BARTHE, ÉMILIE (baptisée Marie-Louise-Émilie) (Lavergne), femme du monde, née le 26 mars 1849 à Montréal, fille de Joseph-Guillaume Barthe*, greffier à la Cour d’appel du Bas-Canada, et de Louise-Adélaïde Pacaud ; le 29 novembre 1876, elle épousa à Arthabaskaville (Victoriaville, Québec) Joseph Lavergne, avocat, et ils eurent un fils et une fille ; décédée le 10 mai 1930 à Montréal.

Quatrième enfant du foyer, Émilie Barthe porta la marque de ses origines où le pittoresque, l’originalité et le talent de son père et de ses oncles, dont les fameux frères Édouard-Louis* et Philippe-Napoléon* Pacaud, se manifestèrent d’emblée. Dès l’âge de quatre ans, elle séjourna à Paris avec sa famille, qui aurait fréquenté des personnages aussi célèbres qu’Alphonse de Lamartine. De retour au Canada, en 1855, Émilie amorça sa formation scolaire. Au gré des allées et venues de son père, elle étudia d’abord à Trois-Rivières auprès d’un précepteur, puis, du 1er octobre 1857 au 7 juillet 1862, à Québec chez les ursulines. Après 1862, son éducation se poursuivit probablement durant quelques années auprès d’un précepteur à Québec puis, entre 1865 et 1869, dans la région de Lévis. Émilie, bilingue et anglophile, était alors devenue une femme débordante d’esprit, mordante dans ses réparties et d’une gaieté communicative. Sans être elle-même belle, elle avait appris à aimer le beau, la grande toilette, l’étiquette à l’anglaise et les réunions sociales. Ambitieuse, elle recherchait le dépassement et, déjà profondément cultivée, elle se délectait de lectures variées, son intérêt principal après la compagnie d’érudits.

C’est à Arthabaskaville qu’Émilie tissa son destin à partir de 1876. Elle y maria cette année-là Joseph Lavergne, avocat plutôt terne mais travailleur, associé de Wilfrid Laurier*. Émilie, qui avait pourtant vécu à Detroit vers 1874–1875, se plut à Arthabaskaville où elle habitait depuis peu. En 1877 et 1880, elle donna naissance à Gabrielle et Armand [La Vergne*], l’un des futurs chefs de file du mouvement nationaliste canadien amorcé par Henri Bourassa*, qu’elle initia tôt à la lecture et aux arts. Rapidement, Émilie conquit l’élite de l’endroit où se côtoyaient, en plus de gens de passage comme Louis Fréchette* et Hector Fabre*, des juristes, des hommes politiques et des artistes dont certains, tels Laurier et Marc-Aurèle de Foy Suzor-Coté*, se distingueraient. Jusqu’en 1897, la maison des Lavergne fut le centre mondain du village, où l’on mangeait avec raffinement tout en discutant de politique libérale, de littérature et d’histoire, activités souvent agrémentées de musique et de chant. Parée de ses robes venant de Paris, payées par un Joseph soumis qui n’arrivait pas à joindre les deux bouts, Émilie, hôtesse exceptionnelle, régnait sur son modeste royaume. Sa vie s’égayait encore de séjours à Murray Bay (La Malbaie) et de voyages (en 1888 à Old Orchard Beach, dans l’État du Maine, en 1892 à New York, en 1894 à Boston, par exemple). Pendant ces années, elle aspirait aussi à élargir ses horizons et à découvrir d’autres milieux où faire valoir ses talents de femme du monde. Elle noua alors des liens privilégiés avec le premier ministre Honoré Mercier*, et avec l’ex-chef libéral Edward Blake*. Mais c’est Laurier qui lui traça la voie royale.

