SWEETMAN, PIERCE, homme d’affaires, né en 1761 ou 1770 dans la paroisse de Newbawn, comté de Wexford (république d’Irlande), fils de Roger Sweetman ; le 8 avril 1791, il épousa à Waterford (république d’Irlande) Juliet Forstall, et ils eurent deux fils et trois filles ; décédé le 17 avril 1841 près de Waterford.
Peu d’Irlandais de Terre-Neuve étaient d’origine aussi respectable que Pierce Sweetman ou avaient dans l’île, avant leur arrivée, des relations aussi prestigieuses. Il venait d’une famille aisée d’agriculteurs dont certains membres avaient occupé des postes élevés dans la hiérarchie catholique, celui d’évêque de Wexford notamment. L’un des plus grands marchands terre-neuviens du xviiie siècle, Richard Welsh, né à New Ross, près de Newbawn, était probablement son grand-père maternel. Après sa mort et celle de son fils, l’imposant capital de Welsh, ses installations et son entreprise de Placentia, à Terre-Neuve, passèrent à ses trois filles et à leurs enfants. Une des filles avait épousé William Saunders de Bideford, en Angleterre, alors agent d’administration à Placentia après y avoir été commis, une autre Paul Farrell, marchand de Waterford qui faisait déjà du commerce avec Terre-Neuve, et la troisième probablement Roger Sweetman. Grâce à ses relations en Angleterre et à Waterford, Saunders donna de l’expansion à l’entreprise, particulièrement en traitant avec l’Europe méridionale, si bien que dès 1786 il était l’un des plus gros propriétaires de navires à résider à Terre-Neuve. Dans une lettre envoyée cette année-là de Placentia, le prince William Henry signalait au roi que l’entreprise avait investi plus de £50 000 dans les pêches.
La présence de Pierce Sweetman à Placentia est attestée pour la première fois en 1785 ; il était alors représentant adjoint de l’un des frères cadets de William Saunders, Thomas. Placentia était le principal port de la côte sud de l’île, et la pêche était sur le point d’y connaître son âge d’or. Les registres de lettres écrites à cet endroit de 1788 à 1793 rendent compte des activités de l’entreprise. À compter de 1779, la famille Saunders dirigea ses opérations à partir de Poole, dans le Dorset ; c’était le noyau du réseau de la compagnie, le port d’attache de ses navires et l’endroit où, en dernière instance, on décidait de leur déploiement. Waterford fournissait les provisions de sel et la plus grande partie de la main-d’œuvre saisonnière. Sweetman passa l’hiver et le printemps de 1788 à Waterford et à Poole afin de rassembler du personnel et des approvisionnements. Arrivé à Placentia à l’automne, il aida à expédier de la morue dans la péninsule Ibérique et surveilla le départ, pour Waterford et Poole, de navires qui transportaient des passagers et de l’huile de morue. En décembre, il envoya des équipes couper du bois. Comme la compagnie construisait ses propres bateaux, Sweetman supervisa pendant l’hiver la construction d’un navire de haute mer et la mise en chantier d’un autre. Au début d’avril 1789, il prépara la saison de pêche. Même si déjà, à l’époque, c’étaient surtout des planters habitant l’île et des engagés hivernants qui pêchaient à Placentia, un tiers de la main-d’œuvre venait encore des îles Britanniques. La compagnie préférait avoir des employés irlandais, surtout à terre ; selon Thomas Saunders, « pour le travail dur, un jeune Irlandais va[lait] une douzaine [d’Anglais] ». Juin était le mois le plus actif, car il était marqué par l’arrivée de millions de minuscules capelans qui attiraient la morue près des rives, mais Sweetman mit 19 chaloupes à la mer dès le début de mai. Chacune avait à son bord quatre ou cinq hommes ; les équipages étaient commandés par l’un des capitaines de la compagnie qui les avaient emmenés de Waterford. En outre, la compagnie finançait des planters. Sweetman leur avançait des provisions au printemps, en échange de quoi ils s’engageaient à lui remettre de la morue et de l’huile à l’automne. À l’arrivée des capelans, au début de juin 1789, Sweetman ordonna l’approvisionnement de 25 planters.
