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ROY, GABRIELLE (baptisée Marie-Rose-Emma-Gabrielle) (Carbotte), romancière, née le 22 mars 1909 à Saint-Boniface (Winnipeg), fille de Léon Roy et de Mélina Landry ; le 30 août 1947, elle épousa à Saint-Vital, Manitoba, Marcel Carbotte, médecin (décédé le 8 juillet 1989), et ils n’eurent pas d’enfants ; décédée le 13 juillet 1983 à Québec.
La première partie de la vie de Gabrielle Roy, qui constituera pour la future romancière un réservoir de souvenirs et d’images ineffaçables, se déroule au Manitoba, où ses parents, tous deux natifs de la province de Québec, sont arrivés à la fin du xixe siècle. Léon Roy a acquis une concession statutaire dans la région dite de « la montagne Pembina » en 1883. Trois ans plus tard, il y a épousé Mélina Landry, âgée de 19 ans et arrivée dans le nouveau pays quelques années plus tôt avec sa famille originaire de la région de Joliette. Peu après leur mariage, Léon Roy s’est lancé dans le commerce et a milité de plus en plus activement au sein du Parti libéral, ce qui lui a causé divers ennuis dans sa communauté. Lorsque Wilfrid Laurier* a enfin pris le pouvoir à Ottawa, en juin 1896, Roy a obtenu un poste de fonctionnaire chargé d’accueillir les nouveaux arrivants à l’Immigration Hall de Winnipeg et de les aider à s’établir sur les terres que le ministère de l’Intérieur mettait à leur disposition. En 1897, lui et sa femme se sont donc installés à Saint-Boniface, municipalité voisine de Winnipeg dont la population était très majoritairement francophone et catholique et qui était le centre de la vie canadienne-française de l’Ouest. Ils avaient alors cinq enfants : Joseph (né en 1887), Anna (1888), Agnès (1891), qui sera emportée par une méningite à l’âge de 14 ans, Adèle (1893) et Clémence (1895), auxquels s’ajouteront bientôt Bernadette (1897), Rodolphe (1899), Germain (1902) et Marie-Agnès (1906), qui mourra quatre ans plus tard, peu après que Léon Roy aura fait construire pour sa famille une belle grande maison, rue Deschambault, dans un quartier neuf de Saint-Boniface.
Née dans cette maison et baptisée en la cathédrale de Saint-Boniface, Gabrielle est donc la plus jeune des enfants de Léon et Mélina. Comme plusieurs années la séparent de Germain et que les aînés de la famille ont déjà quitté la maison, elle connaît une enfance plutôt solitaire, entre un père vieillissant que son travail auprès des colons retient souvent au loin et une mère qui la cajole comme si elle était sa fille unique, d’autant plus que la santé de « petite misère », ainsi qu’on la surnomme, n’est pas très forte. Sans être riche, la famille jouit d’une relative aisance, qui est quelque peu compromise lorsque le père, en 1915, perd son poste et son salaire de fonctionnaire ; mais ce n’est pas la pauvreté pour autant, Léon réussissant malgré tout, par des petits métiers et diverses transactions, à faire vivre les siens décemment. C’est aussi en 1915 que Gabrielle commence l’école ; elle entre à l’académie Saint-Joseph, dirigée par les Sœurs des Saints-Noms de Jésus et de Marie et située à deux pas de chez elle. Malgré les lois adoptées au printemps de 1916 par le Parlement provincial qui imposent l’anglais comme unique langue d’enseignement dans les écoles publiques du Manitoba, l’éducation qu’elle reçoit pendant ses 12 années à l’académie, tout en étant officiellement anglophone et en lui permettant de découvrir les grands auteurs de la tradition littéraire britannique, fait tout de même une bonne place à la langue française et à la religion catholique. Écolière plutôt médiocre au début, elle devient bientôt l’une des élèves les plus brillantes de son école, se faisant remarquer par ses talents en rédaction et en élocution et récoltant chaque année les médailles et autres prix scolaires décernés notamment par l’Association d’éducation des Canadiens français du Manitoba.
