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GILBERT (Gylberte, Jilbert), sir HUMPHREY, explorateur de l’époque élisabéthaine qui annexa Terre-Neuve à l’Angleterre, deuxième fils d’Otho et de Katherine Gilbert, de Compton et Greenway, dans le Devonshire, demi-frère (par sa mère) de sir Walter Raleigh et de sir Carew Raleigh ; né vers 1537, mort en 1583.
Gilbert aurait fréquenté Eton ainsi que l’université d’Oxford et, en 1558, il habitait une des Inns of Court, c’est-à-dire une des quatre écoles de droit (la New Inn), à Londres. Il était alors depuis quelque temps au service de la princesse Élisabeth ; celle-ci ne l’oublia pas après son avènement au trône. En 1562–1563, il servit avec des troupes anglaises au Havre-de-Grâce (Le Havre) et l’on croit qu’il rencontra là des Français qui avaient traversé l’Atlantique et qui l’intéressèrent pour la première fois à l’Amérique.
À son retour en Angleterre, il commença à étudier la géographie théorique afin de voir s’il n’existait pas un passage maritime par voie du Nord-Ouest entre l’Amérique et l’Asie. Vers la fin de 1565, il adressa une supplique à la reine la priant de leur permettre, , à lui et à ses frères, d’aller à la découverte d’un tel passage. Il discuta avec Anthony Jenkinson, devant la reine Élisabeth, des mérites des hypothèses rivales au sujet de passages du Nord-Ouest et du Nord-Est, et les deux hommes finirent par convenir d’une collaboration réciproque (qui n’exista cependant, jamais). Le 15 juin 1566, Gilbert avait terminé un traité qu’il finit par intituler « A discourse of a discoverie for a new passage to Cataia », dans lequel il cherchait à démontrer l’existence d’un passage au Nord-Ouest. Bien que savante et parfois ingénieuse, sa géographie est surtout absurde. Il formule cependant des propositions relatives au commerce avec l’Asie, mais il songe surtout à utiliser l’Amérique du Nord en cours de route. Il croyait qu’il y aurait lieu d’établir une colonie ou un comptoir – à mi-chemin, c’est-à-dire à la « Sierra Nevada », dans la partie nord-ouest de l’Amérique, et il croyait que le commerce avec les Peaux Rouges de l’Amérique du Nord pourrait être en soi une affaire avantageuse et profitable.
Gilbert fut officier en Irlande pendant trois ans et demi, député au parlement de l’Irlande en 1569–1570 et, le 1er janvier 1570, le lord député, Sir Henry Sidney, le créa chevalier en reconnaissance des services qu’il avait rendus. Gilbert travailla étroitement avec, Sidney à l’élaboration d’un projet prévoyant la colonisation massive de l’Ulster par des gentilshommes du Devonshire et leurs familles, et prépara également la colonisation du Munster. Bien que l’Ulster et le Munster n’aient pas été colonisés à cette époque, Gilbert n’abandonna pas l’idée d’exploiter de vastes étendues de terre ; cette idée réapparaît plus tard dans ses Projets au sujet de l’Amérique.
En 1570, il rentra en Angleterre où il épousa Anne Aucher, héritière d’une famille du comté de Kent qui devait lui donner non moins de six fils et une fille. Avec John Hawkins, il fut élu député de Plymouth au Parlement en 1571. Il reçut des récompenses de la couronne sous forme de baux et de licences et il participa, à compter de la fin de l’année 1571, à un projet d’alchimie auquel s’intéressait profondément le secrétaire d’État, Sir Thomas Smith ; il s’agissait de changer le fer en cuivre et l’antimoine et le plomb en mercure. Également homme d’action, il commanda un détachement anglais de 1000 hommes qui se porta à l’assistance de gueux de mer hollandais soulevés contre la domination espagnole dans les Pays-Bas. Installé à Flushing de juillet à novembre 1572, il immobilisa une bonne partie des troupes espagnoles sans manifester de qualités militaires bien extraordinaires. Durant quelques années, la reine lui donna très peu à faire ; il se consacra alors à l’étude et à l’élaboration de plans en vue de la réforme du gouvernement de l’Irlande et de l’établissement, en Angleterre, d’un nouveau genre « moderne » d’institution de haut savoir où seraient enseignées les langues vivantes, les sciences et les mathématiques appliquées. Il révisa aussi son « Discourse » sur le passage du Nord-Ouest. À partir de 1574, Michael Lok et Martin Frobisher le consultent au sujet de leurs projets de création d’une compagnie pour l’utilisation du prétendu passage. Gilbert leur donna des conseils et permit que son nom figurât sur la liste des souscripteurs, mais rien de plus ; toutefois, son « Discourse » fut enfin publié en 1576, peut-être sans son consentement.