Le secteur des pêches expédiait principalement de la morue séchée dans la péninsule Ibérique, en Italie et à St John’s, d’où on l’envoyait aux Antilles. On consacrait beaucoup de temps et de soin à choisir et à trier le poisson pour satisfaire les différents goûts des clients étrangers. Thomas Saunders notait en 1789 à propos d’une cargaison : « Sweetman en a supervisé la préparation du début à la fin, donc elle doit être bonne. » Presque chaque mois, de mai à novembre, un ou plusieurs navires de la compagnie quittaient Placentia pour le sud de l’Europe. Chaque capitaine partait, avec des instructions écrites, pour un port donné. La compagnie avait en Europe des représentants qui vendaient la morue en son nom, soit dans leur port d’attache ou ailleurs, selon les prix. Sweetman faisait affaire avec plus d’une douzaine de représentants européens, mais la plupart des cargaisons étaient en consignation chez quelques maisons de commerce liées à des Anglais ou à des Irlandais. Pour la compagnie, les forts liens commerciaux et culturels qui existaient entre l’Irlande et ces pays catholiques qu’étaient l’Espagne et le Portugal constituaient un atout. En 1789, Sweetman se rendit à Cadix sur l’un des navires de la compagnie pour y rencontrer des représentants de Waterford et mieux connaître la conjoncture commerciale de la péninsule.
La mort de William Saunders, en 1788, modifia la position de Sweetman au sein de la compagnie. Il en devint officiellement associé et Thomas Saunders, directeur ; en 1789, l’entreprise abandonna le nom de William Saunders and Company pour celui de Saunders and Sweetman. En épousant en 1791 Juliet Forstall, la fille d’un fermier influent des environs de Waterford, Sweetman renforça sa position de marchand aisé et de membre à part entière de la haute bourgeoisie catholique de la ville. Peu après, il remplaça John Blackney, deuxième mari de l’une des demoiselles Welsh, au poste de directeur des activités de la compagnie à Waterford.
Les guerres avec la France compliquèrent le commerce transatlantique du poisson. D’abord, ce fut la prospérité : Waterford ne connut même jamais, au xviiie siècle, une année plus fébrile que 1794. Puis, bientôt, les difficultés surgirent. Le prix des comestibles monta ; pêcheurs et marins devinrent la cible des détachements de racoleurs. Pendant quelques années, le volume des passagers en provenance de Waterford chuta ; les gens qui rentraient en Irlande à l’automne tentaient d’éviter l’enrôlement forcé en obligeant les capitaines à les débarquer dans des havres plus sûrs, à l’ouest du port, ce qui bouleversait les itinéraires de la compagnie. De plus, les navires subissaient la menace des bâtiments ennemis et devaient voyager dans des convois imposants, ce qui restreignait leur liberté de déplacement. Enfin, les marchés traditionnels de la morue étaient moins sûrs.
En 1796, Sweetman retourna dans sa paroisse natale, confia à un parent la direction des quelques activités qui se faisaient encore à Waterford et prit en charge l’une des grandes fermes de son père. Quelques années plus tard, il installa sa famille sur les rives de la Slaney, à Wexford, dans une chic villa, et se remit à faire la navette entre Poole, Placentia et Waterford pour y relancer le commerce. Il lutta pour maintenir des relations d’affaires avec l’Espagne, mais les hostilités avaient changé tant de choses là-bas que Waterford redevint la principale destination des cargaisons, d’autant plus qu’on avait besoin de morue pour nourrir un nombre croissant d’Irlandais pauvres. En 1803, Sweetman quitta Terre-Neuve pour de bon et se fixa à Waterford. Son frère Michael, qui avait épousé l’unique fille et héritière de Thomas Saunders, demeura à Placentia pour s’occuper de l’entreprise.
Après la mort de Thomas Saunders, en 1808, les Sweetman devinrent les seuls propriétaires de la compagnie et Waterford, son unique base européenne. En 1813, Sweetman envoya son fils Roger F. à Placentia pour qu’il reprenne les affaires en main. Ensemble, ils relancèrent la compagnie. Chaque printemps, Pierce faisait transporter à Terre-Neuve des provisions, et souvent des passagers. Il était l’un des rares marchands d’Irlande à pratiquer encore cette forme désuète de commerce qui exigeait l’envoi de main-d’œuvre saisonnière. Nombre de ses engagés se fixèrent à Terre-Neuve. Quelques-uns s’établirent dans la baie de Plaisance où leurs nombreux descendants se trouvent toujours, conséquence la plus frappante de la longue vie de son entreprise. Peu de marchands irlandais eurent autant d’influence que Sweetman sur les déplacements de main-d’œuvre et le peuplement d’une colonie d’outre-mer, et aucun n’a en conséquence laissé un souvenir aussi vivace dans la tradition populaire des Terre-Neuviens irlandais.