Son diplôme de douzième année en poche, Gabrielle décide, comme bien des jeunes filles douées de l’époque, d’embrasser la carrière honorable et bien payée d’institutrice. En septembre 1928, quelques mois avant la mort de son père, elle s’inscrit à la Provincial Normal School de Winnipeg pour une formation d’une durée d’un an. Au printemps suivant, avant même l’obtention de son brevet (qui lui sera délivré le 27 juin 1929), elle part enseigner quelques semaines comme institutrice suppléante dans un village isolé de l’est du Manitoba, Marchand. Mais son premier vrai poste, c’est dans une école rurale de Cardinal, village de la région où ses parents se sont mariés et où vivent toujours ses oncles et ses tantes Landry, qu’elle l’occupe pendant l’année scolaire 1929–1930. Puis, à la rentrée suivante, elle est engagée par la commission scolaire de Saint-Boniface pour enseigner à l’institut collégial Provencher, école de garçons dirigée par les Marianistes, où on lui confie l’une des classes de première année, à laquelle elle donne tous ses cours en anglais ; elle restera là sept ans.
Ses années d’enseignement à Provencher procurent à la jeune femme, outre le double avantage de loger chez sa mère à peu de frais et de toucher un salaire régulier fort appréciable en ces temps de crise économique (environ 100 $ par mois), le bonheur de pouvoir profiter des distractions mondaines et des nombreuses activités que lui offre la vie à la ville, et surtout le loisir de se consacrer aux activités qui lui tiennent de plus en plus à cœur et nourrissent ses ambitions les plus ardentes : l’écriture et surtout le théâtre. Liseuse infatigable, Gabrielle réussit à faire paraître dans des périodiques locaux ou nationaux quelques textes écrits soit en français, soit en anglais. Mais sa passion la plus vive et l’essentiel de ses énergies vont alors à la scène, vers laquelle la portent ses talents, sa beauté et son goût d’une vie de culture et de raffinement. Tout en suivant des leçons d’art dramatique et en se joignant à des tournées de comédiens qui parcourent les villages du Manitoba français, elle participe assidûment aux activités du Cercle Molière, troupe amateur dirigée par Arthur et Pauline Boutal [Le Goff*], qui lui confient des rôles dans quelques-unes de leurs productions annuelles. Deux d’entre elles la conduisent jusqu’à Ottawa, en 1934 et 1936, au Festival national d’art dramatique, où les comédiens de Saint-Boniface remportent des trophées. Parallèlement, Gabrielle, qui prend sa vocation dramatique très au sérieux, joue deux pièces en anglais avec le Winnipeg Little Theatre, où son interprétation est également appréciée du public et de la critique. Même s’ils ne sont pas si éclatants, ces succès la renforcent dans son goût pour le théâtre et la persuadent qu’elle a peut-être devant elle une carrière de comédienne, moyen pour elle de quitter son milieu provincial et voie privilégiée, en cette époque de triomphe du cinéma parlant et de généralisation de la radio, vers l’accomplissement personnel et la célébrité.
Bientôt la décision de Gabrielle est prise : elle partira pour l’Europe afin de se perfectionner dans son art. Quitte à priver sa vieille mère d’un soutien moral et financier dont elle a grandement besoin, la jeune femme met de l’argent de côté en vue de son voyage. Après avoir demandé et obtenu son congé de la commission scolaire de Saint-Boniface, elle prend durant l’été de 1937 un poste temporaire d’institutrice à la Petite-Poule-d’Eau, lieu perdu à 500 kilomètres au nord de Winnipeg, afin de grossir ses économies. Puis, dès le retour, c’est l’adieu aux amis et le grand départ vers les « vieux pays ». Gabrielle Roy a 28 ans.
Le séjour de Gabrielle Roy en Europe durera presque deux ans, de l’automne de 1937 au printemps de 1939. Après quelques semaines à Paris, où elle a du mal à s’intégrer, elle s’installe à Londres, où se trouvent déjà quelques-uns de ses amis manitobains. Là, elle s’inscrit à la réputée Guildhall School of Music and Drama, fréquente les musées, fait des excursions dans la campagne anglaise et se mêle au milieu des étudiants étrangers en provenance des divers pays du Commonwealth.