À compter de 1576, Gilbert est considéré comme une autorité sur l’Amérique et il fait de son mieux pour le devenir. En 1577, il se consacre à l’étude de mesures hostiles à l’égard de l’Espagne – prise d’une grande Antille, capture de la flotte de pêche étrangère à Terre-Neuve (c’est la première fois que son nom est associé à l’île) et sa conversion en une flotte de corsaires –, projet qui ne rallie aucun appui à la cour. Mais un plan plus concret élaboré par Gilbert lui vaut des lettres patentes octroyées par la reine le 11 juin 1578, pour qu’il découvre et occupe au cours des six années à venir une contrée qui ne soit pas déjà possession européenne. L’autorisation qu’il obtint de chasser les intrus qui s’installeraient à moins de 600 milles de son établissement indique clairement que son objectif était bien la côte est de l’Amérique du Nord. Il était autorisé à y détenir lui-même ces terres et à les céder à d’autres, mais, au fait, toutes les terres restaient la propriété de la couronne et la colonie devait être régie par des lois conformes à celles de l’Angleterre.
Gilbert se prépara donc à tirer parti de ses droits nouvellement acquis en organisant une grande expédition outre-atlantique. Il obtint des conseils de l’érudit docteur John Dee, qu’intéressait surtout la découverte de routes vers l’Asie, ainsi que d’Hakluyt l’aîné, qui donna de très sages avis sur l’établissement de colons anglais dans les terres situées entre le 35e et le 40e degré de latitude nord. Nous savons, de plus, qu’il eut des relations étroites avec le secrétaire d’État, Sir Francis Walsingham. En outre, Anthony Parkhurst lui parla probablement des possibilités de coloniser Terre-Neuve. Gilbert s’attendait sans aucun doute à piller les navires espagnols qu’il rencontrerait sur sa route et il préférait passer par les Antilles et remonter la côte américaine vers le Nord. On ne saurait dire, cependant, où il décida de s’établir en fin de compte.
Dès la mi-novembre, Gilbert avait rassemblé à Plymouth une escadre assez puissante composée en tout de dix navires bien armés et montés d’équipages nombreux (175 canons, 570 hommes). Un bon nombre de ces hommes étaient des pirates et quelques-uns, condamnés à mort, avaient été graciés pour accompagner Gilbert. Certains d’entre eux refusèrent, ce qui n’est guère étonnant, d’obéir aux ordres de Gilbert ; Henry Knollys partit donc avec trois des navires en croisière de piraterie pure et simple (au moins un des navires qui restaient l’ayant rejoint plus tard). Les sept autres vaisseaux de Gilbert quittèrent Plymouth le 18 novembre, mais durent bientôt se réfugier dans le port de Cork, car des voies d’eau s’étaient déclarées sur le Falcon et peut-être même sur le navire de Gilbert, l’Anne Ager (ou Anne Aucher), cependant qu’un autre des sept vaisseaux retournait en Angleterre pour le même motif. D’ailleurs le stock de vivres était apparemment insuffisant. Aussi, bien que Gilbert se fût remis en route vers le mois de février 1579, il dut rentrer à Dartmouth à la fin du mois d’avril. Seul le Falcon, commandé par Walter Raleigh et ayant comme pilote le Portugais Simon Fernandez – capturé dans les Caraïbes et cédé à Gilbert après que Walsingham l’eût gracié –, atteignit les îles Canaries et fit ensuite voile vers les Antilles et la côte est de l’Amérique du Nord sous la direction de Fernandez. Mais il n’atteignit pas son but et dut rentrer à Plymouth au mois de mai. L’expédition fut un échec complet. Elle révéla que Gilbert était médiocre organisateur. De plus, celui-ci y engloutit la plus grande partie de sa fortune personnelle ainsi qu’une partie de celle de sa famille.
Gilbert était maintenant heureux de retourner provisoirement au service de la couronne et il servit à bord de trois navires au large des côtes irlandaises de juillet à octobre 1579. Mais il retourna bientôt à ses projets américains. Sa mésaventure de 1578 eut un effet négatif, celui de le détourner de la région sud-est de l’Amérique du Nord vers la Nouvelle-Angleterre et Terre-Neuve. Il arma le Squirrel, petite frégate de huit tonnes, pour une reconnaissance du côté de l’Amérique ; sous le commandement de Simon Fernandez, et monté par un équipage de dix hommes, ce vaisseau se rendit en Amérique du Nord et en revint en l’espace de trois mois, ce qui constitue une réalisation magnifique. Rien n’indique où se fit l’atterrissage ; cependant, les rapports de cette expédition au sujet du pays visité étaient vraiment encourageants. Mais déjà Gilbert s’était laissé convaincre par le docteur John Dee que l’objectif le plus souhaitable serait la rivière Norumbega, ou le « Refugio » de Verrazzano (la baie de Narrangansett, dans le Rhode Island), tandis que John Dee lui-même se portait acquéreur des droits de Gilbert sur toute terre située au nord du 50e degré, y compris la ‘ partie septentrionale de Terre-Neuve, la plus grande partie de la vallée du Saint-Laurent, le Labrador ainsi que le passage du Nord-Ouest, indiqué sur sa carte de 1580. Cela semblerait indiquer que l’objectif de Gilbert se situait plus au Sud. Nous savons peu de choses sur l’activité de Gilbert au cours de la dernière moitié de l’année 1580 et du début de 1581, si ce n’est qu’il s’occupa activement de son rôle de député de Queenborough, dans le comté de Kent, entre les mois de janvier et de mars 1581, et qu’il mit en train les derniers préparatifs de son entreprise américaine à l’été de cette année-là.
