GAGNON, AURORE (baptisée Marie-Aurore-Lucienne), dite Aurore l’enfant martyre, née le 31 mai 1909 à Sainte-Philomène-de-Fortierville (Fortierville, Québec), fille de Télesphore Gagnon, cultivateur, et de Marie-Anne Caron ; décédée le 12 février 1920 au même endroit, à la suite de mauvais traitements.

Du mariage de Télesphore Gagnon et de Marie-Anne Caron, célébré le 12 septembre 1906, naissent quatre enfants : deux filles, Marie-Jeanne et Aurore, et deux garçons, dont le cadet, Joseph, est trouvé mort, étouffé sous une paillasse, à l’âge de deux ans et demi, en novembre 1917. Deux mois et demi plus tard, la mère d’Aurore meurt. Veuf depuis une semaine, Télesphore épouse le 1er février 1918 Marie-Anne Houde, veuve de Napoléon Gagnon et mère de six enfants, qui habitait sous le même toit que les Gagnon au moment de la mort de l’enfant et de celle de sa mère.

Le 12 février 1920, Andronique Lafond, médecin résidant à Saint-Jacques-de-Parisville (Parisville), est appelé auprès d’Aurore Gagnon mourante. Il trouve « la petite malade dans le coma, et couverte de blessures étranges ». Le lendemain, une manchette du Soleil révèle que la mort mystérieuse d’une enfant de dix ans dans Lotbinière fera l’objet d’une enquête du coroner et nécessitera une autopsie. Le rapport de cette autopsie réalisée le 13 février par le docteur Albert Marois, médecin légiste de Québec, fait état de 54 blessures, qui « ne peuvent être que le résultat des coups portés à l’enfant ».

Les époux Gagnon sont arrêtés et emprisonnés à Québec en mars 1920. Le procès de Marie-Anne Houde débute le 13 avril, devant le juge Louis-Philippe Pelletier*. Il durera huit jours. De nombreux témoins, dont le frère et la sœur d’Aurore, racontent les mauvais traitements infligés à l’enfant. Les reportages sensationnels des journaux émeuvent l’opinion publique. La vaste salle des assises criminelles est pleine à craquer. Comme l’accusée est enceinte et a pu être influencée par son état, l’avocat de la défense change son plaidoyer de non-culpabilité en celui de non-responsabilité et d’excuse pour aliénation mentale. Des huit médecins qui examinent l’accusée, seuls les docteurs Albert Prévost* et Alcide Tétrault prétendent qu’elle est irresponsable. Le 21 avril, après un accablant réquisitoire du juge, l’accusée est déclarée coupable et condamnée à être pendue le 1er octobre « à huit heures du matin ».

Le procès de Télesphore Gagnon a lieu au même endroit, devant le juge Louis-Joseph-Alfred Désy, du 23 au 28 avril 1920. Le jury le déclare coupable « d’homicide involontaire ou manslaughter », sans recommandation à la clémence de la cour. Le 4 mai, le juge le condamne à l’emprisonnement perpétuel, peine qu’il devra purger au pénitencier de Saint-Vincent-de-Paul (à Laval).

Après cinq années de pénitencier, Gagnon est libéré et regagne son village natal. Le 29 septembre 1920, Marie-Anne Houde, qui avait donné naissance à des jumeaux, un garçon et une fille, le 8 juillet précédent à la prison de Québec, voit sa sentence commuée en prison à vie. Libérée en juillet 1935, elle meurt le 12 mai 1936 à Montréal. Le 8 janvier 1938, Télesphore Gagnon épouse en troisièmes noces Marie-Laure Habel ; il s’éteindra paisiblement à Fortierville en 1961.

Ces événements venaient à peine de se dérouler qu’ils inspirèrent un sujet de pièce de théâtre aux comédiens Léon Petitjean et Willie Plante, dit Henri Rollin. Créée à Montréal, au théâtre Alcazar, le lundi 17 janvier 1921, par la troupe Petitjean-Nohcor-Rollin, Aurore, l’enfant martyre obtint un succès immédiat et garda l’affiche durant quatre semaines consécutives. Dans les semaines suivantes, la pièce fut jouée au Boulevardoscope, à l’Arcade, au Théâtre national et au Chanteclerc. Dès l’été de 1921 commença sa représentation en province. La publicité évoquait la « leçon de morale » donnée aux veufs qui se remarient et sa valeur de « propagande humanitaire ». De nombreuses tournées au Québec, au Canada français et en Nouvelle-Angleterre permirent à cette équipe bien rodée de jouer la pièce à un rythme d’environ 200 représentations par année. De 1921 à 1951, cette pièce fut jouée environ 5 000 fois.

L’histoire d’Aurore a fourni le sujet de plusieurs romans dont le plus connu est celui d’Émile Asselin, la Petite Aurore, paru à Montréal, en 1952. C’est de ce roman, où il avait pris soin de modifier les noms de famille des personnages, qu’Asselin tira le scénario du film la Petite Aurore l’enfant martyre, à la demande de Joseph-Alexandre De Sève, propriétaire de la compagnie France-Film. En vain, Télesphore Gagnon tenta par une injonction judiciaire de faire interdire ce film. Le tribunal tint compte du caractère fictif de l’œuvre et de la notoriété de la pièce jouée des milliers de fois sans protestation aucune de la famille Gagnon. Le film fut présenté en première mondiale, le vendredi soir 25 avril 1952, au théâtre Saint-Denis de Montréal. Il sortit en même temps à Québec, Trois-Rivières, Hull et Sherbrooke. Traduit en plusieurs langues, il a connu une carrière étonnante, jusque dans la lointaine Asie.