Outre la liberté nouvelle (notamment religieuse) que lui apporte le fait de vivre loin de sa famille et de son milieu natal, deux événements marquent pour Gabrielle Roy ce séjour en Angleterre. D’abord, elle fait la rencontre d’un jeune Canadien d’origine ukrainienne avec qui elle connaît sa première véritable expérience de la passion amoureuse. Mais leur liaison dure peu, empêchée par des raisons à la fois psychologiques (la dépendance physique et affective que crée cet attachement effraie la jeune femme et contrecarre à ses yeux son désir de réalisation personnelle) et peut-être politiques, puisque le prénommé Stephen appartient à un réseau de nationalistes ukrainiens en lutte contre l’Union des républiques socialistes soviétiques de Joseph Staline, ce qui l’oblige à s’absenter souvent et fait de lui, dans le contexte de l’époque, un allié « objectif » des nazis, alors que les sympathies de Gabrielle, formées dans le Manitoba des années 1930, vont plutôt aux idéaux sociaux-démocrates et libéraux. L’autre tournant, qui décidera de toute sa vie à venir, est sa conversion définitive à l’écriture. Résignée à ne pas devenir comédienne, faute du talent et de la voix qu’il faut, elle découvre sa vraie vocation – racontera-t-elle dans son autobiographie – à l’été de 1938, au cours d’un séjour dans la petite ville d’Upshire, en banlieue de Londres, chez sa nouvelle amie Esther Perfect. Là, entourée de soins, elle se met sérieusement à écrire, et à écrire uniquement en français, qui sera dorénavant sa seule langue d’expression littéraire. Pour l’instant, ce ne sont que de petits textes de peu de conséquence, nouvelles qu’elle garde dans ses cartons et chroniques inspirées de son expérience européenne, dont quelques-unes paraissent dans un journal de Saint-Boniface. Mais ce qui va la confirmer dans son choix et la persuader de la réalité de son talent, ce sera l’acceptation de trois de ses articles par un magazine parisien bien connu. Dès lors, elle sait que son métier sera d’écrire et elle ne déviera plus de sa voie.
Mais la guerre approche et il faut quitter l’Europe. Auparavant, Gabrielle Roy décide d’aller passer quelques mois dans le midi de la France, dont les paysages l’éblouissent. Puis elle se rend un moment à Prats-de-Mollo, dans les Pyrénées-Orientales, où affluent les réfugiés républicains de la guerre civile d’Espagne. Revenue en Angleterre, elle s’embarque enfin pour le Canada au mois d’avril 1939.
Une fois au pays, et malgré les lettres de sa mère qui l’appelle auprès d’elle en la pressant de reprendre son poste d’enseignante à l’institut collégial Provencher, Gabrielle Roy choisit de rester à Montréal, où personne ne la connaît, et de tenter sa chance dans le domaine de l’écriture. Alors commencent pour la jeune femme six années de travail acharné et sans répit, en vue de maîtriser son art, de trouver sa voix propre et de se faire un nom.
La conjoncture est favorable, puisque Montréal est alors une ville en pleine ébullition, où les circonstances de la Deuxième Guerre mondiale et la présence au pouvoir du Parti libéral d’Adélard Godbout* provoquent un vaste brassage des idées et des mœurs, accompagné d’un essor de la presse et de l’édition. C’est comme journaliste et nouvelliste à la pige que Gabrielle Roy fait ses premières armes. Vivant dans de petites chambres louées, frayant discrètement avec les artistes et les journalistes du centre-ville, décrochant de petits rôles à la radio, elle tâche de placer ses textes dans divers périodiques, afin de gagner sa vie et de pouvoir se consacrer à une œuvre de plus d’envergure. Ainsi, après avoir obtenu une chronique régulière dans la page féminine de l’hebdomadaire montréalais le Jour, dirigé par Jean-Charles Harvey*, elle fait paraître des nouvelles dans la Revue moderne, publiée à Montréal et dont le directeur littéraire, Henri Girard, devient son protecteur (et peut-être son amant). Mais c’est comme reporter qu’elle se fait surtout remarquer, lorsque le Bulletin des agriculteurs de Montréal, après avoir publié quelques articles d’elle, lui confie de grandes séries d’articles dont la publication s’échelonne sur plusieurs numéros et attire l’attention d’un public de plus en plus large. Fondées sur des enquêtes documentaires et surtout sur l’observation directe, quatre de ces séries de reportages voient le jour entre 1941 et 1945 : « Tout Montréal » (1941, quatre articles), qui offre un tableau saisissant de la métropole dans ses aspects les plus divers et les plus contemporains ; « Ici l’Abitibi » (1941–1942, sept articles), où la journaliste accompagne un groupe de Madelinots devenus colons dans le Nord-Ouest québécois ; « Peuples du Canada » (1942–1943, sept articles), suite de portraits de petites communautés que Gabrielle Roy visite à l’occasion d’un voyage dans l’Ouest canadien, au cours duquel elle revoit sa mère pour la dernière fois ; et enfin « Horizons du Québec » (1944–1945, 15 articles), qui porte sur la vie sociale et économique de diverses régions de la province.