À ceux dont il réclamait l’appui, Gilbert faisait valoir surtout qu’il existait de vastes étendues de terre fertile sous des climats hospitaliers qui n’attendaient que d’être occupées par des Anglais et qu’en retour d’une certaine somme d’argent, il leur céderait la propriété de vastes domaines dans ces régions nouvelles. Ce projet plaisait particulièrement aux gentilshommes anglais restés fidèles à l’Église catholique et qui devaient payer des amendes écrasantes comme récusants tant qu’ils refusaient de se conformer aux exigences de l’Église anglicane, mais qui ne voulaient pas s’exiler parmi les ennemis de l’Église sur le continent. Sir George Peckham, de Denham, dans le Buckinghamshire, et Sir Thomas Gerrard, de Bryn, dans le Lancashire, devinrent les chefs de ce groupe et firent de leur mieux pour enrôler leurs coreligionnaires dans l’entreprise de Gilbert. De juin 1582 à février 1583, Gilbert ne leur assigna pas moins de 8 500 000 acres de terre en Amérique ; cette région se trouvait dans le voisinage de la rivière Norumbega et de la baie des Cinq-Îles, située tout près de là ; les catholiques s’engageaient à se rendre en Amérique par leurs propres moyens. De son côté, Gilbert s’efforça de mobiliser les bourgeois et la gentilhommerie du Sud et du Sud-Est de l’Angleterre – la colonie accorda même un monopole commercial à la ville de Southampton –, promettant à certains d’entre eux des terres et à d’autres des droits commerciaux. Les principaux établissements devaient être réunis en un seul régime administratif foncier sous le gouvernement personnel de Gilbert, tandis qu’on allait fonder une société commerciale qui régirait le commerce et établirait les rouages nécessaires pour que les colons continuent à affluer après le départ de Gilbert pour l’Amérique.
Cependant, le groupe catholique fut considérablement affaibli au cours de l’année 1582 par les tentatives de son clergé et d’agents espagnols en vue de dissuader les colons en perspective de participer à cette entreprise, sous prétexte que leur croyance religieuse serait menacée. L’expédition, placée sous des auspices catholiques et primitivement prévue pour le début de 1583, n’eut donc pas lieu. D’ailleurs, Christopher Carleill, beau-fils de Sir Francis Walsingham, sur qui Gilbert avait compté pour obtenir que les autorités ne s’opposent pas à son projet, songeait lui-même à lancer une entreprise semi-indépendante. Avec l’appui des marchands de Bristol et peut-être aussi de la Muscovy Company, il déclarait vouloir établir une centaine d’hommes dans le voisinage du 40e degré de latitude nord, afin de constituer ainsi une base pour la pêche, l’exploitation forestière et le commerce avec les Indiens. Il s’avéra cependant que Carleill était bien disposé à laisser Gilbert partir le premier.
Dans l’intervalle, on avait recueilli une foule de données sur l’Amérique du Nord. Richard Hakluyt, le jeune, reçut pour mission de colliger tous les renseignements possibles, de sources imprimées ou manuscrites, et il publia ses Divers voyages touching the discoverie of America au mois de mai 1582 (nouvelle publication par Hakluyt Soc., 1ère série, VII, 1850), où l’on trouve divers documents, depuis les lettres patentes octroyées à Jean Cabot en 1496 jusqu’au rapport que Verrazzano fit de son voyage de 1524 et au récit de Ribault au sujet de la colonie de Floride en 1562, ainsi qu’aux listes de produits d’Amérique et aux conseils sur la colonisation. Aux mois d’août et de septembre, Walsingham, Peckham et d’autres eurent des entretiens avec David Ingram, Simon Fernandez et un certain John Walker, qui s’étaient rendus en 1580 jusqu’à une baie qui était sans doute l’embouchure de la Penobscot ou la baie de Fundy (baie Française). C’est au cours de l’année 1583 que parurent les récits des voyages d’Ingram, les projets de Carleill, ainsi qu’un poème de Stephanus Parmenius sur le voyage de Gilbert. Il était donc beaucoup question de l’Amérique du Nord dans les écrits de l’époque.
