GRANT, GEORGE PARKIN, professeur d’université, philosophe et auteur, né le 13 novembre 1918 à Toronto, dernier enfant et seul fils de William Lawson Grant* et de Maude Erskine Parkin ; le 1er juillet 1947, il épousa à Londres Sheila Veronica Mary Allen (décédée en 2009), et ils eurent trois filles et trois fils ; décédé le 27 septembre 1988 à Halifax.

George Parkin Grant est surtout connu comme nationaliste canadien et « tory rouge » qui, comparativement aux conservateurs traditionnels, préconisait un rôle plus important de l’État dans les affaires sociales et économiques. Ses écrits des années 1960 proposaient une nouvelle façon de définir le Canada qui attira nombre de ceux qui devinrent des adultes au cours de cette décennie et de la suivante. Dans son ouvrage le plus lu, Est-ce la fin du Canada ? : lamentation sur l’échec du nationalisme canadien, d’abord publié en anglais en 1965 sous le titre Lament for a nation, Grant remettait en question l’ancien nationalisme anti-impérialiste associé au Parti libéral, qui avait placé au premier plan le caractère et le destin nord-américains du pays plutôt que ses liens avec l’Empire britannique. Ce livre, qui révélait une nouvelle identité anti-impérialiste en proclamant la mort de l’ancienne, se rangerait parmi les classiques de la pensée politique canadienne. Grant fut toutefois un écrivain et un professeur influent tant avant qu’après cette période, et ses contributions à la vie canadienne doivent aussi être considérées d’un point de vue philosophique et théologique.

Grant était issu d’une élite des milieux de l’enseignement et de la politique, caractérisée par sa loyauté envers l’Empire britannique et sa foi en sa mission civilisatrice. Ses parents étaient les enfants d’éminents défenseurs de la fédération impériale durant les décennies précédant la Première Guerre mondiale. Ils considéraient l’unité de l’Empire - qui serait assurée par une nouvelle structure fédérale de grande envergure - comme la base la plus solide pour une nationalité canadienne distincte. Le grand-père paternel de Grant, George Monro Grant*, ministre presbytérien influent, auteur et directeur du Queen’s College de Kingston, en Ontario, contribua à transformer cet établissement en une université canadienne de premier plan. Le père de sa mère, sir George Robert Parkin*, fut directeur de l’Upper Canada College (UCC) à Toronto avant de devenir le premier secrétaire organisateur du programme de bourses d’études du Rhodes Trust. Après avoir été blessé pendant la Première Guerre mondiale, le père de Grant, historien qui manifestait un intérêt particulier pour le Canada, revint en 1918 et fut nommé directeur de l’UCC, comme son beau-père avant lui, poste qu’il garderait jusqu’à sa mort en 1935. Par les mariages de tantes du côté maternel, Grant était également apparenté à deux personnages importants : le diplomate libéral Charles Vincent Massey*, et l’avocat et homme d’affaires James McKerras Macdonnell, député conservateur et ministre sans portefeuille dans les années 1950.

Les liens de Grant avec les membres masculins de sa famille finiraient par façonner son développement, mais ce fut sa mère, Maude Erskine Parkin, avec sa forte personnalité et son ambition pour son unique fils, qui exerça sur lui l’influence la plus formatrice pendant sa jeunesse. Grant décrirait sa famille, dominée par sa mère et ses trois sœurs aînées au tempérament également affirmé, comme une « gynarchie ». Jusqu’à ce qu’il soit près de la quarantaine et qu’elle soit trop malade pour comprendre ses lettres, Grant écrivit à sa mère presque chaque semaine, lui confiant ses espoirs et ses craintes et recherchant ses conseils, son approbation et quelque manifestation d’amour de la part de cette femme réservée. Ses sœurs - Margaret Monro, de laquelle il était proche quand il était jeune, Jessie Alison, qui épouserait le diplomate George Ignatieff, et Charity Lawson, avec laquelle il avait une relation souvent tumultueuse - joueraient toutes un rôle important dans sa vie.

Quand Grant était jeune, il semblait destiné à suivre les traces de ses illustres prédécesseurs. De 1927 à 1936, il fréquenta l’UCC, où il était toujours conscient d’être le fils et le petit-fils de directeurs. Un été passé au Québec lui fit connaître la politique et la culture de cette province et jeta les bases de sa compréhension et de sa sympathie envers son nationalisme. Il étudia ensuite l’histoire et la littérature à la Queen’s University en préparation à une carrière en droit avec en vue, apparemment, le service public. En 1939, Grant reçut une bourse Rhodes pour étudier à la University of Oxford. Six ans plus tard, dans ses premières publications dignes de mention - un opuscule ayant pour titre The empire : yes or no ? et un article dans la revue Public Affairs de Halifax, intitulé « Have we a Canadian nation ? » -, il plaiderait en faveur de la sauvegarde du lien traditionnel entre le Canada et la Grande-Bretagne et du soutien de celle-ci dans ses tentatives de maintenir son ascendant mondial, en dépit du défi croissant que représentaient les États-Unis et l’Union soviétique. Mais le parcours que suggèrent ces activités est trompeur. Lorsque Grant était encore jeune, l’influence de sa famille, bien que sans aucun doute très importante, se heurta à sa propre tendance au non-conformisme. Le témoignage de loin le plus éloquent de cette attitude fut son objection à participer au corps de cadets dont tous les étudiants de l’UCC devaient devenir membres. Il finit par décrocher une exemption en tant que pacifiste et, dès lors, les arguments laïques et religieux pour appuyer cette position devinrent des éléments clés de sa pensée.

Grant conserva ses convictions pacifistes au cours des deux premières années de la Deuxième Guerre mondiale, malgré les attentes de sa famille qui souhaitait qu’il s’enrôle. Il se rendit en Grande-Bretagne en octobre 1939, un mois après le déclenchement du conflit, pour commencer ses études au Balliol College, mais ne put faire qu’une année de droit avant qu’Oxford ne cesse en grande partie ses activités. Il fit la connaissance d’un groupe de pacifistes britanniques qu’il admirait profondément et, pendant l’été de 1940, reçut, avec plusieurs d’entre eux, une formation en secourisme afin de travailler dans un corps d’ambulanciers, service militaire de rechange accessible aux objecteurs de conscience. Pendant le bombardement intense de Londres entre le mois de septembre de cette année-là et le printemps d’après, Grant fut garde civil pour l’organisation Air Raid Precautions à Bermondsey, dur quartier ouvrier de la rive sud de la Tamise qui se trouvait à proximité de cibles principales. En février 1941, un viaduc qui servait d’abri fut frappé de plein fouet au moment où il en était absent et fut « réduit en miettes », faisant de nombreuses victimes et tuant plusieurs personnes dont Grant était devenu proche.

Les mois suivants furent difficiles pour Grant, et on ne sait presque rien de cette période de sa vie. Sous la pression grandissante de sa famille, qui voulait qu’il renonce à son pacifisme, il décida de s’enrôler dans la marine marchande, évitant ainsi les combats, mais non les dangers de la guerre. Il remplit les formalités de recrutement et fut affecté à un navire, mais après un examen médical qui révéla qu’il était atteint de tuberculose, il disparut pendant deux mois. Dans une ferme du Buckinghamshire où il travailla quelque temps, il vécut une expérience qui le marquerait pour le reste de sa vie. Grant la décrivait parfois comme une « conversion » ou une « renaissance ». Dans un entretien, plus de 50 ans plus tard, il l’expliquerait comme la conscience soudaine d’un ordre situé au delà du temps et de l’espace. « Je me rappelle seulement être parti travailler un matin et je me rappelle avoir traversé une barrière ; je suis descendu de ma bicyclette et j’ai traversé une barrière et j’ai cru en Dieu. Je ne peux vous en dire plus. Je savais simplement que c’était cela pour moi. Et cela m’est arrivé très soudainement. » Comme Grant le déclarait fréquemment, faisant écho à saint Paul, il « ne s’appart[enait] plus ». Il existait plutôt un « centre de l’existence humaine », une réalité non choisie par rapport à laquelle les choix humains peuvent être mesurés et définis. « Mes pensées ne se sont jamais vraiment détournées de cette chose centrale. Je peux désormais donner de meilleurs arguments que je ne l’ai fait pendant toutes ces années passées, mais cela constitue toujours l’élément fondamental de ce à quoi je pense. »

Chez Grant, la compréhension du christianisme, l’une des questions fondamentales soulevées par sa vie et ses écrits, n’est pas facile à discerner. Il se décrivait comme « un amoureux de Platon au sein du christianisme », attaché à l’aspect du christianisme le plus éloigné du judaïsme et de l’islam et le plus rapproché de l’hindouisme dans son expression philosophique. Il citait parfois le dicton de Clément d’Alexandrie : « Certains furent amenés à l’Évangile par l’Ancien Testament, de nombreux autres y furent amenés par la philosophie grecque. » Mais ce n’est que beaucoup plus tard, dans ses écrits sur la philosophe et mystique française Simone Weil, que les contours de sa propre théologie deviendraient plus nets.