Outre qu’elle satisfait son goût des voyages et lui apporte une sécurité financière qui lui permet de vivre plus confortablement – tantôt à l’hôtel Ford de Montréal, tantôt à Rawdon, chez une dame qui l’héberge comme pensionnaire –, sa collaboration au Bulletin des agriculteurs laisse à Gabrielle Roy le temps libre dont elle a besoin pour se consacrer à l’écriture d’un roman qu’elle a mis en train dès 1941 ou 1942, et dont elle achève une première version à l’été de 1943, en Gaspésie, où elle a l’habitude de se rendre pour ses vacances. Ce roman a pour titre Bonheur d’occasion. Située dans le quartier Saint-Henri de Montréal pendant l’hiver et le printemps de 1940, son intrigue est centrée sur l’histoire d’une famille canadienne-française, les Lacasse, et en particulier sur les personnages de la mère, Rose-Anna, et de sa fille Florentine ; mais plus largement, le roman dépeint en une fresque saisissante les classes populaires aux prises avec le chômage, la misère et le déracinement, et à qui la guerre, ironiquement, offre une chance de salut.
Publié en juin 1945 par la Société des éditions Pascal, le roman reçoit un accueil enthousiaste du public comme de la critique montréalaise et torontoise, qui salue son réalisme et la qualité de son écriture et y voit le signe d’un renouveau de la littérature canadienne. Mais très vite, le succès de Bonheur d’occasion dépasse la scène locale. Publié en 1947 à New York sous le titre The tin flute, le roman est choisi comme « livre du mois » de mai de cette année-là par la Literary Guild – club du livre américain – et connaît un tirage de 700 000 exemplaires. Puis une compagnie de Hollywood en acquiert les droits cinématographiques pour la somme de 75 000 $ (mais le scénario ne sera jamais tourné et les droits seront revendus beaucoup plus tard à un producteur canadien, dont le film ne sortira qu’en 1983). Enfin, à l’automne de 1947, Bonheur d’occasion, repris en France par les Éditions Flammarion, deviendra le premier roman canadien à obtenir un prix majeur sur la scène littéraire parisienne lorsqu’il décrochera le prix Femina, ce qui entraînera sa traduction dans une dizaine de langues étrangères au cours des années suivantes. Pour Gabrielle Roy, ces événements récompensent au delà de toute attente les efforts qu’elle a déployés depuis des années pour écrire une œuvre de qualité et se tailler une place sur la scène littéraire. Et surtout, ils bouleversent sa vie de fond en comble. Jusque-là obscure journaliste au service d’un périodique agricole, la voici du jour au lendemain comblée de gloire et d’argent, poursuivie par les intervieweurs, admirée par des milliers de lecteurs, et tenue par les critiques pour une romancière de tout premier plan.