Gilbert connaissait bien la carte de l’Amérique du Nord que John Dee avait minutieusement préparée pour la reine Élisabeth en 1580 et où se trouvaient rassemblées toutes les connaissances alors accessibles aux Anglais ; il possédait aussi une carte circumpolaire que Dee avait préparée spécialement à son intention en 1582–1583. ces cartes influèrent dans une certaine mesure sur ses conceptions géographiques. Dee croyait, en particulier, à l’existence d’un passage à travers l’Amérique du Nord, dans la zone tempérée, par le Saint-Laurent ou la rivière Norumbega (V. Ganong, Crucial maps, IX). La carte de Gilbert fait maintenant partie de la collection Elkins, à la Bibliothèque publique de Philadelphie). On lui remit aussi diverses instructions minutieusement établies pour lui permettre de cartographier la côte et de faire un relevé des ressources naturelles, y compris la flore et la faune, ainsi que des peuplades indiennes (avec croquis), ces divers travaux devant être confiés à un certain Thomas Bavin, dont nous ne savons rien par ailleurs. Le professeur E. G. R. Taylor (Mariner’s Mirror, XXXVII : 48) estimait que William Borough, greffier du conseil de la Marine, avait participé à la rédaction de ces instructions, et que les deux Hakluyt, l’avocat et son jeune cousin le pasteur, y avaient probablement aussi mis la main (V. Roanoke voyages (Quinn), I : 49–54). La découverte de ces instructions porte à croire que Gilbert avait élaboré des projets beaucoup plus avancés, sur le plan scientifique, qu’on ne l’avait alors cru possible, encore que l’ampleur du relevé projeté dépassât probablement de beaucoup les ressources dont il disposait.
Gilbert eut à choisir entre diverses routes qui s’offraient à lui. Il décida, en définitive, de suivre la voie bien connue de la flotte de pêche de Terre-Neuve, c’est-à-dire celle qui menait aux Grands Bancs, puis de faire voile vers le Cap-Breton et de longer ensuite la côte continentale vers le Sud jusqu’à ce qu’il eût trouvé un pays favorable à l’établissement de sa colonie ou atteint le havre verrazzanien de Dee. Il s’attendait de partir au début du printemps de l’année 1583, mais la reine l’exhorta, en tant qu’ « homme noté pour ses mésaventures en mer », à rester en Angleterre. Elle revint toutefois sur sa décision le 16 mars et lui fit parvenir un gage de son estime (« une ancre guidée par une Dame »), mais les préparatifs ne furent terminés qu’en juin. Il avait alors à Plymouth cinq vaisseaux : le Delight de 120 tonnes, appartenant à William Winter, capitaine à bord, ainsi qu’à Sir John, frère aîné de Gilbert, vaisseau principal, sur lequel il devait s’embarquer comme « général » de l’expédition ; le Bark Raleigh, de 200 tonnes, dont le propriétaire et commandant était son demi-frère, Walter Raleigh, jeune homme d’avenir ; le Golden Hind, de 40 tonnes, que possédait et commandait Edward Hayes, dont le récit constitue la plus importante source de documentation sur ce voyage ; le Swallow, de 40 tonnes, commandé par Maurice Browne (vaisseau à l’égard duquel Gilbert n’avait que des titres de propriété plutôt douteux), sur lequel prit place le Hongrois Stephanus Parmenius ; et la petite frégate Squirrel, de 8 (ou 10) tonnes (alors commandée par William Andrewes), sur laquelle Gilbert avait fait son voyage de 1580.
Ils partirent le 11 juin. Mais la malchance s’acharna une fois de plus sur Gilbert, puisque le Bark Raleigh dut rebrousser chemin peu après le départ ; cependant, les autres vaisseaux naviguèrent de conserve et assez lentement jusqu’au 23 juillet, date à laquelle ils se trouvaient à une faible distance de Terre-Neuve, bien que passablement au nord des bancs de pêche. Ils se séparèrent alors dans la brume et le Golden Hind dut redescendre de ce que le capitaine Hayes estima être le 51e degré de latitude nord jusqu’à la baie de la Conception, où il retrouva le Swallow, poussant ensuite jusqu’à Saint-Jean, où il aperçut le Squirrel aux abords du havre, puis, le 3 août, le Delight. L’amiral du port, bien qu’Anglais, avait mobilisé les équipages de 36 navires – portugais, basques et français aussi bien qu’anglais – pour interdire à Gilbert l’accès du port. Les pêcheurs étaient en effet décidés à mettre un terme à la piraterie du genre de celle à laquelle le capitaine du Delight, Richard Clarke, s’était livré contre des navires portugais dans le havre de Saint-Jean en 1582. Gilbert brandit sa commission royale (il s’agissait, évidemment, de ses lettres patentes) et les pêcheurs anglais se désistèrent et permirent à la petite escadre d’entrer dans le port le même jour.
