’objet indiqua à d’autres, encore sous le joug, qu’ils pouvaient s’enfuir au Canada et, jusqu’à la fin de la guerre de Sécession, les esclaves fugitifs s’y rendirent en nombre de plus en plus grand [V. John Anderson* ; Henry Walton Bibb].
APC, MG 24, A13, 6 : 97–99.— Library of Congress, ms Division (Washington), Lewis Tappan papers, C22/30–31 (Charles Stewart à Tappan, 9 août 1842, incluant le cas Nelson Hackett) ; C113/133 (Tappan à John Scobie, 23 juill. 1842).— PRO, CO 42/488 : 214–247.— Canada, prov. du, Assemblée législative, App. des journaux, 1842, app. S ; Debates of the Legislative Assembly of United Canada (Abbott Gibbs et al.), 2 : 361–363.— G.-B., Parl., Hansard’s parliamentary debates (Londres), 3e sér., 64 (1842) : 640–641.— Brockville Recorder, 28 sept. 1837.— Montreal Gazette, 18 juin 1842.— Patriot (Toronto), 22 sept. 1837.— Voice of the Fugitive (Sandwich [Windsor, Ontario]), 18 juin 1851.— Western Herald, and Farmers’ Magazine (Sandwich), 30 juin, 14 juill., 18 août 1842.— R. W. Winks, The blacks in Canada : a history (Montréal, 1971).— A. L. Murray, « The extradition of fugitive slaves from Canada: a re-evaluation », CHR, 43 (1962) : 298–314.— R. J. Zorn, « An Arkansas fugitive slave incident and its international repercussions », Ark. Hist. Quarterly (Fayetteville), 16 (1957) : 140–149 ; « Criminal extradition menaces the Canadian haven for fugitive slaves, 1841–1861 », CHR, 38 (1957) : 284–294.
Elizabeth Abbott-Namphy, « HACKETT, NELSON », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 7, Université Laval/University of Toronto, 2003– , consulté le 28 nov. 2024, http://www.biographi.ca/fr/bio/hackett_nelson_7F.html.
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Éditeur: | Université Laval/University of Toronto |
Année de la publication: | 1988 |
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