Grant réapparut à Londres, à l’appartement de sa sœur Jessie Alison, à la fin de 1941. Avec l’aide de Charles Vincent Massey, alors haut-commissaire du Canada en Grande-Bretagne, il réussit à rentrer au mois de février suivant. Il passa le reste de la guerre à Toronto, d’abord auprès de sa mère qui l’aida à recouvrer la santé, puis au service de la Canadian Association for Adult Education, qui préparait des émissions radiophoniques pour la Canadian Broadcasting Corporation. Il se lança dans la radiodiffusion, qu’il voyait comme un moyen d’éduquer le grand public aux responsabilités de la citoyenneté en démocratie, écrivant des scénarios, tenant une chronique et cosignant 20 guides d’étude.

Rien dans l’engagement enthousiaste de Grant dans la Canadian Association for Adult Education ne laissait présager un changement d’orientation fondamental. Or, lorsqu’il retourna à Oxford en 1945 pour reprendre ses études, ce fut avec un objectif tout à fait nouveau, à la surprise et à la consternation de sa famille. Son intérêt portait désormais sur la théologie et la philosophie, et son but était de rédiger une thèse en vue d’obtenir un doctorat d’Oxford et de devenir professeur d’université. Il demanda conseil à Alexander Dunlop Lindsay, directeur de Balliol, érudit et personnage politique grandement respecté, dont il avait fait la connaissance en 1939. Le sujet de sa thèse, suggéré par Lindsay, était la pensée de John Wood Oman, théologien écossais qui avait assuré la direction du Westminster College à Cambridge pendant de nombreuses années. Le but de ces recherches était d’examiner comment Oman avait traité la relation entre le naturel et le surnaturel.

Peu après son arrivée à Oxford, Grant découvrit le Socratic Club, qui se réunissait chaque semaine pendant la session pour discuter des arguments pour ou contre le christianisme. Le cercle était dirigé par l’homme de lettres et apologiste chrétien Clive Staples Lewis, qui produisit une forte impression sur Grant par son humanité et la clarté de ses interventions dans les débats. Grant décrirait le cercle comme « une partie merveilleuse de [son] éducation » qui l’« aida énormément ». Au cours de ces réunions, il fit la connaissance de Sheila Veronica Mary Allen, étudiante britannique qui avait travaillé comme aide-soignante pendant la guerre et qui partageait ses idées pacifistes ; ils se marièrent à l’été de 1947. Peu après, le couple partit vivre à Halifax, où Grant avait décroché un poste au département de philosophie de la Dalhousie University. Il commença à enseigner, aidé de James Alexander Doull, ami canadien qu’il avait rencontré à Oxford. Doull avait lui aussi été engagé à Dalhousie en 1947 et possédait un meilleur bagage en philosophie. Les Grant habiteraient Halifax pendant 13 ans. Leur premier enfant y naquit en 1948, et cinq autres suivraient avant leur départ en 1960. La famille passa deux années universitaires en Angleterre, la première en 1949-1950, pour que Grant termine sa thèse, et la seconde, en 1956-1957, quand il prit un congé sabbatique.

Grant décrirait son mariage avec Sheila Veronica Mary comme « le plus grand événement de [sa] vie », et il lui dit un jour que, chaque année, il s’était « délesté de tant de tristesse en la déversant sur [elle] ». Dotée d’un « esprit puissant », elle l’encourageait dans son travail, lisant et corrigeant ses écrits, et préparant parfois des premiers jets. Grant prenait beaucoup de plaisir auprès de ses enfants, même s’il était énormément préoccupé par sa capacité de soutenir une famille nombreuse à une époque où les salaires des universitaires étaient peu élevés. Il aimait leur faire la lecture et organiser des jeux qui donnaient parfois lieu à des poursuites frénétiques dans toute la maison. Le couple connaissait toutefois des épisodes houleux, et les enfants étaient perturbés par l’intensité émotionnelle de leur père et les disputes bruyantes qui éclataient parfois entre leurs parents.

La première publication importante de Grant fut un article de fond sur la philosophie qu’il écrivit pour la commission royale d’enquête sur l’avancement des arts, lettres et sciences au Canada, mise sur pied en 1949 et présidée par son oncle, Charles Vincent Massey. Le texte commence par un énoncé provocateur selon lequel « l’étude de la philosophie consiste à analyser les traditions de notre société et à juger ces traditions en regard de nos diverses intuitions à propos de la perfection de Dieu ». L’auteur poursuit en déplorant la tendance populaire à supposer que la philosophie est un sujet technique réservé aux spécialistes dans les universités, plutôt qu’une activité qui devrait engager tous les hommes et toutes les femmes, puisqu’ils doivent réfléchir à la façon dont leurs fonctions particulières dans la société sont liées au bien commun. Selon Grant, les philosophes universitaires contemporains, en particulier dans les pays anglo-américains, étaient coupables d’accepter, voire de promouvoir, une compréhension erronée de leur sujet comme étant essentiellement une technique servant à clarifier et prôner la « méthode scientifique » responsable des réalisations des sciences naturelles modernes, mais négligeant les « dogmes théologiques de la foi ». Par conséquent, les étudiants se dirigeaient vers les sciences - « si la philosophie n’[était] que la servante de la science, il va[lait] mieux qu’ils étudient avec la maîtresse plutôt qu’avec la servante » - et les gouvernements voyaient peu de motifs de dépenser de l’argent pour leurs philosophes, ce qui n’était guère étonnant. « Dans certaines universités du Canada anglophone, il y a quatre fois plus de gens qui enseignent la physique que la philosophie, et trois fois plus qui enseignent l’élevage des animaux. » Pour retourner le fer dans la plaie, Grant épargnait les collèges et universités catholiques de cette condamnation générale et louait la portée philosophique du travail accompli dans d’autres disciplines par des savants tels que l’historien classique Charles Norris Cochrane*, le critique littéraire Herman Northrop Frye* et même l’économiste Harold Adams Innis*.

Sans surprise, certains universitaires réputés du Canada furent offensés par cette description peu flatteuse de leur laïcisme complaisant et de leur professionnalisme étroit, et la riposte fut vive. Les écrits subséquents de Grant furent en partie des réactions défensives à la critique acerbe dirigée contre son essai. Dans une conférence rédigée autour de cette période et intitulée « Canadian universities and Protestant churches », Grant expliqua bien clairement ses raisons d’adopter une position critique envers les réalisations de son grand-père qui avait modernisé et agrandi le Queen’s College. Dans « The minds of men in the atomic age », conférence prononcée au congrès tenu en 1955 au lac Couchiching, en Ontario, par l’Institut canadien des affaires publiques, il fit un résumé éloquent des sacrifices consentis à la croissance économique dans une société scientifique de masse.

En 1958, Grant donna neuf causeries à l’émission University of the air de la Canadian Broadcasting Corporation, qui devinrent l’année suivante son premier livre, Philosophy in the mass age. Les entretiens avaient pour but d’initier l’auditoire radiophonique à la philosophie morale. Grant y explique clairement comment la notion ancienne de loi naturelle diffère du concept moderne de liberté humaine ou d’autonomie. Mais le plus grand intérêt de l’ouvrage réside dans la façon de relier son thème central des anciens et des modernes à ses observations sur la vie dans les sociétés scientifiques et capitalistes contemporaines. Grant défend Karl Marx et ses disciples contre la critique condescendante, courante à l’époque, et reconnaît la puissance de la pensée de Marx, mais finit par la rejeter parce qu’« elle n’accorde pas suffisamment de place à la liberté de l’esprit ». Son analyse du discours moral moderne atteint son point culminant dans le chapitre « American morality », où il explique brièvement les limites sérieuses du pragmatisme américain. On trouve dans l’ouvrage peu de références explicites à Hegel, mais l’influence de sa pensée (comme Grant l’avait appris de Doull) transparaît partout, en particulier dans la concession étonnamment « optimiste » de Grant selon laquelle, malgré le fléau du pragmatisme capitaliste démocratique, les jeunes attirés par l’étude de la philosophie et de la théologie annonçaient ce qui pourrait néanmoins être « l’aube de l’ère de la raison en Amérique du Nord ».