Gilbert était déjà pleinement résolu à prendre possession de Terre-Neuve au nom de la couronne d’Angleterre. Il n’avait pas précisément laissé entrevoir ce projet dans ses déclarations antérieures, bien qu’Anthony Parkhurst eût envisagé cette possibilité en 1578. Pour pouvoir imposer une telle souveraineté, il allait falloir établir à terre un poste armé capable de délivrer des permis aux pêcheurs et d’assigner les lieux de pêché. Gilbert délivra effectivement à chacun des 36 vaisseaux qui se trouvaient dans le havre un certificat l’autorisant à pratiquer la pêche (on a découvert récemment un exemplaire d’un de ces certificats à Séville, Archivo de Indias, Patronato 265, ramo 40), et exigea en retour une taxe en nature prise sur le fruit de la pêche, pour ravitailler ses propres navires qui, maigrement approvisionnés au départ, se trouvaient encore en moins bonne posture après avoir passé sept semaines en mer au lieu des trois ou quatre semaines qu’exigeait normalement le voyage. Le 5 août, Sir Humphrey Gilbert prit officiellement possession de Terre-Neuve et des terres sises dans un secteur de 200 lieues au Nord et au Sud (c’est-à-dire d’environ 37° 35" nord à 57° 35" nord). Les marchands et les pêcheurs se rassemblèrent devant sa tente ; on coupa et on lui remit une branche et une motte de gazon comme symboles de ses titres personnels de propriété, et il déclara que ces terres étaient dévolues à la reine à perpétuité. Il promulgua les « lois » à observer – exercice public d’aucun culte sauf celui de l’Église d’Angleterre, aucune opposition (sous peine de punition pour haute trahison), interdiction à quiconque de manquer de respect envers la reine (au risque de se faire couper les oreilles et de voir saisir ses navires et autres biens). Tout l’auditoire accepta ces conditions, ne pouvant faire autrement, et chacun s’estimant sans doute heureux de s’en tirer à si bon compte. On érigea à Saint-Jean un monument officiel – il s’agissait d’un pillier de bois portant les armoiries royales frappées dans le plomb. En outre, Gilbert assigna à certains pêcheurs des chaufauds de séchage à perpétuité (les premiers venus en avaient d’ailleurs déjà obtenus). Toutes ces mesures supposaient une occupation ininterrompue, sans laquelle elles n’auraient eu aucun sens.
Le 4 août, Gilbert alla à terre voir un jardin sauvage rempli de roses et de framboises, où croissaient aussi des pois tendres d’origine anglaise. Après le 5 août, il accompagna des détachements qui tentèrent de se frayer un chemin dans la forêt presque impraticable et il chercha aussi à déceler la présence de minéraux près du rivage et dans les collines de l’intérieur. Son spécialiste en matière de minéraux, un Saxon du nom de Daniel, recueillit du minerai de fer et ce qu’il prétendit être de l’argent ; non sans une certaine ostentation, Gilbert entoura cette découverte du plus grand secret. Hayes et Parmenius firent un relevé du terrain et de ses possibilités. L’état des hommes laissait à désirer et quelques-uns étaient déterminés à ne pas aller plus loin ; le Swallow retourna donc en Angleterre avec les malades et les récalcitrants (y compris les capitaines du Delight et du Squirrel). Selon Hayes, Terre-Neuve et ses richesses avaient pour Gilbert un tel attrait qu’il était résolu à y revenir ; cependant, ses obligations envers ses amis – Peckham et les autres qui espéraient s’établir plus au Sud – le contraignaient de poursuivre son voyage le long du littoral continental afin d’aller prendre officiellement possession des terres prévues, avant l’expiration de ses lettres patentes au mois de juin 1584.