Émilie et Wilfrid étaient tombés en admiration réciproque après 1876. Mêmes intérêts littéraires, même anglophilie, même goût du dépassement, même sensibilité. Cette attirance se transforma en amour pour devenir la liaison la plus célèbre de l’histoire politique canadienne. Cette femme, qui n’aurait jamais de titres, subjugua Laurier à un point tel qu’elle fut pour lui, à certains moments, la confidente, l’intermédiaire et l’éminence grise, et ce, au vu et au su des deux conjoints, Zoé et Joseph. Franchement établie en 1878, leur liaison s’intensifia dans les années 1880 et donna lieu à une correspondance soutenue au moins au début de la décennie suivante. Émilie, dont la bibliothèque comprenait un exemplaire des Lettres de Adrienne Le Couvreur, réunies en volume à Paris en 1892 par Georges Monval, fut apparemment l’instigatrice de leurs échanges épistolaires. Les 41 lettres de Laurier découvertes en 1963 par l’historien Marc La Terreur (celles d’Émilie demeurent à ce jour introuvables), écrites pour la plupart en anglais entre 1891 et 1893, révéleraient leur intimité. Ils y parlèrent tendrement de Gabrielle et d’Armand, de politique, de religion, de philosophie, d’histoire. Ils y discutèrent aussi de littérature dans ses multiples formes, même si Émilie – que Laurier comparait à Mme de Staël et invitait à se faire écrivaine comme elle – manifestait une préférence pour les biographies historiques. Dans ces lettres, Laurier livra à Émilie les dessous de la politique à Ottawa ; habilement, il fit d’elle son intermédiaire dans le différend qui l’opposa à Blake, à l’été de 1891, au sujet de la réciprocité commerciale illimitée avec les États-Unis. Les avis et les conseils qu’elle lui écrivit contribuèrent à le transformer en homme d’État raffiné. Laurier, enfin, trouva les mots pour s’épancher amoureusement, comme en ce 23 août 1891 : « J’aimerais vous voir, ma chère, chère, amie, non pour recevoir vos explications, mais simplement pour vous voir, vous entendre, vous regarder dans les yeux, écouter votre voix, sentir que c’est vous, en être sûr et jouir de cette certitude. » Cet amour fit chuchoter : Laurier, disait-on, était le père du jeune Armand qui lui ressemblait tant. Les deux épistoliers, apparemment, ne s’en soucièrent guère : ils savaient leur amour « propre », comme l’affirmerait Émilie.

Devenu premier ministre, Laurier exulta le 30 septembre 1896 : « Que j’ai hâte de vous voir dans un milieu […] plus digne de vous. » Le 4 août 1897, il nomma Joseph, jusqu’alors député, juge de la Cour supérieure pour le district d’Ottawa. En organisant d’éblouissantes réceptions, en s’occupant d’œuvres de charité, en participant à des dîners officiels, la flamboyante Émilie mit peu de temps à s’imposer dans la capitale. Quelque part entre 1899 et 1901, son étoile commença cependant à pâlir. Laurier, reconnaissant le potentiel destructeur des rumeurs sur leur relation, lui rendit sa correspondance, puis s’en éloigna progressivement. De plus, il déplaça son mari d’Ottawa à Montréal en 1901. Désormais, il enverrait ses « meilleurs souvenirs » à Émilie par l’intermédiaire de Joseph, d’Armand ou de Gabrielle. Émilie comprit, mais ne s’en remit pas et n’oublia jamais Laurier, comme le laissa entendre sa correspondance ultérieure, notamment avec le bibliothécaire et historien Alfred Duclos De Celles. Ses « ternes années », pendant lesquelles elle maintint une certaine vie mondaine à Montréal et à Saint-Irénée (son lieu de résidence estival), étaient amorcées. Le 9 janvier 1922, Joseph mourut. Le 15 octobre 1924, âgée de 75 ans, elle s’installa au foyer Saint-Mathieu, des sœurs grises de Montréal, où elle passerait le reste de son existence. Elle y vécut recluse, plus triste et isolée que jamais, déplorant son manque d’argent et souffrant de la mort de Gabrielle survenue en 1928. C’est alors qu’elle remit les 41 lettres de Laurier à son neveu, de manière, peut-être, à laisser son nom attaché à l’homme qu’elle avait tant aimé.