En 1961, Grant rédigea le premier chapitre, « An ethic of community », de l’ouvrage Social purpose for Canada, recueil d’essais sous la direction du politologue Michael Kelway Oliver et publié par un groupe de « socialistes démocrates », parmi lesquels se trouvait le futur premier ministre Pierre Elliott Trudeau*, afin de marquer la refondation de la Fédération du Commonwealth coopératif, désormais désigné sous le vocable Nouveau Parti démocratique. Contrairement à ce que le titre peut laisser supposer, l’essai de Grant tente moins d’expliquer un nouvel idéal éthique que de clarifier la nature de la société canadienne : sa structure capitaliste du pouvoir et, élément plus fondamental, sa culture technologique de masse. À l’instar d’autres sociétés modernes, qu’elles soient capitalistes ou socialistes, cette société offre aux individus un type nouveau de liberté et d’indépendance au prix d’un type nouveau de domination et de dépendance. Les Canadiens ont plus de choix en tant que consommateurs, mais moins de possibilités de participer sérieusement à la politique. Ils acquièrent un sens plus aigu de leur propre liberté, mais perdent les relations aux autres qui, autrefois, donnaient un sens à cette liberté. Comme résultat, ils cèdent plus facilement à la passivité et à l’hédonisme primaire. Selon Grant, la structure capitaliste du pouvoir, au Canada, confère à ce problème « sa nuance particulière », mais ce dernier surgit dans toutes les sociétés qui ont atteint « une phase avancée de développement technologique ». Passant de la description à la prescription, l’auteur censure ses alliés socialistes autant que leurs adversaires capitalistes, alléguant que, dans le passé, les socialistes se sont trop souvent exprimés comme si les intérêts de l’humanité étaient simplement assimilés à une accumulation de biens et que le socialisme n’était qu’une technique meilleure pour produire ces biens et les distribuer de façon plus équitable.

Dans son ouvrage Est-ce la fin du Canada ?, paru quatre ans plus tard, Grant attaqua ceux qui avaient écarté du pouvoir le gouvernement progressiste-conservateur de John George Diefenbaker* en 1963 pour le remplacer par celui des libéraux sous la direction de Lester Bowles Pearson*. La question cruciale, tant dans le vote au Parlement qu’aux élections générales qui suivirent, était de savoir si le Canada devait se munir d’ogives nucléaires pour les missiles antiaériens qu’il avait achetés des États-Unis afin de contribuer à la défense aérienne du continent. La défaite de Diefenbaker, après son refus d’acquérir les ogives, fut pour Grant « l’échec du nationalisme canadien », comme le proclamait le sous-titre original du livre (the defeat of Canadian Nationalism), et « la fin du Canada en tant qu’État souverain ». Selon lui, il n’y avait désormais plus lieu de prétendre que les Canadiens étaient en train de mettre en place une véritable contrepartie à la république américaine. Diefenbaker avait accédé au pouvoir en 1957 en s’appuyant sur une plateforme nationaliste, convaincu qu’il était destiné à raviver un pays qui s’était désagrégé au cours des 20 années précédentes sous le règne des libéraux. Mais l’antipathie pour le socialisme de ce populiste des Prairies l’empêcha d’envisager sérieusement la seule formule - le nationalisme conjugué au socialisme - qui aurait pu inverser le processus accéléré d’intégration culturelle et économique sur le continent. « Seul le nationalisme était en mesure d’engendrer le stimulant politique nécessaire à la planification et seule la planification pouvait empêcher la victoire du continentalisme », déclara Grant. Ceux qui célébrèrent la défaite de Diefenbaker, conclut-il, « montrèrent, conscients ou pas, qu’au fond, ils accordaient leur allégeance à la culture homogénéisée de l’Empire américain ». Nombreux étaient ceux, pensait-il, qui ne pouvaient pas voir à quoi rimait tout ce tapage, car pour eux le but de la vie était la consommation, et les frontières (et les différences culturelles) nuisaient à l’efficacité économique.

Les lecteurs les plus sagaces, tel l’historien Frank Hawkins Underhill*, eurent tendance à repousser les arguments de Grant en soutenant qu’ils relevaient de la simple « piété familiale » et de la « passion nostalgique pour les causes perdues » en vue de réaffirmer ce que prônait la philosophie moderne et pragmatique : « la foi en la capacité de l’homme de construire sa propre histoire qui, issue de l’Amérique, se répand dans le reste du monde ». Même ceux qui approuvaient les opinions de Grant, entre autres les politologues Gad Horowitz et James Laxer, continuaient souvent de faire valoir ce qu’il niait - la possibilité d’un avenir nationaliste et socialiste progressiste pour le Canada - et d’attribuer son déni, sa « philosophie pessimiste de l’histoire », à son allégeance à sa remarquable famille et à sa foi politique.

Le conservatisme peu orthodoxe de Grant, c’est-à-dire sa manière d’allier fidélité à l’héritage religieux et antipathie pour la domination de la vie canadienne par les scientifiques et les gens d’affaires, est l’élément de vérité qui ressort de toute description de lui comme tory rouge, étiquette qui ne lui plaisait guère. À défaut de saisir un tant soit peu ce fil conducteur de sa pensée, une bonne partie de Est-ce la fin du Canada ? risque de rester obscure. En particulier, la signification de son allégation abstruse mais fondamentale, selon laquelle la « disparition » du Canada est une chose nécessaire mais pas nécessairement bonne (quelque influencée que ce soit par le prétendu pessimisme ou la prétendue nostalgie de Grant), repose sur des arguments non exposés dans l’ouvrage même, mais clairement expliqués ailleurs. Ce n’est que dans les notes de bas de page, qui peuvent facilement échapper au lecteur, que Grant renvoie à l’ouvrage Philosophy in the mass age et à l’importance pour lui d’« une vision classique de la morale » plutôt que de « la notion moderne de libre arbitre » et des répercussions de cette question sur la compréhension de « la nécessité sur le plan historique » et du « déroulement du destin ». La nécessité dans les affaires humaines, présumait-il, est largement tributaire des idées reçues sur le bien (celles qui sont habituellement présupposées lorsque « l’individu » tente de suivre des conseils libéraux et choisit « sa propre conception du bien »). Étant donné que, comme Grant le soutient, les Canadiens partagent essentiellement les mêmes opinions sur l’idée du bien que les Américains, tout nationalisme nouveau qui pourrait émerger dans un avenir prévisible devrait se situer dans le contexte pragmatique de la « religion de la technologie » dont les Canadiens se sont imprégnés en s’inspirant de sources américaines, ainsi que de la politique et de la culture de la Grande-Bretagne moderne.

Les Canadiens britanniques d’une génération antérieure avaient eu tendance à croire que le lien de leur pays avec la mère patrie garderait bien vivante « une tradition conservatrice qui était plus que du libéralisme déguisé ». Ils imaginaient que ce conservatisme, mieux représenté par l’apparat britannique que par sa pensée, donnerait au Canada une identité nationale distincte. Or, selon Grant, les événements avaient montré que cet espoir - le rêve de ses ancêtres - reposait sur une exagération romantique du caractère distinctif britannique. « Le conservatisme britannique était déjà à bout de force au début du xixe siècle, au moment où les Canadiens de langue anglaise bâtissaient un pays. » Ainsi, contrairement à ce que beaucoup croyaient être la position de Grant, il était selon lui peu judicieux de compter sur les traditions britanniques pour faire contrepoids au rêve américain.

L’ouvrage, confesserait Grant, « fut écrit trop sous l’effet de la colère et trop peu sous l’effet de l’ironie ». L’ironie était nécessaire parce que les questions plus théoriques qui le préoccupaient au milieu des années 1960 ne furent pas bien mises en évidence dans le long combat que se livrèrent Diefenbaker et Pearson. Même si ces deux personnages présentaient des contrastes frappants, il était difficile, à cause des ambiguïtés propres à chacun, de les relier aux auteurs que Grant étudiait. Ainsi, on ne trouve presque pas de preuves, dans Est-ce la fin du Canada ?, de la fascination qu’il éprouvait depuis longtemps envers Simone Weil. (Il projetait d’écrire longuement sur elle et avait séjourné à Paris durant l’été de 1963 pour rassembler de la documentation à cette fin.) On n’y trouve également aucune trace de son intérêt grandissant pour le philosophe allemand Martin Heidegger, qui avait supplanté son intérêt antérieur pour l’écrivain et philosophe français Jean-Paul Sartre et pour l’existentialisme des années 1940 et 1950. La technologie, l’une des principales préoccupations de Grant avant et après la rédaction de Est-ce la fin du Canada ?, occupe une place importante dans le thème du livre, mais l’auteur n’explique pas de quelle façon la technologie doit être comprise. Seuls sont évidents les effets de sa découverte, vers 1960, des écrits de Leo Strauss, théoricien politique d’origine germano-américaine, alors presque inconnu en dehors d’un cercle étroit de politologues et d’humanistes, non seulement dans deux notes de bas de page élogieuses envers Strauss et dans l’analyse que propose Grant sur le conservatisme américain, mais surtout dans son rejet quasi inconditionnel du cosmopolitisme, représenté par un « État universel et homogène », qui se trouve au cœur de Est-ce la fin du Canada ?