Faisant voile le 20 août avec les trois navires qui lui restaient, Gilbert se rendit au cap Race, au large duquel on prit une certaine quantité de morue, puis il envoya à terre des groupes qui avaient pour mission d’étudier la composition du sol dans la baie des Trépassés et dans la baie de Plaisance (Placentia), avant de mettre le cap sur l’île de Sable le 22 août. À Saint-Jean, ils s’étaient fait indiquer la route à suivre par un pêcheur portugais qui leur avait recommandé de visiter l’île afin d’y recueillir une provision de bovins sauvages et de porcs en liberté (que des Portugais avaient lâchés dans cette île, selon lui, quelque 30 ans plus tôt). Jusqu’au 28, le voyage fut lent et sans incident. Mais Gilbert, qui était à bord du Squirrel, se querella avec Richard Clarke au sujet de la route à suivre et lui fit changer le cap de ouest-sud-ouest à nord-ouest ; William Cox, capitaine du Golden Hind, n’approuvait pas ce changement. Après une nuit venteuse, les navires se trouvèrent en eau peu profonde le matin du 29, et l’équipage du Delight, qui n’était pas sur ses gardes, ne put empêcher le navire d’échouer et de se démembrer rapidement. Richard Clarke réussit à recueillir 15 hommes dans la pinasse du vaisseau, mais tout le reste – Parmenius, le mineur saxon, le minerai, etc.— fut perdu.
Le Golden Hind et le Squirrel « virèrent en direction est-sud-est, raconte Hayes, appuyant vers le Sud et acceptant même le risque d’avancer contre le vent » et parvinrent ainsi à s’en tirer. Bien que George Patterson ait prétendu que les routes partielles mentionnées par Hayes les auraient conduits à la baie de Gabarus plutôt qu’à l’île de Sable, cela n’est pas nettement établi et les routes indiquées prêtent à de nombreuses interprétations. Il semble probable, toutefois, que si les calculs de ces marins étaient exacts, ils passèrent au nord de l’île de Sable et furent pris sur un haut-fond (le banc ouest) qui s’étend vers l’Ouest derrière l’île.
Cette perte démoralisa les équipages des autres navires : ils étaient maintenant bien certains que leurs provisions et leur piètre équipement allaient se révéler insuffisants. Aussi Gilbert, après de longs entretiens avec Hayes et Cox, décida-t-il de retourner en Angleterre le 31 août. Grâce à un vent favorable, ils atteignirent le cap Race en deux jours et furent bientôt en haute mer. Gilbert s’était blessé au pied à bord du Squirrel et le 2 septembre il passa au Golden Hind pour y faire panser sa blessure et aviser aux moyens à prendre pour permettre aux petits navires de naviguer de conserve. Il refusa d’abandonner le Squirrel et les deux vaisseaux commencèrent leur traversée de l’Atlantique. Une forte tempête fut suivie d’une période de beau temps et ils purent franchir une assez bonne distance ; Gilbert monta de nouveau à bord du Golden Hind, causa et blagua avec Hayes, et insista une fois de plus pour retourner sur la frégate, malgré les avertissements de Hayes qui soutenait que celle-ci avait des canons trop lourds et était, par conséquent, dangereuse. À quelque 900 milles du cap Race la mer devint très agitée, « avec des vagues courtes mais hautes comme des pyramides », selon Hayes. Le Squirrel faillit sombrer le 9 septembre, mais réussit à s’en tirer et Gilbert profita d’une accalmie pour héler le Golden Hind. Assis à l’arrière, un livre à la main, Gilbert répétait sans cesse d’une voix forte : « Nous sommes aussi près du Ciel sur mer que sur terre ». On croit qu’il s’agissait de l’Utopia de More et que le passage qui l’avait frappé dans ces circonstances désespérées était le suivant : « Celui qui n’a pas de tombe est couvert par le ciel, et la distance qui nous sépare du ciel est toujours la même où que nous soyons. » Ce sont les dernières paroles de Gilbert – paroles célèbres – que l’on ait rapportées. A minuit les feux de la frégate s’éteignirent ; l’homme de quart s’écria « le général est à la mer », et à ce moment même, selon le récit de Hayes, « la frégate s’abîma dans les flots. » Le Golden Hind continua sa route et atteignit Falmouth le 22, poussant ensuite jusqu’à Dartmouth pour aller porter la tragique nouvelle à Sir John Gilbert.
Pendant le voyage de retour, Hayes avait trouvé Gilbert « tout à fait favorable à la Terre Neuve ». Il était résolu à y retourner en 1584, pendant que Hayes et Cox iraient explorer, plus au Sud, le littoral du continent. Il était en outre très optimiste au sujet de ses chances de former deux escadres, car il croyait que la reine lui prêterait £10 000. Apparemment il se faisait fort de la convaincre, malgré la perte des échantillons de minerai qui se trouvaient à bord du Delight, de l’existence de dépôts d’argent à Terre-Neuve. Ou peut-être se laissait-il mener par son imagination obsédante.
