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ROGERS, BENJAMIN TINGLEY, homme d’affaires, né le 21 octobre 1865 à Philadelphie, deuxième fils de Samuel Blythe Rogers et de Clara Augusta Dupuy ; le 1er juin 1892, il épousa à Victoria Mary Isabella Angus, et ils eurent quatre fils et trois filles ; décédé le 17 juin 1918 à Vancouver.
Benjamin Tingley Rogers eut une jeunesse privilégiée ; sa famille était liée à de grands hommes d’affaires de l’industrie sucrière des États-Unis. Son père avait pris la tête d’une raffinerie à Philadelphie ; en 1869, avec son beau-frère le sénateur Henry Sanford, il acheta une plantation de cannes à sucre en Louisiane. Par la suite, il ouvrit une raffinerie à La Nouvelle-Orléans. Après avoir fréquenté la prestigieuse Phillips Academy à Andover, au Massachusetts, Benjamin Tingley suivit un cours sur la chimie du sucre à la Standard Refinery Company de Boston. À la mort de son père, en 1883, il quitta La Nouvelle-Orléans avec sa famille et entra à la raffinerie Havemeyers and Elder à Brooklyn (New York), alors l’usine la plus moderne des États-Unis. Quatre ans plus tard, il maîtrisait le délicat procédé de l’ébullition du sucre.
Rogers aspirait à lancer sa propre entreprise. En 1889, au cours d’un séjour à Montréal, où il était allé installer un nouvel équipement de filtration à la Canada Sugar Refinery de George Alexander Drummond*, il entendit beaucoup parler de Vancouver, le terminus du chemin de fer canadien du Pacifique sur la côte Ouest. Rogers vit en cette ville et en l’Ouest canadien un marché inexploité pour le sucre raffiné, et prit des mesures sans délai pour ouvrir une raffinerie à Vancouver. Sous l’impulsion des Havemeyers, des hommes d’affaires new-yorkais entreprirent d’acheter des actions et de donner ainsi de la crédibilité à l’affaire. Lowell M. Palmer, fabricant new-yorkais de barils de sucre, organisa une rencontre entre Rogers et William Cornelius Van Horne, président de la Compagnie du chemin de fer canadien du Pacifique. Désireux de promouvoir son terminus occidental, Van Horne appuya vigoureusement le projet de Rogers et, avec d’autres administrateurs du chemin de fer – Richard Bladworth Angus*, sir Donald Alexander Smith, Edmund Boyd Osler* et Wilmot Deloui Matthews –, il acheta des actions de la British Columbia Sugar Refining Company. Les gens qui soutenaient le projet à Vancouver se montrèrent tout aussi enthousiastes. Le 15 mars 1890, par un vote de 174 à 8, les électeurs approuvèrent un règlement municipal qui accordait à l’entreprise de l’argent pour un emplacement, une exemption de taxe de 15 ans sur les terrains et les ouvrages d’amélioration, la gratuité de l’approvisionnement en eau pour 10 ans et un prêt municipal. La compagnie fut constituée juridiquement le 27 mars.
Les dessous de l’adoption du règlement sont particulièrement intéressants. L’initiative de consentir toutes ces largesses à la compagnie était venue en février de John M. Browning, à la fois président du comité des finances du conseil municipal de Vancouver, commissaire des terres à la Compagnie du chemin de fer canadien du Pacifique et représentant des administrateurs qui finançaient la raffinerie. Dirigé par un adepte du développement, le maire David Oppenheimer*, le conseil ne jugea pas que Browning se trouvait en situation de conflit d’intérêts. Un mois après avoir proposé au conseil d’accorder des privilèges à la British Columbia Sugar Refinery Company, Browning devint le premier président de celle-ci.