Au milieu des années 1960, la condition de Grant et ses affiliations avaient déjà changé. Il ne tenait plus en place à Halifax, et sa relation avec Doull, cruciale durant ses premières années à Dalhousie, était devenue moins satisfaisante à mesure que leurs vues avaient commencé à diverger. Grant voulait de surcroît se rapprocher de sa mère vieillissante, même si, en 1959, il avait envisagé d’accepter un poste au Claremont Men’s College, en Californie. L’année suivante, sa famille et lui partirent vivre à Toronto pour qu’il puisse prendre le poste de professeur agrégé de philosophie à la York University, nouvel établissement qui serait finalement installé dans la banlieue nord de la ville. Grant démissionna toutefois avant le début des classes, à la suite d’un différend sur le cours d’introduction qu’il devait donner. York étant affiliée à la University of Toronto pendant ses premières années, les étudiants devaient suivre le même programme et passer les examens fixés par la plus ancienne des deux universités. Grant s’opposa en particulier à l’usage de l’ouvrage The spirit of philosophy, écrit par Marcus Long de Toronto, qui, selon lui, « pervertissait le christianisme et la philosophie ancienne ». Il jugeait que les étudiants les plus faibles subiraient une injustice s’il contestait, dans son enseignement, le manuel prescrit.

Il était à ce moment impossible pour Grant de retourner à Dalhousie, et il était trop tard pour trouver un poste de professeur ailleurs. Il travailla donc pendant un an à Toronto comme conseiller des éditeurs de l’Encyclopædia Britannica et rédigea un très long compte rendu de publications religieuses et philosophiques pour le premier supplément annuel de la série The great ideas today. Il fut en mesure de se remettre à enseigner en 1961, lorsqu’il fut nommé à la McMaster University, à Hamilton, au département de religion récemment créé pour offrir aux étudiants la possibilité d’étudier la religion en tant que sujet universitaire, comme la philosophie et la sociologie, et non en vue d’une carrière dans les ordres. Grant serait chef du département entre 1964 et 1967.

Ce fut au cours de ses dix premières années à la McMaster University que Grant participa le plus activement à la politique canadienne. Dans les années 1950, il avait fait partie d’un petit groupe de partisans de la Fédération du Commonwealth coopératif à Dalhousie et, en 1961, avait contribué à une publication (Social purpose for Canada) qui préconisait des politiques progressistes. Cependant, après que les députés du Nouveau Parti démocratique eurent voté avec les libéraux pour aider à faire tomber le gouvernement de Diefenbaker en 1963, il rompit ses liens avec le parti social-démocrate. Sa défense de Diefenbaker dans Est-ce la fin du Canada ? en conduisit beaucoup à l’associer aux conservateurs, mais ses relations politiques les plus importantes étaient à l’époque du côté de l’opposition étudiante aux armes nucléaires et à la guerre au Viêtnam. Grant prit la parole pendant un important séminaire contre la guerre tenu à la University of Toronto en 1965 et, l’année suivante, s’adressa à la foule dans une grande manifestation pour la paix au Viêtnam organisée à Toronto. Ces discours et quelques articles qu’il fit paraître dans des périodiques radicaux continuèrent à donner de lui l’image d’un homme de gauche.

L’activité politique peut-être la plus considérable de Grant pendant ses premières années à la McMaster University fut cependant d’un autre ordre. Après avoir été absent de l’Ontario pendant 15 ans, son retour dans le cœur du continent, alors en plein essor industriel, le déstabilisa. Sa découverte de la pensée de Strauss le marqua aussi profondément, comme en témoigne son article « Tyranny and wisdom », qui serait publié à Toronto, en 1969, dans le recueil intitulé Technology and empire : perspectives on North America. L’article consiste en un examen minutieux des questions soulevées par l’un des écrits les plus obscurs de Strauss, le commentaire détaillé d’un dialogue de Xénophon, contemporain de Platon, de la réaction à cet essai d’un Français hégélien, alors peu connu mais influent, Alexandre Kojève, et de la réplique polémique de Strauss. Grant se range du côté de Strauss dans son rejet absolu de la politique hégélienne de la reconnaissance qui atteint son point culminant, en théorie, dans la création d’un « État universel et homogène ». À l’instar de Strauss, il réfute l’allégation selon laquelle Hegel avait réussi une véritable synthèse de la moralité classique et de la moralité biblique, synthèse qui, selon Strauss, eut pour effet miraculeux de produire une moralité étonnamment laxiste à partir de deux moralités aux exigences très strictes. Grant soulève toutefois des questions délicates sur les conséquences du retour à la science sociale classique, comme Strauss le proposait. Faudrait-il pour cela mettre de côté la compassion exigée par la moralité biblique ?

Cet essai est la meilleure preuve de ce que la découverte de Strauss signifiait pour Grant, mais on en trouve une explication plus simple et plus concise dans la nouvelle préface qu’il rédigea pour Philosophy in the mass age lorsque l’ouvrage fit l’objet d’une nouvelle édition en 1966. Il y désavouait désormais la foi progressiste qu’il avait remise en question sans tout à fait l’abandonner lorsqu’il avait écrit le livre : l’histoire humaine peut être comprise comme l’incarnation progressive de la raison et on peut profiter de tous les bienfaits de la technologie en gardant aussi tout ce qui était bon dans le monde ancien. C’était ce point de vue que la philosophie de Hegel semblait démontrer comme étant possible et que son ami Doull avait soutenu avec persistance. Grant tournait désormais le dos à cette position, déclarant que « la vision de Platon sur ce qui constitue l’excellence humaine et la possibilité de sa réalisation dans le monde est plus valable que celle de Hegel ».

Dans Philosophy in the mass age, Grant avait tenté « de saisir le discours moral populaire dans une forme explicite » en esquissant ses fondements historiques et philosophiques et en expliquant aussi clairement que possible, dans des termes non techniques, la pensée qui sous-tend la vie canadienne et américaine, à savoir « que l’ère de la raison commençait à se faire jour et en premier lieu en Amérique du Nord ». Dans Technology and empire, Grant décrivit dans une langue également accessible (hormis l’article sur Strauss et Kojève) la vision plus sombre qui découlait de la position qu’il avait prise au sujet de Platon et de Hegel. Le livre passe en revue les sources de la foi dominante en la technologie et en explique bien clairement les conséquences.

Quelle est cette foi telle que Grant la comprend ? Il ne s’agit pas de la conviction que toutes les applications de la science moderne sont bonnes, mais plutôt de la croyance plus raisonnable que le type de science qui accroît le pouvoir humain aide les gens, dans l’ensemble, à mener des vies meilleures et à « faire arriver le Règne ». Grant concède que cette idée peut être partagée par l’humanité tout entière et qu’elle peut continuer à fasciner certains esprits perspicaces lorsqu’elle est exprimée avec subtilité et profondeur philosophiques. Mais, pour sa part, « les aléas de l’existence » et « les épreuves d’une vie absurde » l’avaient écarté de cette foi très répandue. Technology and empire est l’expression achevée de l’aliénation de Grant - le sentiment qu’il éprouvait d’être « un étranger dans la sphère publique » - et de son regret, de son effroi, de sa colère. Ce livre, parce qu’il mêle le patriotique et le rebelle, le familier et l’abstrus, le passionné et l’indifférent, est peut-être son ouvrage le plus caractéristique. Présenté sous la couverture noire de l’édition originale, il fixa l’image populaire de George Parkin Grant, celle du sombre prophète du Canada, ruminant au-dessus d’une civilisation moribonde.

Certes, Grant rejetait une grande partie des valeurs en lesquelles la plupart des Canadiens croyaient. Pourtant, au lieu d’offenser l’opinion courante, il était capable de rendre beaucoup de gens conscients de leurs propres réserves inavouées à l’égard d’un mode de vie enraciné dans la foi qu’il critiquait. À la fin des années 1960, il était déjà une personnalité publique célèbre, de même qu’un professeur admiré et un auteur bien en vue. Grant avait bien sûr des détracteurs, mais également une foule d’adeptes dans les universités et d’autres milieux. Il avait été nommé membre de la Société royale du Canada en 1964. Entre 1971 et 1980, on lui décernerait sept diplômes honorifiques, notamment à la University of Toronto en 1979, malgré les relations difficiles de Grant avec cet établissement, qui remontaient à la décision de l’université, en 1946, de ne pas l’engager comme directeur de la Hart House en raison de sa position pacifiste. En 1977, on tint un symposium sur ses idées à l’Erindale College, appartenant à l’université et situé à Mississauga. Grant fut nommé officier de l’ordre du Canada en 1981 et, la même année, reçut la médaille Pierre Chauveau de la Société royale du Canada.