Il est difficile d’évaluer la personnalité de Sir Humphrey Gilbert. Bon soldat, il était de toute évidence plus ingénieux comme tacticien que comme organisateur ou stratège. Il était loin d’être dépourvu d’aptitudes intellectuelles. C’était un homme intrépide et d’une grande détermination. Tant sur terre que sur mer, il savait vraiment se faire obéir de ses hommes. Mais il était cruel ; Thomas Churchyard nous raconte que lorsque des lords irlandais vinrent lui offrir leur soumission, l’allée qui conduisait à sa tente était bordée des têtes de leurs associés. Il lui arrivait d’avoir des accès de rage durant lesquels il frappait violemment les membres de sa famille. Il était homosexuel par intermittence (Sir Thomas Smith dit qu’il n’y avait qu’une façon de calmer sa colère, et c’était de lui envoyer un jeune garçon). Il était vain et il y a lieu de croire qu’il était aussi parfois pompeux. Ses projets et ses rêves pour l’Amérique devinrent une véritable obsession. Sa vision d’une gentilhommerie anglaise transplantée au Nouveau Monde pour exploiter les vastes et nouvelles terres américaines dans un décor féodal n’était pas complètement dépourvue de sens pratique (de fait, elle devait être réalisée plus tard, dans une certaine mesure, au Maryland) ; cependant, ses projets étaient beaucoup trop ambitieux par rapport à ses ressources et la façon dont il disposait de vastes étendues de terre qu’il n’avait même jamais vues dénote chez lui un certain manque de scrupule. Il ne se rendait pas compte que la colonisation, dans les régions tempérées, peut être lente, difficile et coûteuse. Son impatience se manifeste aussi dans ses rapports avec Terre-Neuve. La maîtrise des pêcheries offrait des attraits superficiels, mais nécessitait le maintien d’établissements coûteux sur le rivage (sans compter la difficulté qu’on éprouvait à garder les colons à Terre-Neuve au xviie siècle), et même alors ces entreprises n’allaient pas être nécessairement rentables, puisque les Français et d’autres étrangers pouvaient fort bien rester à l’écart des secteurs dominés par les Anglais, ou bien établir et armer leurs propres postes. Gilbert semble avoir fondé sur des preuves beaucoup trop maigres un excès d’optimisme au sujet de la valeur des richesses minérales de Terre-Neuve. Néanmoins, ses voyages mirent nettement en relief les possibilités de colonisation de l’Amérique du Nord et contribuèrent pour beaucoup à en faire l’un des objectifs permanents de l’Angleterre.
Au début de 1584, Walter Raleigh fit renouveler en sa faveur les lettres patentes de Sir Humphrey Gilbert, excluant toutefois Terre-Neuve des territoires visés par ces lettres, et il envoya divers groupes de colons dans l’île Roanoke, en Caroline du Nord. En principe, Terre-Neuve aurait dû être gouvernée conformément aux ententes détaillées qui avaient été conclues avec Peckham et Sir John Gilbert, mais bien que Sir John y eût envoyé des navires en 1584, il constata que tout système de gouvernement des pêcheries et des pêcheurs serait impraticable ; il ne revint pas à la charge. (Il n’existe pas de récit des événements qui s’y déroulèrent en 1584). Sir George Peckham était toujours en lice, même si ses partisans catholiques l’avaient déserté. Il présenta du mieux qu’il put les événements de Terre-Neuve et les perspectives d’établissement de domaines sur la terre ferme dans son ouvrage intitulé : A true reporte, qu’il termina le 12 novembre 1583 et qui fut publié peu après cette date. Mais bien qu’il cherchât toujours à recruter des souscripteurs au début de 1584, il faisait si peu de progrès que les autorités l’emprisonnèrent de nouveau comme récusant. Après quoi il n’est plus question de lui dans l’histoire de la colonisation.
Christopher Carleill, qui avait sans doute subi l’influence de Gilbert, continua le travail préparatoire commencé par celui-ci. Il projetait d’atterrir au sud-ouest de l’île du Cap-Breton et peut-être même dans le Saint-Laurent. On le tenait au courant de l’activité des Français à cet endroit et il reçut d’autres nouvelles au printemps de 1584 par l’entremise de Richard Hakluyt, le jeune, qui avait maintenant un poste à l’ambassade de Paris. Carleill se rendit jusque dans le voisinage de l’Irlande au début de l’été, mais, pour un motif jusqu’ici inconnu (peut-être avait-il constaté l’insuffisance de ses provisions), il mit ses trois navires au service de l’État dans les eaux de l’Irlande au début du mois d’août et occupa lui-même un emploi militaire dans ce pays pendant environ neuf ans (sauf pour une brève période en 1585–1586 au cours de laquelle il participa au voyage de Sir Francis Drake aux Antilles et visita probablement les eaux terreneuviennes à son retour). Il revint plus tard au projet qu’il avait conçu avec Edward Hayes de coloniser la région des provinces atlantiques et du golfe Saint-Laurent en 1593–1594 [V. Hayes].