Même si ce succès réjouit Gabrielle Roy, le brouhaha dont il s’accompagne n’est pas sans l’accabler. Ainsi, c’est pour trouver un peu de repos qu’elle se rend au Manitoba en mai 1947 et séjourne quelque temps auprès de ses sœurs. Là, elle fait la connaissance de Marcel Carbotte, jeune médecin pour qui elle éprouve une affection et une confiance que peu d’hommes lui ont inspirées jusqu’alors. Ils se marient trois mois plus tard, et décident d’aller s’établir quelques années en France, où il se spécialisera en gynécologie pendant qu’elle se consacrera entièrement à la poursuite de son œuvre. En route, ils s’arrêtent à Montréal, où Gabrielle Roy prononce son discours de réception à la Société royale du Canada, dont la section française vient de l’admettre dans ses rangs.
Arrivé à Paris au commencement de l’automne de 1947, le couple s’installe d’abord à l’hôtel Trianon Palace, puis au Lutetia, et enfin, à compter de l’automne suivant, dans une pension bourgeoise de Saint-Germain-en-Laye. Au début, leur vie sociale est assez active : sorties, excursions avec des amis (Jeanne Lapointe, Cécile Chabot, Judith Jasmin* notamment) et réceptions de toutes sortes. C’est au cours d’une de ces soirées que Gabrielle Roy rencontre le jésuite Pierre Teilhard de Chardin (dont la pensée l’influencera profondément et contribuera, une quinzaine d’années plus tard, au moment du Deuxième Concile du Vatican, à la ramener vers la religion). Puis la vie reprend son calme et la romancière, qui fait de fréquents séjours seule loin de Paris, se met à la composition de son deuxième livre, qui lui donne beaucoup de mal. Elle s’essaie d’abord à un roman qui serait un peu dans le style de Bonheur d’occasion, mais l’abandonne bientôt. Alors, un jour qu’elle se trouve en excursion à Chartres, les paysages et l’ambiance de son séjour de l’été de 1937 à la Petite-Poule-d’Eau lui reviennent en mémoire. Ils vont lui inspirer les trois histoires qui formeront son prochain ouvrage, la Petite Poule d’Eau, publié à Montréal en 1950 et qui y est accueilli plutôt froidement, alors que la réception est enthousiaste à Toronto, où l’œuvre est perçue comme une illustration magistrale du Canada et de sa culture (c’est l’époque de la commission royale d’enquête sur l’avancement des arts, lettres et sciences, ou commission Massey-Lévesque).
Rentrés au pays le 15 septembre 1950, Gabrielle Roy et son mari s’établissent d’abord à Montréal, plus précisément à LaSalle, en bordure du fleuve Saint-Laurent. Gabrielle continue toutefois de s’absenter régulièrement pour aller écrire dans des endroits retirés, notamment en Gaspésie. Puis, comme Marcel Carbotte n’arrive pas à trouver un poste intéressant dans la région montréalaise et qu’on lui en offre un à l’hôpital du Saint-Sacrement de Québec, le couple s’installe dans la vieille capitale en 1952. C’est là, dans un appartement du château Saint-Louis, situé le long de la Grande Allée, que Gabrielle Roy aura son domicile principal jusqu’à la fin de sa vie.