Au cours des années 1970, Grant s’était peu à peu éloigné de l’engagement direct dans la vie publique grâce auquel il remporta ces honneurs. Dans l’essai principal qu’il avait écrit pour Technology and empire, « In defence of North America », il se compara à un « bâtard charognard » en période de famine « qui ne revendiqu[ait] aucun mérite à flairer la nourriture ». Le vocable qu’il utilisa pour désigner cette nourriture était « grécitude » : non pas « progrès » ni « synthèse » ni « révolution », mais un type particulier de « retour » qui exigeait une érudition semblable à celle de Doull ou de Strauss, car les présupposés modernes sont inscrits dans la langue et par conséquent dans tous les témoignages de la tradition, facilement accessibles et respectés par le public. Certaines des idées les plus précieuses des auteurs anciens sont donc susceptibles de parvenir jusqu’à l’époque moderne sous la forme d’assertions apparemment inintelligibles ou arbitraires. Il n’y a pas de méthode facile pour combler les lacunes des récits conventionnels et pour corriger les distorsions qui sont imposées par tout le poids de la politique et de la science contemporaines. Dans la théorie ambitieuse de Hegel, l’histoire est le processus progressif selon lequel la liberté et la raison se réalisent dans le monde moderne, et certains des présupposés modernes les plus difficiles - par exemple, que l’histoire nous tire vers le haut en dépit de nos propres efforts - sont expliqués et défendus. Mais on peut abandonner cette théorie, comme Grant le fit, tout en gardant une foi progressiste vague, non articulée, ou simplement le soupçon destructeur selon lequel l’existence humaine se situe toujours dans des limites temporelles et ne peut jamais transcender ses horizons historiques déterminés pour atteindre la vérité éternelle.

Dans ses conférences Massey, intitulées Time as history, prononcées à la radio de la Canadian Broadcasting Corporation en 1969 et publiées plus tard, Grant aborde l’historicisme radical dans ses formes les plus complexes et attrayantes. À l’instar de ses causeries radiophoniques antérieures, ces conférences avaient pour but de fournir à un auditoire général une introduction à un vaste sujet, en l’occurrence la pensée du philosophe allemand du xixe siècle Friedrich Nietzsche. Grant soutient que Nietzsche montre ce que signifie exister dans l’horizon du « temps comme histoire », c’est-à-dire la prémisse plus ou moins inconsciente que tout existe en tant que devenir et passage au néant, que rien n’échappe au processus historique ou ne peut être compris en dehors de sa genèse et de son développement. « L’histoire (appelez-la “processus” si vous voulez) est ce à quoi tout est assujetti, y compris notre connaissance, y compris Dieu, si nous trouvons encore des raisons d’utiliser ce mot. » L’opposé pertinent du « temps comme histoire » n’est pas le temps mesuré, si important dans la théorisation scientifique moderne, mais plutôt la conception platonicienne des événements dans le temps comme étant les images mouvantes ou vacillantes de réalités éternelles. Le problème est ce qui découle du rejet de l’opposition ancienne entre temps et éternité. Les objections aux formes ou idées de Platon, qualifiées de fictions naïves, de fautes logiques ou d’expressions déguisées de la volonté de puissance, peuvent flatter certains en leur donnant le sentiment euphorique de s’être libérés des « normes supérieures », car ce rejet leur offre la perspective grisante de nouvelles expériences sur eux-mêmes ou sur les autres pour arriver à créer un « homme supérieur ». Mais une fois acquise cette liberté absolue d’être soi-même, que devient le moi ? Que peut vouloir dire désormais « supérieur » ?

Mettant en point de mire la distinction que fait Nietzsche entre les « derniers hommes » et les « nihilistes », Grant recommande le diagnostic du philosophe allemand sur la situation mais pas son remède. Imbus du scepticisme de la science moderne, les derniers hommes, qui forment peut-être la vaste majorité au sein des sociétés avancées sur le plan technologique, peuvent se contenter de poursuivre des buts modestes. Ils puisent leurs repères dans les doctrines modernes du progrès, qui abaissent délibérément les normes des réalisations humaines pour permettre à un plus grand nombre de les atteindre. Pour leur part, les nihilistes s’attachent au pôle négatif de la grandeur humaine ; ils peuvent au moins se mépriser (et mépriser les autres) pour leur facile acceptation de la médiocrité. Mais une fois convaincus qu’ils ne peuvent pas vraiment savoir ce qu’il est bon de vouloir (étant donné que tous les horizons moraux ont une origine trop humaine dans le temps et sont dépourvus de toute autorité supérieure), ils risquent d’être paralysés par un fardeau écrasant de choix insensés. À l’aube de l’ère de la politique planétaire, les plus énergiques apaisent leur obstination fébrile en recherchant la domination pour la domination.

Les derniers hommes ou les nihilistes méritent-ils de devenir les maîtres du monde ? C’est à cette question que Grant veut faire réfléchir son auditoire. Il explique brièvement ce que Nietzsche écrit au sujet de l’esprit de vengeance contre l’existence humaine limitée, dépendante, temporelle, contrariée et imparfaite. Il expose aussi la crainte de Nietzsche que cette attitude puisse gâcher la libération promise par les sciences naturelles modernes. En outre, il met en relief l’allégation du philosophe selon laquelle cet esprit de vengeance peut être surmonté, du moins chez ceux qui sont bien constitués, par l’amour du destin au sein d’une récurrence éternelle des mêmes situations et événements, sans postuler nulle éternité atemporelle ni perfection ultime. Grant conclut par un énoncé de sa propre incompréhension : « Je ne comprends pas comment quiconque peut aimer le destin, à moins que dans les détails de nos destinées puissent apparaître, rarement toutefois, des indications qu’elles sont baignées de lumière, c’est-à-dire des indications d’une perfection (appelez-la Dieu si vous voulez) dans laquelle notre désir du bien trouve son apaisement et sa réalisation. »

La difficulté provient du fait que la compréhension prémoderne de la moralité comme « attention orientée avec désir vers la perfection » n’a aucun sens si la perfection, comme toutes les autres valeurs, est une création humaine dans le temps, sans réalité autonome et éternelle. Ce problème est à la fois religieux et politique mais aussi philosophique. Les croyances et rituels qui cimentent une société en l’habilitant à résoudre les problèmes de sens et de finalité peuvent être appelés sa religion. La désintégration de la religion traditionnelle de la plupart des Canadiens, forme conservatrice du christianisme occidental, constituait la toile de fond de ce que Grant appelait la disparition du Canada. Il en est résulté, suggère-t-il, une confusion parmi la vaste majorité des gens aux buts modestes, les laissant à la merci de ceux qu’anime une forte volonté, pendant que ces derniers se libèrent des contraintes de toute discipline traditionnelle de dépassement de soi et deviennent la proie de l’esprit de vengeance que Nietzsche redoutait. Comment peut-on faire comprendre clairement que cette situation de ténèbres est réellement une situation de ténèbres alors que nos réalisations techniques spectaculaires semblent prouver que nous vivons dans un monde plus brillamment éclairé que jamais dans l’histoire humaine ? Quelle relation existe-t-il entre la lumière éblouissante de la science moderne et « le feu éternel qui flamboie dans les Évangiles et resplendit même en présence de cette puissance déterminante ? »

Ces thèmes complexes sont réunis dans l’ouvrage le plus savant de Grant, English-speaking justice, issu des conférences Josiah Wood présentées en 1974 à la Mount Allison University de Sackville, au Nouveau-Brunswick. Après une révision minutieuse, ces conférences furent publiées par l’université dans un petit format quatre ans plus tard. « Elles sont à ce jour ce à quoi j’ai consacré le plus de réflexion dans tout ce que je n’aie jamais écrit », confia Grant à son éditeur de Mount Allison en 1976. « Ce sont assurément, à mon avis, les écrits les plus profonds que je n’aie jamais produits […] et ils expriment quelque chose que je souhaitais ardemment exprimer. » L’ouvrage ne devint plus largement accessible qu’en 1985, lorsqu’il fut publié par d’autres presses, tant au Canada qu’aux États-Unis.