Rogers se montra aussi apte à diriger la raffinerie qu’il l’avait ‘été à la créer. Comme aucun de ses employés n’avait déjà travaillé dans une raffinerie, la mettre en marche constituait tout un défi sur le plan technique. Avec l’aide d’un ingénieur de chez Havemeyers, on réalisa la première coulée de sucre brut le 16 janvier 1891. Cependant, la dépression des années 1890 commença tôt à Vancouver, où la spéculation immobilière avait déstabilisé l’économie. Non seulement le marché local stagnait-il, mais Rogers faisait face à une dure concurrence au Manitoba de la part d’intérêts montréalais. Il dut se retirer des Prairies jusqu’à ce que la Compagnie du chemin de fer canadien du Pacifique abaisse son fret sur le trajet de Vancouver à cette région, en 1894. Une menace vint également de Victoria quand Robert Paterson Rithet et d’autres se mirent à vendre du sucre chinois au-dessous du prix coûtant. Il faudrait à Rogers la plus grande partie de la décennie pour remporter cette bataille. Après avoir subi des pertes en 1891 et en 1894, la British Columbia Sugar Refinery Company réalisa un bénéfice en 1895 ; deux ans plus tard, Rogers accédait à la présidence. Le peuplement des Prairies et les booms miniers de la région de Kootenay et du Klondike stimulaient alors la demande. L’extrémité ouest du pays constituait un marché captif pour l’entreprise, qui était protégée de la concurrence américaine par des droits de douane. En 1899, une réorganisation donna lieu à la fondation d’une société de portefeuille, la British Columbia Sugar Refinery Limited, tandis que la British Columbia Sugar Refining Company restait la société exploitante.
Même pendant la crise économique qui frappa la Colombie-Britannique à la veille de la Première Guerre mondiale, la British Columbia Sugar continua de croître. En 1913, le chimiste en chef Robert Boyd, recruté par Rogers à la University of Toronto, mit au point, à partir du sous-produit sirupeux du raffinage, le Rogers’ Golden Syrup, qui deviendrait très populaire. Mise sur pied avec un investissement de 250 000 $, la compagnie avait en 1916 un actif de 7,5 millions de dollars, et sa capacité quotidienne de raffinage était passée de 30 000 à 900 000 livres. Par crainte d’éveiller de l’hostilité dans le public, Rogers dissimulait soigneusement les bénéfices aux gens de l’extérieur et s’opposait à l’idée que les actions de la British Columbia Sugar soient négociées à la Bourse. Néanmoins, il avait raison de dire, comme il le fit dans une lettre à sir Edmund Boyd Osler en 1916 : « Je crois [...] avoir le droit d’être fier de ce que j’ai accompli. »
Selon les critères vancouvérois, Rogers devint passablement riche. Des 25 hommes d’affaires qui présidèrent ou dirigèrent les plus grosses entreprises de la ville avant la guerre et qui moururent avant 1925 environ, lui seul laissa une fortune supérieure à un million de dollars. Le plus souvent possible, il avait réinvesti ses primes, ses dividendes et son salaire dans des actions de la compagnie. Sa réussite s’explique en partie par le talent avec lequel il avait créé et dirigé la British Columbia Sugar, mais aussi par son refus de spéculer sur les terres et les richesses naturelles, l’immobilier urbain surtout. Comme d’autres hommes d’affaires vancouvérois à la fin des années 1890, il plaça de l’argent dans des sociétés minières de la région de Cariboo (il devint d’ailleurs président de deux d’entre elles), mais par la suite son portefeuille d’investissements resta mince. En 1905, il acheta dans les îles Fidji une plantation de cannes à sucre qui rapporta des bénéfices irréguliers ; l’année suivante, il se porta acquéreur d’un hôtel à Vancouver, le Glencoe Lodge, solide propriété qui attirait des clients respectables. Convaincu que le capital devait être investi uniquement dans des « achats légitimes », il évita de spéculer pendant le boom vancouvérois de 1909–1913. À sa mort, on estima sa succession à 1 238 000 $
Rogers avait son franc-parler, il était impétueux et « extrêmement sûr de lui ». De tous les principaux hommes d’affaires de Vancouver, c’est lui qui est le plus près de mériter l’étiquette de bourgeois. Ses liens d’affaires structuraient sa vie sociale. C’est par l’entremise de ses relations au sein de la Compagnie du chemin de fer canadien du Pacifique qu’il fit la connaissance de sa future femme, Mary Isabella Angus, dite Bella, nièce d’un administrateur du chemin de fer, Richard Bladworth Angus, et de son frère Forrest, deuxième président de la British Columbia Sugar. Les Rogers vivaient comme de grands seigneurs ; ils avaient de nombreux domestiques et voyageaient beaucoup. Benjamin Tingley adorait les machines, surtout les belles automobiles et les yachts majestueux. Les enfants, qui vivaient presque toujours à l’écart de leurs parents, allèrent dans des écoles privées en Colombie-Britannique, en Ontario et en Angleterre. Œuvre de l’architecte Samuel Maclure*, la deuxième maison des Rogers, Gabriola, était la plus vaste et la plus belle de la ville au moment de son achèvement en 1900.