Lorsqu’elle s’établit à Québec, Gabrielle Roy a beau n’avoir que 43 ans, on peut dire que l’essentiel de ce qui constituera sa biographie est terminé, dans la mesure où aucun événement majeur ne viendra désormais en modifier le cours de manière un peu éclatante ou significative. Certes, elle continue de se déplacer fréquemment, en France (1955, 1963, 1966, 1973–1974), en Louisiane (où elle se rend en 1957 avec son ami le peintre René Richard et sa femme), en Arizona (1964, 1970–1971), en Floride (1967–1968, 1968–1969, 1978–1979), en Saskatchewan (1955) et surtout au Manitoba, où l’appelleront souvent, à la suite du décès de sa sœur Bernadette en 1970, les soins qu’elle doit donner à son autre sœur, Clémence, incapable de subvenir à ses propres besoins ; mais ce sont là des voyages sans histoires, entrepris uniquement pour échapper aux rigueurs de l’hiver ou pour entretenir les liens familiaux. Le reste du temps, elle le passe moitié au château Saint-Louis, moitié dans la région de Charlevoix (à Petite-Rivière-Saint-François), où elle acquiert une petite propriété en 1957 et où elle s’installe dès lors tous les étés, profitant de la montagne et du fleuve, et écrivant. Certes, elle a de nombreux amis et correspondants (Jean-Paul Lemieux et sa femme, Adrienne Choquette*, Madeleine Bergeron, sa traductrice Joyce Marshall), mais ce sont des relations privées et sans nuages. Certes, elle s’intéresse à l’actualité sociale et politique de la province de Québec, se réjouissant de la Révolution tranquille, de la réforme de l’éducation ou de l’émancipation des femmes et s’inquiétant de la montée du nationalisme indépendantiste, en particulier lors de la Crise d’octobre, en 1970, et à la veille du référendum du 20 mai 1980. Mais elle se méfie de l’engagement politique des écrivains et se garde d’intervenir dans les débats publics, sauf une seule fois, en 1967, à l’occasion de la visite de Charles de Gaulle, dont elle dénonce le discours par la voie des journaux. Et c’est la même chose pour la vie littéraire : elle lit les nouvelles parutions, suit les critiques de ses livres, correspond avec des confrères écrivains et avec des lecteurs, mais elle fuit les mondanités, refuse la plupart des interviews et ne se montre jamais en public. Bref, ses préoccupations et ses tracas sont strictement domestiques et privés, et elle n’a qu’une règle de conduite, qui est de ménager sa santé et sa tranquillité d’esprit afin de se garder constamment libre et disponible pour la seule chose qui lui importe : les livres à écrire, l’attention à accorder aux histoires et aux personnages de son imagination. Son existence, en somme, a quelque chose de monastique ; c’est celle d’une femme qui tient à demeurer en marge du monde et dont la vie se confond tout entière avec l’élaboration patiente de son œuvre.
Écrite dans une langue souple et dépouillée, marquée par une grande vivacité de la narration et par un sens aigu de l’observation, et empreinte d’autant de lucidité que de compassion devant le monde et les êtres, cette œuvre est l’une des plus belles de la littérature canadienne et québécoise. Se développant à l’écart des modes et formant peu à peu un massif considérable, aussi varié que cohérent, c’en est aussi l’une des plus originales. Après la Petite Poule d’Eau, Gabrielle Roy reprend le roman d’inspiration montréalaise qu’elle a entrepris puis abandonné pendant son deuxième séjour en France et réussit, après beaucoup d’efforts, à lui donner une forme définitive ; ce sera Alexandre Chenevert, l’histoire d’un petit employé de banque tiraillé entre ses ennuis personnels et le sort de l’humanité, qui paraît à Montréal en 1954. Puis la romancière se tourne de nouveau vers son passé manitobain et publie en 1955 (d’abord à Paris, puis à Montréal) Rue Deschambault, dont le personnage, Christine, est un peu son alter ego fictif, qui reparaîtra d’ailleurs en 1966 dans un autre ouvrage du même type, publié à Montréal, la Route d’Altamont. Entre-temps, en 1961, paraît au même endroit la Montagne secrète, roman relatant les aventures et l’apprentissage intérieur d’un artiste, Pierre Cadorai, dont le destin s’inspire librement de celui du peintre René Richard. Puis Gabrielle Roy renoue avec le roman de mœurs en donnant la Rivière sans repos, publié à Montréal en 1970, dont l’action se déroule en Ungava et illustre la condition des Inuits partagés entre leur appartenance traditionnelle et les nouveautés que leur apporte le progrès moderne. Deux ans plus tard, c’est à la célébration émue des paysages et des gens de Charlevoix, au milieu desquels elle séjourne la moitié de l’année, qu’elle consacre Cet été qui chantait, bientôt suivi, en 1975, par Un jardin au bout du monde, recueil de quatre nouvelles ayant toutes pour décor l’Ouest canadien et pour personnages des immigrants. Ces deux ouvrages paraissent respectivement à Québec et à Montréal.