La notoriété de Grant à l’extérieur du Canada repose en général sur ce livre. La question pratique qu’il soulève est l’avortement. L’auteur présente l’acceptation répandue de l’avortement comme preuve des ténèbres qui enveloppent la justice. Le chapitre final traite de la décision de la Cour suprême des États-Unis dans la cause célèbre Roe c. Wade qui, en 1973, eut pour effet d’invalider la plupart des restrictions que les assemblées législatives des États américains avaient imposées à l’égard des avortements sur demande, sûrs et à bon marché. Grant déclare que cette décision « porte une coupe empoisonnée aux lèvres du libéralisme », mais son livre débute par cette grande question : la science technologique moderne soutient-elle encore la pratique de la politique libérale, c’est-à-dire la compréhension technologique de la science est-elle toujours compatible avec la croyance (sauf comme article de foi arbitraire, que la richesse et le pouvoir ont présenté comme étant évident en soi) que tous les êtres humains ont droit à une justice équitable au sens traditionnel ? Il existe, bien sûr, une histoire familière - l’histoire du progrès intellectuel et politique de l’Occident de la Renaissance et de la Réforme en passant par le Siècle des lumières jusqu’au libéralisme prôné par de récents théoriciens tels que Bertrand Russell, Karl Popper et John Dewey - qui suggère une réponse positive : il y a effectivement une interdépendance de soutien mutuel entre la raison scientifique moderne et la politique libérale. Ce discours néglige toutefois l’effritement graduel de la croyance traditionnelle selon laquelle le jugement moral possède une base rationnelle et, par conséquent, la croyance selon laquelle la raison sous-tend la justice « libérale ». À mesure que la raison scientifique est devenue plus claire pour elle-même, elle a vu plus distinctement combien elle diffère de la recherche des fins dernières, qui forme l’assise du jugement moral, laissant les normes fondamentales dépendre de la volonté, semble-t-il, plutôt que de la raison. Y a-t-il donc imminence d’une « crise de l’Occident » ?

Énoncé en des termes aussi larges, voilà un problème qu’un grand nombre d’autres penseurs ont expliqué. Ce qui élève le traitement que Grant en fait au-dessus des interprétations ordinaires, c’est son analyse dévastatrice de la publication scientifique la plus célèbre de cette époque en philosophie morale, Théorie de la justice de John Rawls, publiée en anglais en 1971, qui, selon une opinion très répandue, fournissait le fondement rationnel nécessaire à la politique et à la moralité libérales. En résumé, l’argument de Rawls repose sur une combinaison de certains présupposés à ce moment influents sur la motivation humaine et le fonctionnement des institutions sociales et de « nos intuitions » quant à ce qui est juste ou injuste dans les relations humaines. Basée sur ces présupposés relatifs sur le plan historique, la théorie offre tout au plus, selon Grant, une systématisation et un « équilibrage » des jugements moraux contemporains. Loin de procurer un point d’appui à l’examen critique du discours moral populaire, elle concède modestement qu’elle est incapable d’amener ce discours devant une instance supérieure ; le test décisif de la théorie, selon Rawls, est sa grande capacité d’adaptation aux opinions préexistantes sur la morale. Autrement dit, elle se situe en rapport avec le discours moral d’une société particulière à un moment précis de l’histoire de cette société, tout comme un livre de grammaire pourrait être le reflet de sa langue parlée, c’est-à-dire qu’elle est capable d’expliquer quelques solécismes généralement reconnus, mais qu’autrement elle ne fait qu’extraire des règles de ce qui est dit et fait.

Cette objection - essentiellement que Rawls offre un exemple surprenant d’historicisme simplifié et porté à un niveau élevé de pure complaisance -, Grant réussit à la faire comprendre par un examen minutieux du raisonnement de la Cour suprême dans la cause Roe c. Wade. Rédigé par le juge Harold Andrew Blackmun, le jugement majoritaire fait intervenir l’axiome libéral courant que les droits, dans une constitution libérale, priment toute considération du bien. Selon Grant, le jugement montrait ce qu’on disait réellement de la justice dans des théories contractuelles telles que celle de Rawls, qui peuvent esquiver les questions pratiques révélatrices en se dissimulant entre les couvertures de volumineux ouvrages savants. En fait, dans le long exposé de son argumentation, Rawls se contente d’effleurer la question de l’avortement et ne permet pas à son propre raisonnement de s’attaquer au cœur du problème, soit l’humanité du fœtus et l’espoir raisonnable de voir une théorie complexe de la justice clarifier les vrais dilemmes moraux.

Grant avait d’abord soulevé la question de l’avortement pour illustrer la différence entre la loi naturelle traditionnelle et une moralité utilitariste de commodité et de convention dans Philosophy in the mass age. Selon le point de vue traditionnel, comme il l’explique dans cet ouvrage, la moralité consistait à actualiser une loi immuable, qu’il appelait « la raison et la volonté de Dieu ». Il pensait que l’acceptation de l’avortement, de plus en plus répandue, montrait combien la plupart des gens s’étaient éloignés des contraintes de la loi naturelle ou de toute norme bien établie du bien ou du mal en faveur du point de vue selon lequel les normes morales ne sont en fin de compte rien d’autre que les conventions d’une société particulière. Dès 1959, Grant put écrire : « la plupart des gens sont maintenant élevés dans un monde où cette relativité morale est devenue la tradition ».

Dans de courts articles publiés dans plusieurs périodiques très lus au cours des années 1970 et 1980, Grant et sa femme exprimèrent leur dissentiment à l’égard du scepticisme moral dominant et de ses conséquences pratiques en ce qui avait trait à l’euthanasie et à l’avortement. Dans une certaine mesure, cette position fit de Grant un personnage plus controversé qu’auparavant, car ses opinions sur l’indépendance du Canada et l’impérialisme américain l’avaient rangé à gauche dans les débats publics, où il était protégé par l’aura de bon sens progressiste enveloppant la gauche démocratique modérée. En revanche, son opposition à la « réforme de l’avortement » le plaça nettement à droite du consensus modéré selon lequel l’avortement, même s’il n’était jamais souhaitable en lui-même, était un droit de la femme et qu’il était parfois nécessaire pour assurer sa santé mentale, physique ou sociale. Mais il ne craignit pas d’utiliser la controverse pour montrer la signification de la technologie pour la philosophie morale.

Pour Grant, la technologie était l’antithèse du type de pensée qu’exigeaient les questions sur les finalités. Le mot lui-même était devenu un terme clé de son vocabulaire dans les années 1960, époque où il lisait Heidegger et le sociologue français Jacques Ellul, mais l’usage qu’il en faisait était étroitement lié à ses observations antérieures sur l’éducation contemporaine. Il n’est pas étonnant, étant donné ses antécédents familiaux, que Grant ait toujours éprouvé un fort intérêt envers ce sujet. Il existe quelques preuves de son enthousiasme de jeunesse à l’endroit des écrits sur l’éducation de John Dewey et d’un autre philosophe américain, William James, mais au cours des années 1950, il écrivit et prit fréquemment la parole contre la formation pratique « progressiste » alors en vogue. Il la condamnait parce que ses exigences se limitaient à préparer les jeunes à glisser doucement dans quelque routine spécialisée au sein du segment « productif » de la société, et qu’ainsi le rapport avec les étudiants ressemblait à celui « d’un fermier organisant ses vaches ».

Dans l’optique de Grant, cette formation ne correspondait pas à une véritable éducation, car en traitant le savoir comme simple moyen, elle niait implicitement la possibilité que l’apprentissage puisse constituer, pour des « êtres raisonnables et libres », une façon d’échapper à la caverne remplie d’ombres créées par leur propre imagination et celle des autres et d’« atteindre la lumière du soleil, qui est le rayonnement de Dieu ». La « technologie », comme terme le plus révélateur de la formation pragmatique qui conserve l’obscurité de la caverne, n’est pas, comme Ellul le soutient, un agrégat de techniques (dispositifs, machines, procédés et ainsi de suite) devenu autonome, qui menace d’échapper à la maîtrise de l’être humain. Penser la technologie en ce sens, comme quelque chose en dehors de soi-même, revient à passer outre à son essence. Au fond, comme le dit Heidegger, elle n’a rien de technique. On saisit sa vraie signification plus facilement en considérant le nouveau paradigme du savoir découlant de l’union fatale du savoir et du faire, issue il y a des siècles du discrédit de la science et de la métaphysique anciennes (ou peut-être, comme Heidegger le suggéra, de leur accomplissement). La technologie s’exprime dans la doctrine selon laquelle « les idées sont vraies dans la mesure où elles aident les hommes à manipuler leur environnement naturel ». Lorsque cette doctrine et ses réalisations dominent l’éducation et la pensée d’une société, elles rétrécissent les perspectives et contraignent la pensée, rendant quasi impossible le raisonnement sur quoi que ce soit au delà des limites d’une science dont le noyau dur est l’adaptation des moyens à des fins données. La technologie devient alors, dans un sens, la religion d’une telle société et potentiellement la religion du monde entier, tandis que les techniques occidentales et la formation qu’elles requièrent sont exportées dans les pays en voie de développement.