Dès les années 1920, la dramatisation facile d’un fait divers sensationnel fut souventes fois blâmée par des critiques et par des conseils municipaux qui réclamaient l’interdiction d’une telle pratique. Malgré les coïncidences patentes, un certain écart subsistait entre les faits vécus et leur représentation sur scène. La première mouture de la pièce comportait des éléments comiques et musicaux, scènes et chansons amusantes, qui contribuaient à en faire un véritable mélodrame, expression de la culture populaire, du type guignol et quasi burlesque, face à la domination de la culture savante et classique, propre à la classe privilégiée. L’expurgation des éléments pittoresques dans les versions subséquentes et dans le scénario du film a finalement donné une représentation grave et pathétique de ce « martyre ». La facture littéraire des répliques est aussi pitoyable que la psychologie sommaire des personnages qui les énoncent. En 1982, parut une première édition du manuscrit de la pièce, mise en scène de rôles que les interprètes se transmettaient jalousement comme une chasse gardée théâtrale, typiquement populaire. La parodie du mythe d’Aurore reviendra chez des dramaturges subséquents tels que Gratien Gélinas et Jean-Claude Germain. Michel Garneau a produit à Québec, en 1982, une version d’Aurore pour marionnettes, qui donne à la mère une plus grande profondeur psychologique

La référence au nom ou à l’histoire d’Aurore Gagnon est devenue un lieu commun au Québec, proposant le plus souvent une interprétation misérabiliste du fait lui-même et de sa survie spectaculaire. Aurore est le nom qu’on donnera familièrement à toute victime d’une éducation ou d’un traitement trop sévère. Voir, par contre, le personnage d’Aurore comme le symbole de la nation québécoise et interpréter le succès phénoménal d’Aurore, l’enfant martyre dans une perspective ethnocentrique, comme le signe d’une aliénation collective ou comme la « voie de service obligée de tous les racismes », paraissent aujourd’hui une simplification grossière, illustrant davantage une projection aberrante de l’interprétant que le fait culturel interprété. Le phénomène des enfants battus est une réalité d’ordre universel. Nul n’oserait soutenir que l’ethnie, le colonialisme et la domination politique expliquent l’engouement des spectateurs du monde entier qui font la file à la porte des cinémas où s’affiche le plus récent Dracula. Le goût des spectacles et des films sadiques est apparu dès les débuts du cinéma et pour des motifs qui n’ont rien à voir avec la nation. Ce sont des motifs de même nature qui expliquent la singulière popularité d’Aurore, l’enfant martyre.

Alonzo Le Blanc

Outre l’œuvre d’Émile Asselin, quatre autres romans inspirés de l’histoire d’Aurore Gagnon ont été publiés : Robert de Beaujolais, la Petite Martyre, victime de la marâtre (s.l., s.d.) ; Benoît Tessier [Yves Thériault], le Drame d’Aurore, l’enfant martyre (Québec, 1952) ; Pascale Hubert, le Roman d’Aurore, la petite persécutée (Montréal, 1966) ; et André Mathieu, Aurore (Saint-Eustache, Québec, 1990).

On trouvera les dossiers des procès de Marie-Anne Houde et de Télesphore Gagnon aux AN, RG 13, B1, 1507, dossier 649A/cc143, ainsi qu’aux ANQ-Q, sous les cotes T6-302/3, T11-1/2344, n33 (13 févr. 1920), T12-1/69 et T 12–1/605.

On consultera aussi Léon Petitjean et Henri Rollin [Willie Plante], Aurore, l’enfant martyre, histoire et présentation de la pièce par Alonzo Le Blanc (Montréal, 1982).

AC, Montréal, État civil, Catholiques, Cimetière Notre-Dame-des-Neiges (Montréal), 13 mai 1936 ; Québec, État civil, Catholiques, Sainte-Philomène (Fortierville), 1er juin 1909, 2 juin 1912, 10 avril 1913, 7 nov. 1917, 26 janv., 1er févr. 1918, 1er sept. 1961 ; Saint-Jacques (Parisville), 8 janv. 1938.— La Presse, 11 mars, 14–30 avril, 5 mai, 5 juin, 8, 16 juill., 14 août, 10, 27, 29–30 sept. 1920.— Le Soleil, 13 févr.–8 mai 1920 ; suppl. : Perspectives, 30 déc. 1978.— Peter Gossage, « la Marâtre : Marie-Anne Houde and the myth of the wicked stepmother in Quebec », CHR, 76 (1995) : 563–597.— Alonzo Le Blanc, « Aurore, l’enfant martyre », DOLQ, 2 : 97–100 ; « la Tradition théatrale à Québec (1790–1973) », Arch. des lettres canadiennes (Montréal), 5 (1976) : 220s.

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Alonzo Le Blanc, « GAGNON, AURORE (baptisée Marie-Aurore-Lucienne), dite Aurore l’enfant martyre », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 14, Université Laval/University of Toronto, 2003– , consulté le 28 nov. 2024, http://www.biographi.ca/fr/bio/gagnon_aurore_14F.html.

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Titre de la publication:    Dictionnaire biographique du Canada, vol. 14
Éditeur:    Université Laval/University of Toronto
Année de la publication:    1998
Année de la révision:    1998
Date de consultation:    28 novembre 2024