Sweetman se distinguait de la plupart des marchands d’Irlande, et même de la plupart des marchands qui faisaient du commerce entre l’Irlande et Terre-Neuve, par le degré d’intégration verticale de ses activités. Il faisait affaire au nom de la compagnie en utilisant ses propres navires pour recueillir des approvisionnements non seulement à Waterford mais aussi dans des ports anglais et continentaux. De plus, il n’abandonna pas le commerce triangulaire. D’abord et avant tout marchand de morue, il avait aussi des activités secondaires : chasse au phoque, transport de bois de Québec à Waterford, envoi de marchandises de Waterford en Angleterre. Peu d’entreprises survécurent aussi longtemps que la sienne aux fluctuations du commerce terre-neuvien. De toute évidence, Sweetman devait son rapide succès à ses antécédents bourgeois et à ses impressionnantes relations commerciales, atouts rares parmi la centaine, ou plus, de catholiques irlandais qui devinrent marchands de morue entre 1750 et 1850. Gérer une entreprise dans un secteur réputé pour son instabilité exigeait beaucoup de compétence ; or Sweetman, tout au long de sa carrière, parvint à demeurer aux premiers rangs.
À Newbawn, la famille Sweetman avait été l’un des piliers de l’Église catholique ; Pierce perpétua cette tradition en sol terre-neuvien. Arrivé en 1785 à Placentia pour fonder une chapelle et une paroisse catholiques, le père Edmund Burke* put compter aussi bien sur son aide que sur celle de l’anglican William Saunders. Dans une communauté de plus en plus irlandaise comme Placentia, un marchand catholique se devait, pour réussir, d’entretenir de bonnes relations avec l’Église établie et les autorités civiles. En 1786, seules deux personnes contribuèrent plus généreusement que Sweetman à un fonds destiné à la construction d’une église anglicane à cet endroit. La même année, il prêta le serment d’allégeance devant le nouveau surrogate, le prince William Henry. L’évêque de Wexford, Nicholas Sweetman, n’aurait pas approuvé son geste. Les liens familiaux et commerciaux qui unissaient les Sweetman, catholiques, et les Saunders, anglicans, étaient chose rare dans la tradition marchande de Terre-Neuve et favorisèrent beaucoup, à Placentia, la bonne entente entre les ethnies et les confessions religieuses. En janvier 1829, à une réunion du Waterford Liberal Club à laquelle assistait Daniel O’Connell, Patrick Morris alla jusqu’à citer les Sweetman en exemple pour leur contribution à l’harmonie religieuse et à dire que, par leur attitude, ils indiquaient aux deux traditions qui coexistaient en Irlande la voie à suivre.
Le 5 avril 1841, dans son testament, Pierce Sweetman divisa son impressionnante fortune entre ses deux filles et son fils survivant, Roger F. Il mourut deux semaines plus tard à Blenheim Lodge, sur les rives de la Suir, dans le voisinage immédiat de Waterford, où il habitait avec sa famille depuis 1810. « Aucun homme, rapporta un journal local, n’incarna mieux, dans des contrées lointaines comme chez lui, le modèle du marchand britannique. Il était un mari, un parent, un ami adoré, avec raison, ainsi qu’un gentleman accompli. » Son fils s’occupa de l’entreprise, d’abord à Waterford puis à Placentia, jusqu’à sa mort en 1862.
Ballygunner cemetery (County Waterford, république d’Irlande), Sweetman family plot.— Clongeen, Faree, and Newbawn cemeteries (County Wexford, république d’Irlande), Sweetman family headstones.— Dorset Record Office (Dorchester, Angl.), D365, F10 (Benjamin Lester diary, 1796–1802), 6 juill. 1798.— National Library of Ireland (Dublin), Dept. of
John Mannion, « SWEETMAN, PIERCE », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 7, Université Laval/University of Toronto, 2003– , consulté le 28 nov. 2024, http://www.biographi.ca/fr/bio/sweetman_pierce_7F.html.
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Titre de la publication: | Dictionnaire biographique du Canada, vol. 7 |
Éditeur: | Université Laval/University of Toronto |
Année de la publication: | 1988 |
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