Dans ses écrits des années 1950 et 1960, en particulier Philosophy in the mass age, Grant avait soulevé cette question : pourquoi l’esprit moderne - « la religion de la technologie et du progrès » - avait-il d’abord surgi en Europe plutôt qu’en Chine ou en Inde ? Il y avait également esquissé une explication : la pénétration de la civilisation européenne par une forme de judaïsme - à savoir, le christianisme - avec une conception distinctive de la Providence. La compréhension occidentale du temps comme histoire est ancrée dans l’image du pouvoir divin exposé dans la Bible. Elle révèle une personne divine, « un Dieu de volonté », qui intervient constamment mais de façon imprévisible dans les affaires des hommes afin de leur apporter le salut. La laïcisation de ce point de vue par le développement graduel d’un sens de la liberté et de l’autonomie rationnelles de l’être humain devant à la fois la nature objectivée et la révélation divine entraîne « l’esprit futuriste du progrès selon lequel les événements sont façonnés par la volonté de l’homme ».

Au cours de ses premières années à McMaster, Grant avait espéré que les étudiants du département de religion seraient exposés à des solutions de rechange à cette foi laïque moderne. Malheureusement, la tension entre sa vision du département et les normes de l’université moderne finit par éclater en une querelle acerbe avec ses collègues, qui provoqua son retour à la Dalhousie University en 1980. Dans les journaux, entre autres dans un article rédigé par Grant lui-même pour le Globe and Mail de Toronto, cette dispute fut présentée comme un exemple du « combat entre l’enseignement et la recherche ». Les professeurs d’université, qui sont censés être payés pour enseigner, devraient-ils consacrer une si grande partie de leur temps à la recherche spécialisée ? Ne seraient-ils pas de meilleurs professeurs - mieux préparés pour donner leurs cours, plus attentifs à leurs étudiants, plus disponibles en dehors des cours - s’ils subissaient moins de pression pour écrire en vue d’être publiés ? Dans cette optique, Grant se faisait le défenseur des enseignants canadiens préoccupés en premier lieu de la formation de leurs étudiants contre les chercheurs américains intéressés seulement à leur carrière.

À un niveau plus profond, cependant, le différend portait essentiellement sur les effets de la technologie tant sur l’enseignement que sur la recherche en lettres et sciences sociales. Grant affichait son impatience devant l’allégation selon laquelle la « méthode scientifique » de tenir les « objets » pertinents - doctrines, pratiques et textes religieux - à distance de soi, afin de les forcer à donner leurs raisons d’être ce qu’ils sont, produirait des résultats valables pour tous les chercheurs, quels que soient leurs engagements subjectifs. En pratique, ce genre de méthode entrave l’apprentissage « dialectique », le « dialogue soutenu et discipliné » nécessaire lorsque la recherche porte sur des questions fondamentales. Grant avait espéré que son département serait « l’université au sein de la multiversité », un refuge contre le cadre sujet-objet et ses effets délétères tant pratiques que théoriques. Les professeurs enseigneraient non pas une méthode et ses résultats, mais la sagesse du passé. En 1985, dans un entretien avec l’écrivain et réalisateur David Cayley, il qualifia d’échec ses efforts à McMaster. « J’essayais […] de créer un département de religion où des gens qui étaient au sein des grandes religions du monde exposeraient les vérités de ces religions […] Or, à cause de mes erreurs, le département fut graduellement pris d’assaut par des gens qui ne faisaient que de la recherche sur les grandes religions. » Le département devint ainsi « un foyer pour le type de technologie le plus stupide ».

Grant retourna à Dalhousie selon une entente peu commode qui lui faisait partager son temps entre les départements d’études anciennes et de science politique. L’arrangement n’était propice ni à l’enseignement efficace ni à l’étude soutenue. Il prit sa retraite en 1984, avec l’intention de se consacrer à l’écriture. Au cours de la décennie précédente, il s’était découvert un nouvel intérêt pour Jean-Jacques Rousseau, philosophe du xviiie siècle, comme source de la pensée évolutionniste qui sous-tendait l’historicisme allemand, et il avait planifié d’écrire des livres sur le romancier français Louis-Ferdinand Céline et sur Heidegger. L’ouvrage sur ce dernier devait être une défense de la philosophie platonicienne contre le raisonnement hostile de Heidegger que Grant (et Strauss) considérait comme l’historiciste par excellence. Cependant, la santé de Grant déclina, et ces projets n’aboutirent jamais ni même ne commencèrent vraiment.

Si Grant avait eu le temps (et, dit-il, le courage) d’écrire longuement sur Heidegger, son analyse aurait probablement abordé les thèmes de son dernier livre, Technology and justice, publié en 1986. Ce recueil de six articles et chapitres publiés auparavant, dont deux remaniés substantiellement, porte sur la technologie plus nettement et plus globalement, mais l’auteur est plus circonspect en matière de religion que dans ses écrits antérieurs. Le chapitre le plus long et le plus important, révision d’un article écrit presque dix ans plus tôt, examine « la foi et la multiversité ». La foi y est définie, selon la description de Weil, comme « l’expérience que l’intelligence est éclairée par l’amour ». Le paradigme technologique du savoir institutionnalisé dans la multiversité moderne ne tient pas compte de la possibilité d’une telle expérience et, si on le met au défie, la nie. Comment donc les gens de foi peuvent-ils être éduqués dans la multiversité ?

Grant semble répondre qu’on doit leur montrer une conception moins restrictive du savoir tout en les éloignant du point de vue actuellement dominant sur la foi religieuse, façonné par la philosophie moderne, et en les orientant vers une ancienne compréhension de cette foi religieuse. Dans un appendice, il fait remarquer la relation étroite, historiquement, entre le platonisme et le christianisme, et explique brièvement le contraste entre l’affirmation moderne selon laquelle l’essence de l’être humain est sa liberté et la compréhension platonicienne de l’amour, de la liberté et du bien comme étant inextricablement liés. Dans les exposés sur la foi façonnés par la philosophie moderne, notamment ceux des théologiens allemands influencés par Heidegger, la tension entre la raison scientifique et la révélation n’est pas atténuée mais plutôt exacerbée. Si ces exposés peuvent sembler rendre justice aux éléments historiques de la foi chrétienne, ils peuvent toutefois obscurcir sa notion d’éternité et son image de la perfection.

Au fil des ans, Grant avait souffert des séquelles persistantes d’un accident de voiture survenu à la Barbade en 1970, au cours duquel sa femme et lui avaient subi des blessures. En 1986, on diagnostiqua qu’il souffrait de diabète. Il avait toujours aimé les splendides dîners préparés par sa compagne, précédés en général d’un verre ou deux, et même s’il était content de voir que la maladie pouvait être traitée par des médicaments plutôt que par des injections, les restrictions que son état imposait sur la nourriture, l’alcool et le tabac le contrariaient. Il mourut deux ans plus tard d’un cancer du pancréas. Dans les années 1950, les Grant avaient découvert Terence Bay, village de pêcheurs isolé non loin de Halifax, et y avaient acheté un lopin de terre. Grant et un menuisier de Dalhousie avaient bâti une maison de campagne rustique où la famille passait ses étés. Grant y revenait souvent, attiré par la « pensée du mystère et de la sainteté » de ce lieu, et il fut inhumé dans un petit cimetière à la lisière du village. Sur sa pierre tombale sont gravés les mots « Des ténèbres et des faux-semblants vers la vérité ».

Grant fut une figure imposante de la vie canadienne pendant plus de 40 ans. Le journaliste Charles Taylor le décrivit, dans sa soixantaine, comme un « homme solidement charpenté à la bedaine impressionnante ». Grant arborait une tête massive et une barbe en broussaille. Même vêtu d’un complet, il paraissait débraillé, et son large torse était fréquemment couvert de cendres de cigarette. Il parlait d’une voix sonore qui, pour Taylor, rappelait le son de l’orgue. « Il appuie sur ses phrases » et les « expressions clés explosent au milieu d’un tourbillon de bras et de mains ». Grant possédait des goûts vastes et éclectiques en littérature et adorait la musique, en particulier celle de Mozart ; il dit un jour dans un entretien que Mozart « devait avoir eu un modèle éternel ; sa musique, c’est comme partager un moment d’éternité ». Les moments où il écoutait ce compositeur, ajouta-t-il, étaient les seuls où il s’était senti infidèle à sa femme. Même si ses positions tranchées lui avaient attiré des ennemis, surtout dans le milieu universitaire, il avait de nombreux amis proches, entre autres Derek R. C. Bedson, haut fonctionnaire manitobain, qu’il connaissait depuis leurs études à Oxford, et Howard Brotz, qui enseignait la sociologie à McMaster et avait étudié sous la direction de Strauss à la University of Chicago.