Les dernières œuvres de Gabrielle Roy, tout comme la fin de sa vie, sont placées sous le signe de la mémoire. C’est d’abord, en 1977, Ces enfants de ma vie, livre publié à Montréal et inspiré de ses années d’enseignement à Cardinal et à Saint-Boniface. Puis Fragiles Lumières de la terre (qui paraît à Montréal en 1978), où sont repris un certain nombre de ses reportages et essais publiés çà et là entre 1942 et 1970. Mais c’est dans l’écriture de la Détresse et l’Enchantement, commencée vers 1976, que culmine cette veine autobiographique. Se sachant à la veille de mourir, Gabrielle Roy y entreprend de raconter toute sa vie, sur un mode qui tient moins du récit historique que de la recréation intérieure de son propre passé. Évoquant les êtres et les événements qui l’ont marquée, les peines, les joies, les rêves qui l’ont habitée, elle se peint elle-même telle qu’elle a été et telle qu’elle a voulu être, comme s’il s’agissait à la fois de dresser le bilan de sa vie et de se préparer à la mort. L’ouvrage qu’elle entrevoit doit compter quatre parties, couvrant l’ensemble de son existence, mais elle n’a le temps de rédiger que les deux premières et le début de la troisième, dont le récit va de son enfance manitobaine jusqu’à l’époque où elle écrivait Bonheur d’occasion, et qui seront publiées à Montréal à titre posthume en 1984 (la Détresse et l’Enchantement) et en 1997 (le Temps qui m’a manqué).
Emportée par une crise cardiaque, Gabrielle Roy s’éteint à l’Hôtel-Dieu de Québec le 13 juillet 1983, après avoir rédigé un testament en faveur de son mari (qui mourra six ans plus tard) et de divers organismes d’aide à l’enfance. Ses cendres reposent à Sainte-Foy, près de Québec, au parc commémoratif la Souvenance. Même si elle a pu connaître des phases d’éclipse relative (notamment pendant les années 1960 et au début des années 1970), la réputation littéraire de Gabrielle Roy ne s’est jamais démentie depuis la publication de Bonheur d’occasion, faisant d’elle l’un des auteurs canadiens et québécois les plus respectés, les plus lus et les plus étudiés, au pays comme à l’étranger. Lauréate à trois reprises du prix du gouverneur général du Canada (1947, 1957, 1978), elle a reçu, entre autres distinctions accordées pour l’ensemble de son œuvre, le prix Duvernay de la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal (1956), le prix David du gouvernement du Québec (1971), le prix Molson du Conseil des arts du Canada (1978), un Diplôme d’honneur de la Conférence canadienne des arts (1980), ainsi qu’un doctorat honorifique de l’université Laval (1968) et le rang de compagnon de l’ordre du Canada (1967).
Pour obtenir de l’information supplémentaire sur Gabrielle Roy, le lecteur se reportera avec profit à ses écrits autobiographiques, notamment certaines parties de Fragiles Lumières de la terre et surtout ses ouvrages posthumes intitulés la Détresse et l’Enchantement, le Temps qui m’a manqué et le Pays de Bonheur d’occasion et autres récits autobiographiques épars et inédits, François Ricard et al., édit. (Montréal, 2000). On consultera également cinq volumes posthumes de sa correspondance : Ma chère petite sœur : lettres à Bernadette, 1943-1970, François Ricard et al., édit. (1re éd., Montréal, 1988 ; 2e éd., 1999) ; Mon cher grand fou -- : lettres à Marcel Carbotte, 1947-1979, Sophie Marcotte, édit. (Montréal, 2001) ; Intimate strangers : the Gabrielle Roy-Margaret Laurence correspondence, P. G. Socken, édit. (Winnipeg, à paraître) ; In translation : the Gabrielle Roy-Joyce Marshall correspondence, Jane Everett, édit. (Toronto, à paraître) ; et Lettres à ses amies, Ariane Léger et al., édit. (Montréal, à paraître). Une biographie complète et détaillée, François Ricard, Gabrielle Roy, une vie : biographie (2e éd., Montréal, 2000), renferme une bibliographie chronologique de tous les écrits de Gabrielle Roy, ainsi qu’un inventaire des fonds d’archives où sont conservés divers documents la concernant, le plus important étant l’ensemble constitué par LMS-0082 (fonds Gabrielle-Roy) et LMS-0173 (fonds Gabrielle-Roy et Marcel-Carbotte) de Bibliothèque et Arch. Canada (Ottawa).