Le docteur John Dee s’était proposé de donner suite à la concession que lui avait accordée Gilbert en 1580 en cherchant à obtenir la permission d’aller à la découverte de passages dans les régions septentrionales, mais une invitation a se rendre en Pologne, qu’il accepta au mois de septembre 1583, lui fit renoncer à cette idée. Il abandonna le soin d’y aller (et, apparemment, sa concession) à Adrian Gilbert, le plus jeune frère de Sir Humphrey, qui obtint la permission de partir à la découverte d’un passage dans le Nord en février 1584. C’est là que prirent naissance les grandes explorations de John Davis de 1585 à 1587.
Si on essaya de coloniser l’île Roanoke et si un très fructueux voyage vers le Nord-Ouest fut entrepris dès le xvie siècle, c’est en grande partie aux efforts de Gilbert qu’on le doit. En annexant Terre-Neuve (annexion qui resta une formalité jusqu’en 1610), il incita les Anglais à ne pas se désintéresser de l’industrie de la pêche et il est à l’origine des plans établis par Hayes et par d’autres pour l’administration des pêcheries, plans qui aboutirent en définitive à la fondation des colonies de l’époque de Jacques 1er. Il souligna l’importance de la Nouvelle-Angleterre et des provinces atlantiques comme régions propices à la création d’établissements anglais et, parce qu’il mit au point l’idée de la colonisation par des propriétaires, il influa sur le cours des événements à Terre-Neuve, en Nouvelle-Écosse, dans le Maine et dans le Maryland.
BM, Add. MS 38 823, ff.1–8 (V. : E. G. R. Taylor, Instructions to a colonial surveyor in 1582, Mariners Mirror, XXXVII (1951) : 48–63) ; Lansdowne MS 144, f.384, Dr Thomas Wilson to Captain Augustine Clarke, 10 April 1580.— PRO, H.C.A. 13/23,14 Nov. 1578, Thomas Gager, 20 May 1579, John Webster, 26 May 1579 ; S.P. 12/42, no 23.— Sir Humphrey Gilbert, A discourse of a discoverie for a new passage to Cataia (London, 1576) ; repr. in Voyages of Gilbert (Quinn), I : 129ss. On trouve dans Voyages of Gilbert (Quinn) presque tous les documents concernant ce personnage, ainsi que sa biographie.— Edward Hayes, A report of the voyage and successe thereof, attempted in the yeere of our Lord, 1583. by sir Humfrey Gilbert knight in Hakluyt, Principall navigations (London, 1589), 679–697 ; repr. in 2nd ed. Hakluyt, III (1600) : 143–161 ; Hakluyt Soc. ed. (1903–05), VIII : 34–77.— Index to administrations in the Prerogative Court of Canterbury, ed. C. H. Rudge (« British Record Soc. », LXXVI, 1954), 65, contient l’homologation du testament de Gilbert, oct. 1584.— Peckham, A true report.— Queen Elizabethes Achademy, ed. F. J. Furnivall (« Early English Text Soc. », extra ser., VIII, 1869), 1–12 (The erection of an Achademy in London for educacion of lier Majestes Wardes, and others the youth of nobility and gentlemen [by Humphrey Gilbert ?]).— Sir Humfrey Gylberte and his entreprize of colonization in America, ed. Carlos Slafter (« Prince Soc. », XXIX, Boston, 1903).— Ganong, Crucial maps, IX.— W. G. Gosling, The life of Sir Humphrey Gilbert (London, 1911).— G. B. Parks, George Peele and his friends as "ghost" poets, J. English and Germanic Philology, XLI (1942) : 527–536.— D. B. Quinn, Simão Fernandes, Congresso internacional de historia des descobrimentos Actas, III (1961) : 449–465—Roanoke voyages (Quinn), I : 49–54.— Joan Wake, The Brudenells of Deene (London, 1953).— Portraits : peinture d’un artiste anonyme (peut-être exécutée après la mort de Gilbert), conservée au château de Compton, Devonshire ; gravure de Robert Boissard (d’après un portrait perdu) dans Baziliωlogia (1618), gravée de nouveau pour Henry Holland, Herwologia anglica (1620) (V. : Engraving in England in the sixteenth and seventeenth centuries: a descriptive catalogue, intro. by A. M. Hind (2 vol., Cambridge, 1952–55), I : xxiv, 187–192).
David B. Quinn, « GILBERT (Gylberte, Jilbert), sir HUMPHREY », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 1, Université Laval/University of Toronto, 2003– , consulté le 28 nov. 2024, http://www.biographi.ca/fr/bio/gilbert_humphrey_1F.html.
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Auteur de l'article: | David B. Quinn |
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Titre de la publication: | Dictionnaire biographique du Canada, vol. 1 |
Éditeur: | Université Laval/University of Toronto |
Année de la publication: | 1966 |
Année de la révision: | 1986 |
Date de consultation: | 28 novembre 2024 |