L’éminente famille de Grant lui ouvrit des portes lorsqu’il était un jeune homme et sans aucun doute nourrit sa conviction d’avoir le droit d’exprimer ses opinions, mais ce fut par son audace et son assurance dans la compréhension des problèmes fondamentaux de la pensée moderne qu’il acquit son auditoire. La clarté de sa différence d’opinions au sujet des prémisses de la modernité lui attira aussi parfois de vives rebuffades de la part de ceux qui y adhéraient plus que lui. Son nationalisme doublé de conservatisme, révélé dans Est-ce la fin du Canada ? et dans son opposition à la guerre du Viêtnam, inspira les uns et contraria les autres, mais les tenants de l’un ou l’autre camp n’avaient pas tous une idée juste de ses sources et de son raisonnement. À la dernière page d’Est-ce la fin du Canada ?, Grant fait une référence sibylline à « l’ancienne foi […] que le mouvement des choses ne constitue pas l’unique réalité » et cite un passage obscur de l’Énéide de Virgile : « Ils tendaient leurs mains de désir vers l’autre rive. »

Professeur remarquable, voire fascinant, non seulement en personne, comme nombre de ses étudiants en ont témoigné, mais aussi dans ses écrits, Grant reste dans les mémoires comme étant « exceptionnellement ouvert au dialogue ». On le qualifie parfois d’intellectuel public en reconnaissance de la clarté et de la force de son écriture, mais le terme est trompeur. La plus grande partie de ce qu’il a écrit est indéniablement plus proche du journalisme universitaire que de l’érudition spécialisée. Mais le style faisait partie intégrante de sa dissidence à l’égard des présupposés de la science « objective » moderne, et son type de dissentiment est peu commun parmi les intellectuels publics. À l’instar de l’un de ses mentors, Leo Strauss, il était profondément en désaccord avec la république des lettres. Certains universitaires ont laissé de côté la pensée de Grant, et cette attitude peut sembler justifiée par la forme que prirent ses travaux. Mais c’était invariablement la substance de sa pensée qui était en cause : il était trop porté sur l’existentialisme pour la plupart des philosophes de la république et trop peu orthodoxe pour ses théologiens et ses autres professionnels de la religion.

Les disciples les plus dévoués de George Parkin Grant semblent avoir été les politologues et les chercheurs en études religieuses marginaux au sein de leurs professions. Grant est peu connu à l’extérieur du Canada et il n’est presque jamais cité par les auteurs étrangers. Dans le Canada anglophone, sa réputation s’est quelque peu estompée, mais l’intérêt pour sa pensée a sans doute des chances de durer, car il s’attaque à des questions graves dans une perspective canadienne distincte. Chez les francophones, l’intérêt pour ses écrits s’est accru. Comme l’écrivait en 2007 l’historien de la culture Christian Roy : « Le temps de la véritable réception de la pensée de George Grant au Québec semble être enfin arrivé. » Grant fut assurément un grand Canadien, et une partie de son attrait provient de sa conscience du peu d’importance que revêtait, au bout du compte, sa propre personnalité remarquable. S’il avait dû résumer sa vie, il aurait pu dire : « Si j’ai entrevu une partie de la vérité, cela ne m’appartient pas ; seules les erreurs m’appartiennent. »

H. D. Forbes

Parmi les sources imprimées sur la vie de George Parkin Grant, voici la plus importante : William Christian, George Grant : a biography (Toronto, 1993), qui comprend une bibliographie détaillée : « Bibliography of George Grant’s publications », K. M. Haslett, compil., 450-460. Un point de vue familial se trouve dans Michael Ignatieff, True patriot love : four generations in search of Canada (Toronto, 2009).

Le plus fameux ouvrage de Grant, Lament for a nation : the defeat of Canadian nationalism (Toronto, 1965 ; éd. du 40e anniversaire, 2005), a aussi paru en français : Est-ce la fin du Canada ? : lamentation sur l’échec du nationalisme canadien, Gaston Laurion, trad. (LaSalle [Montréal], 1987). David Cayley, George Grant in conversation (Concord, Ontario, 1995), contient les plus importantes entrevues enregistrées de Grant. On trouve de la correspondance dans George Grant : selected letters, William Christian, édit. (Toronto, 1996). Les écrits publiés de Grant, ainsi qu’une sélection de conférences, causeries, comptes rendus, lettres, notes et brouillons non publiés, sont rassemblés dans Collected works of George Grant, Arthur Davis et al., édit. (4 vol., Toronto, 2000-2009) ; son article intitulé « The battle between teaching and research », d’abord paru dans le Globe and Mail (Toronto), a été réimprimé dans le volume 4.

Des documents manuscrits sont conservés à Bibliothèque et Arch. Canada (Ottawa), dans le fonds George Parkin Grant (R4526-0-6), le fonds George Raleigh Parkin (R5823-0-1) et le fonds William Lawson Grant and Maude Grant (R11505-0-3). Ceux que possède la succession de Sheila Veronica Mary Grant (Halifax) seront sans doute transférés à Bibliothèque et Arch. Canada.

Il existe trois longues études sur la pensée de Grant : J. E. O’Donovan, George Grant and the twilight of justice (Toronto, 1984) ; Harris Athanasiadis, George Grant and the theology of the cross : the Christian foundations of his thought (Toronto, 2001) ; et H. D. Forbes, George Grant : a guide to his thought (Toronto, 2007), qui comporte aussi une discussion sur la documentation de source secondaire (pp.281-296). Des études plus courtes figurent dans les six livres suivants : George Grant in process : essays and conversations, Larry Schmidt, édit. (Toronto, 1978) ; By loving our own : George Grant and the legacy of Lament for a nation, P. C. Emberley, édit. (Ottawa, 1990) ; Two theological languages by George Grant and other essays in honour of his work, Wayne Whillier, édit., 1990, qui constitue le vol. 43 de Toronto studies in theology (98 vol. parus, Lewiston, N.Y., et Queenston, Ontario, 1978- ) ; George Grant and the future of Canada, Y. K. Umar, édit. (Calgary, 1992) ; George Grant and the subversion of modernity : art, philosophy, politics, religion, and education, Arthur Davis, édit. (Toronto, 1996) ; et Une pensée libérale, critique ou conservatrice ? : actualité de Hannah Arendt, d’Emmanuel Mounier et de George Grant pour le Québec d’aujourd’hui, sous la dir. de Lucille Beaudry et Marc Chevrier (Québec, 2007). R. C. Sibley met la pensée de Grant en rapport avec celle de deux autres philosophes canadiens dans Northern spirits : John Watson, George Grant, and Charles Taylor - appropriations of Hegelian political thought (Montréal et Kingston, Ontario, 2008). Dans Exiles from nowhere : the Jews and the Canadian elite ([Montréal], 2008), Alan Mendelson, ancien collègue de Grant au département de religion de la McMaster University, parle de Goldwin Smith* et d’un groupe décrit comme ses « amis », incluant Grant.

Arch. du Manitoba (Winnipeg), P 6400-60 (D. R. C. Bedson fonds), sér. 2, P 6415, dossier 14 (correspondance avec Grant).— Martin Heidegger, The question concerning technology, and other essays (New York, 1977).— Marcus Long, The spirit of philosophy (Toronto, [1953]).— John Rawls, A theory of justice (Cambridge, Mass., 1971).— Leo Strauss, On tyranny (New York, 1963).— Charles Taylor, Radical Tories : the conservative tradition in Canada (Halifax, 1982).— F. H. Underhill, « Conservatism=socialism=anti-americanism », Journal de la pensée libérale (Ottawa), 1 (été 1965) : 101-105.

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H. D. Forbes, « GRANT, GEORGE PARKIN », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 21, Université Laval/University of Toronto, 2003– , consulté le 1 déc. 2024, http://www.biographi.ca/fr/bio/grant_george_parkin_21F.html.

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Auteur de l'article:    H. D. Forbes
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Titre de la publication:    Dictionnaire biographique du Canada, vol. 21
Éditeur:    Université Laval/University of Toronto
Année de la publication:    2011
Année de la révision:    2011
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