Émilie Lavergne s’éteignit paisiblement le 10 mai 1930 et fut inhumée à Arthabaska (Victoriaville). Décrite en 1903 comme la femme la plus brillante de la société canadienne-française, elle fut une mondaine digne d’une époque exceptionnelle de l’histoire canadienne.

Réal Bélanger

La collection Émilie Barthe Lavergne, conservée à BAC, MG 27, I, I42, contient assez peu d’information hormis les copies des 41 lettres célèbres que Wilfrid Laurier lui a écrites et quelques autres lettres. L’auteur possède un fonds d’archives personnel sur la famille Lavergne, dont plusieurs lettres inédites écrites ou reçues par Émilie, Armand et sa femme Georgette, née Roy, des photos et quelques livres, qui ont été une source de renseignements exceptionnels sur la vie privée d’Émilie Barthe Lavergne. D’autres fonds ont aussi été utiles à la recherche : sir Wilfrid Laurier (BAC, MG 26, G), Edward Blake (AO, F 2, mfm à BAC), Armand La Vergne (BAC, MG 27, II, E12 et ANQ-Q, P487), Ernest Pacaud (BAC, MG 29, D36). Mentionnons également : ANQ-M, CE601-S51, 29 mars 1849 ; ANQ-MBF, CE402-S2, 29 nov. 1876 ; Arch. des Sœurs grises (Montréal), Foyer Saint-Mathieu, caisse recettes et déboursés, 1923–1931 ; Arch. du monastère des ursulines (Québec), Fonds de l’éducation, fichier des anciennes élèves ; prospectus. Le journal l’Union des Cantons de l’Est (Arthabaska [Victoriaville], Québec), lu de 1876 à 1897, fournit aussi de l’information intéressante.

Il n’existe ni livre ni article de fond consacré exclusivement à Émilie Barthe Lavergne. On peut retrouver cependant quelques articles, chapitres ou extraits de livres qui la concernent, surtout lorsqu’il est question de sa relation avec Laurier : H.-A. Bizier, Histoires d’amour ([Montréal], 1987), 29–32 ; [sir Wilfrid Laurier], Chère Émilie : une correspondance de sir Wilfrid Laurier, introd. par Charles Fisher, Simone Paradis, trad. (Montréal, 1991) ; Sandra Gwyn, « The lady who loved Laurier », Saturday Night, 99 (1984), no 8 : 18–26 et The private capital : ambition and love in the age of Macdonald and Laurier (Toronto, 1984), 243–272 ; Madeleine [A.-M]. Gleason-Huguenin, Portraits de femmes ([Montréal], 1938), 181 ; Types of Canadian women [...], H. J. Morgan, édit. (Toronto, 1903) ; Marc La Terreur, « Correspondance Laurier–Mme Joseph LaVergne, 1891–1893 », SHC, Rapport (1964) : 37–51 et « Sir Wilfrid Laurier écrit à Émilie Lavergne », le Magazine Maclean (Montréal), 6 (1966), no 1 : 14s., 36–39, 41 ; [Armand La Vergne], Armand Lavergne, Marc La Terreur, édit. (Montréal et Paris, 1968) et Trente ans de vie nationale (Montréal, 1934) ; [Renaud La Vergne], Histoire de la famille Lavergne, B. C. Payette, compil. (Montréal, [1970]). Le Devoir du 10 mai 1930 contient une très courte notice nécrologique d’Émilie Barthe Lavergne. [r. b.]

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Réal Bélanger, « BARTHE, ÉMILIE (baptisée Marie-Louise-Émilie) (Lavergne) », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 15, Université Laval/University of Toronto, 2003– , consulté le 28 nov. 2024, http://www.biographi.ca/fr/bio/barthe_emilie_15F.html.

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Titre de la publication:    Dictionnaire biographique du Canada, vol. 15
Éditeur:    Université Laval/University of Toronto
Année de la publication:    2005
Année de la révision:    2005
Date de consultation:    28 novembre 2024