Parmi les bibliographies des écrits critiques consacrés à l’œuvre et à la figure de Gabrielle Roy, signalons celles de Marc Gagné, dans Visages de Gabrielle Roy, l’œuvre et l’écrivain (Montréal, 1973), de François Ricard, dans Introduction à l’œuvre de Gabrielle Roy (1945-1975) (2e éd., Québec, 2001), de P. [G.] Socken, « Gabrielle Roy : an annotated bibliography », dans The annotated bibliography of Canada’s major authors, Robert Lecker et Jack David, édit. (8 vol. parus, Downsview [North York], Ontario, 1979- ), 1 : 213-263, et de Lori Saint-Martin, Lectures contemporaines de Gabrielle Roy : bibliographie analytique des études critiques, 1978-1997 (Montréal, 1998). Enfin, le lecteur peut consulter le site Web du Groupe de recherche sur Gabrielle Roy, logé au Département de langue et littérature françaises de la McGill University, à l’adresse suivante : ww2.mcgill.ca/gabrielle_roy.
Outre Bonheur d’occasion, presque toutes les œuvres de Gabrielle Roy ont connu une traduction en anglais ; en voici les titres, présentés de façon chronologique : Where nests the water hen [traduction de la Petite Poule d’Eau], H. L. Binsse, trad. (Toronto et New York, 1951) ; The cashier [traduction d’Alexandre Chenevert], H. [L.] Binsse, trad. (Toronto et New York, 1955) ; Street of riches [traduction de Rue Deschambault], H. [L.] Binsse, trad. (Toronto et New York, 1957) ; The hidden mountain [traduction de la Montagne secrète], H. [L.] Binsse, trad. (Toronto et New York, 1962) ; The road past Altamont [traduction de la Route d’Altamont], Joyce Marshall, trad. (Toronto et New York, 1966) ; Windflower [traduction de la Rivière sans repos], Joyce Marshall, trad. (Toronto, 1970) ; Enchanted summer [traduction de Cet été qui chantait], Joyce Marshall, trad. (Toronto, 1976) ; Garden in the wind [traduction d’Un jardin au bout du monde], Alan Brown, trad. (Toronto, 1977) ; Children of my heart [traduction de Ces enfants de ma vie], Alan Brown, trad. (Toronto, 1979) ; The fragile lights of earth [traduction de Fragiles Lumières de la terre], Alan Brown, trad. (Toronto, 1982) ; et Enchantment and sorrow [traduction de la Détresse et l’Enchantement], Patricia Claxton, trad. (Toronto, 1987).
Aux ouvrages de Gabrielle Roy mentionnés dans la biographie, il faut ajouter : Ma vache Bossie (Montréal, 1976) et Courte-queue (Montréal, 1979) qui ont également été publiés dans Contes pour enfants (Montréal, 1998) et traduits par Alan Brown sous les titres respectifs de My cow Bossie (Toronto, 1988) et Cliptail (Toronto, 1980) ; De quoi t’ennuies-tu, Éveline ? (Montréal, 1982) ; et l’Espagnole et la Pékinoise (Montréal, 1986), paru aussi dans les Contes pour enfants et traduit par Patricia Claxton sous le titre de The tortoiseshell and the Pekinese (Toronto, 1989).
François Ricard, « ROY, GABRIELLE (baptisée Marie-Rose-Emma-Gabrielle) (Carbotte) », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 21, Université Laval/University of Toronto, 2003– , consulté le 28 nov. 2024, http://www.biographi.ca/fr/bio/roy_gabrielle_21F.html.
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Auteur de l'article: | François Ricard |
Titre de l'article: | ROY, GABRIELLE (baptisée Marie-Rose-Emma-Gabrielle) (Carbotte) |
Titre de la publication: | Dictionnaire biographique du Canada, vol. 21 |
Éditeur: | Université Laval/University of Toronto |
Année de la publication: | 2005 |
Année de la révision: | 2005 |
Date de consultation: | 28 novembre 2024 |