Les affaires, la famille et les loisirs intéressaient Rogers, mais non la vie publique. Comme plusieurs autres riches Vancouvérois, il se considérait comme un membre d’une communauté cosmopolite plutôt que locale. Sa femme, d’origine anglaise, soutenait des bonnes œuvres de prestige et parrainait les arts, mais lui, qui conserva sa citoyenneté américaine plusieurs années après son installation à Vancouver, manifestait peu d’esprit civique. En 1897, il protesta contre l’établissement d’une ligne de tramways qui se rendrait au parc Stanley en passant près de chez lui. En 1906, il s’inscrivit à la Vancouver Garden City Association, qui entendait embellir les rues de son quartier, l’extrémité ouest de la ville. Certes, il s’associa à sa femme et à d’autres familles de notables pour recueillir des fonds à l’intention d’un nouvel hôpital, devint en 1904 membre bienfaiteur à vie du Vancouver General Hospital et appartint au conseil d’administration de celui-ci, mais son nom est absent des débats sur la plupart des questions d’intérêt public. Une nécrologie rapporte qu’une fois il déclara qu’« il refusait de donner de l’argent à des organismes publics parce que, en général, ils dilapid[aient] tout l’argent qui leur [était] confié ». Bien que conservateur, il ne faisait pas de politique active. Il appartenait à des cercles réservés à l’élite masculine de Vancouver, de Victoria et de Montréal, et il fut le président de l’Association des manufacturiers canadiens en Colombie-Britannique. Membre du Royal Vancouver Yacht Club, il en fut commodore de 1912 à 1918. L’univers de Benjamin Tingley Rogers était une tour d’ivoire.
D’ailleurs, il traitait les ouvriers de haut. Selon lui, les propriétaires avaient le droit de diriger leurs entreprises à leur gré, « indépendamment d’un syndicat quelconque ». Pour empêcher sa raffinerie d’être « corrompue » par un syndicat, il la gérait en dictateur paternaliste. Dans les années 1890, il parraina le B. C. Sugar Literary and Social Club, qui organisait des réceptions annuelles pour les employés. Conformément aux privilèges accordés par la ville à la compagnie et aux préjugés entretenus contre les Chinois dans la province, la raffinerie n’employait pas d’ouvriers chinois. Pendant 26 ans, pareilles mesures permirent à la raffinerie d’éviter la syndicalisation et les grèves. En 1917 toutefois, à cause de l’inflation, du ralentissement de la production engendré par la désorganisation du transport maritime en ce temps de guerre et du refus de Rogers d’autoriser de nouvelles augmentations de salaires, le personnel, composé de 206 hommes et de 36 femmes, forma un syndicat. Une violente grève de dix semaines s’ensuivit. Qualifié par le British Columbia Federationist de « lord du sucre » méprisé même par les « membres de sa propre tribu d’industriels tyranniques et d’exploiteurs », Rogers resta inflexible. En recourant à des détectives et à des briseurs de grève, il força les ouvriers à rentrer au travail à ses propres conditions, qui incluaient tout de même quelques concessions sur les salaires. La même année, la compagnie, accusée d’alignement des prix, fut acquittée.
Benjamin Tingley Rogers mourut en juin 1918 d’une hémorragie cérébrale ; son fils Blythe Dupuy lui succéda à la présidence. Les nécrologies exprimèrent de l’admiration pour les succès de ce « capitaine d’industrie », mais on n’y relève pas le moindre signe d’une affection quelconque à l’égard de l’homme.
BCARS, GR 1415, file 1918/5079.— British Columbia Sugar Company Arch. (Vancouver), B. T. Rogers, private letter-book, 1892–1918 ; Share-book, 1890–93.— C.-B., Attorney General, Registrar General (Victoria), Company registration files, file 133 (1890) ; file 330 (1897).— City of Vancouver Arch., Add.
Robert A. J. McDonald, « ROGERS, BENJAMIN TINGLEY », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 14, Université Laval/University of Toronto, 2003– , consulté le 28 nov. 2024, http://www.biographi.ca/fr/bio/rogers_benjamin_tingley_14F.html.
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Auteur de l'article: | Robert A. J. McDonald |
Titre de l'article: | ROGERS, BENJAMIN TINGLEY |
Titre de la publication: | Dictionnaire biographique du Canada, vol. 14 |
Éditeur: | Université Laval/University of Toronto |
Année de la publication: | 1998 |
Année de la révision: | 1998 |
Date de consultation: | 28 novembre 2024 |