Provenance : Bibliothèque et Archives Canada/MIKAN 2895778
PICHON, THOMAS, connu sous le nom de Thomas Tyrell (Thirel, Tirel), fonctionnaire colonial, espion et auteur, né le 30 mars 1700 à Vire (dép. du Calvados, France), fils de Jean Pichon, modeste marchand, et de Marie Esnault, décédé le 22 novembre 1781, à Saint-Hélier, île de Jersey.
Thomas Pichon est l’un des personnages les plus énigmatiques des débuts de l’histoire canadienne. Nous disposons de documents autobiographiques pour une grande partie de sa vie, mais ce qui est rapporté des premières années de sa carrière présente souvent des contradictions. Selon Pichon lui-même, ses parents voulaient qu’il se fît prêtre, mais il laissa l’école à 14 ans et s’en alla à Paris pour y étudier la médecine. Quand son père lui retira ses allocations, Pichon dut travailler comme commis pour plusieurs avocats. Plus tard, il fut précepteur chez un seigneur dont il géra les affaires. Il abandonna cet emploi pour aider son père dans une poursuite compliquée qui mit six ans à se régler. Son père refusa de le dédommager et il reprit son travail de secrétaire juridique. En 1741, il obtint un emploi, probablement comme commis, dans le service d’ambulance des armées françaises en Bohême et en Bavière. D’après son propre récit encore, il devint inspecteur des fourrages pour l’armée en Haute-Alsace et, en 1745, il fut chargé d’organiser des hôpitaux sur le Rhin inférieur et dans les Pays-Bas, où il rencontra Jean-Louis de Raymond. En 1751, Raymond fut nommé gouverneur à Louisbourg, île Royale (île du Cap-Breton), et Pichon, alléché par des promesses d’avancement, devint son secrétaire.
On possède peu de renseignements sur ses deux premières années dans la colonie. En 1752, il accompagna Raymond dans sa tournée de l’île Royale et de l’île Saint-Jean (Île-du-Prince-Édouard) et acquit cette connaissance géographique approfondie de la région dont il fit montre dans son livre sur l’île du Cap-Breton, écrit huit ans plus tard. Il prépara aussi plusieurs rapports du gouverneur destinés aux autorités métropolitaines, dont il conserva soigneusement des copies en prévision de ses futurs ouvrages. Raymond ne donna pas suite à ses promesses, et Pichon fut de plus en plus déçu de la conduite impérieuse de ce gouverneur. Raymond le recommanda au ministre pour le poste de procureur du roi à la Cour de l’Amirauté, mais il essuya un refus. Pichon se rapprocha du commissaire ordonnateur de Louisbourg, Jacques Prevost de La Croix, qui accordait ses faveurs à quiconque voulait bien se joindre à lui dans sa lutte contre le gouverneur. Quand Raymond rentra en France, en 1753, Pichon resta dans la colonie. Raymond lui donna une chaleureuse recommandation et demanda au ministre de l’envoyer au fort Beauséjour (près de Sackville, Nouveau-Brunswick) à titre de commissaire de la région de Chignectou, en soulignant que cette affectation serait approuvée par l’abbé Le Loutre. Mais ce fut Prévost qui dépêcha Pichon à Chignectou et qui demanda pour lui une commission d’écrivain et de subdélégué de l’intendant de la Nouvelle-France. Pichon arriva au fort Beauséjour le 3 novembre 1753. Pendant deux ans, il y travailla comme commis en chef et responsable des magasins, en dépit du fait que ses commissions ne vinrent jamais de France. Homme de lettres, familier des classiques, Pichon servit de secrétaire aux commandants, prenant leur correspondance qu’il corrigeait et dont il améliorait la grammaire. Pichon aida également l’abbé Le Loutre, quant à l’écriture, bien que sa défiance envers le catholicisme fût confirmée par ce missionnaire et qu’il en vînt à mépriser le prêtre qu’il était.
Le capitaine britannique George Scott*, commandant du fort Lawrence, situé à peu de distance du fort Beauséjour, avait déjà rencontré Pichon à Louisbourg. L’ennui de la vie de garnison sur la frontière acadienne mit en contacts fréquents Français et Britanniques, de sorte que personne ne fit de remarques lorsque Scott invita Pichon au fort Lawrence. Il lui offrit d’améliorer son sort en échange de renseignements sur l’activité déployée par les Français. Même si Pichon donna plus tard plusieurs raisons justifiant cette proposition, il semble n’avoir guère eu de motifs autres que pécuniaires.
Pendant plus d’un an, Pichon fit de l’espionnage et usa de subterfuges au détriment des Français, sous le nom supposé de Tyrell. Il envoya à Scott et à son successeur, le capitaine John Hussey, des récits détaillés de l’activité française à Québec et en Acadie, des plans des forts Beauséjour et Gaspereau (près de Port Elgin, Nouveau-Brunswick), des commentaires sur les fortifications de Louisbourg, des copies de documents officiels, des recensements de réfugiés acadiens, des racontars sur la cour française et, plus habituellement, des rapports sur les missionnaires français et des mises en garde au sujet d’attaques prévues de la part des Indiens et de leurs alliés acadiens. Antérieurement à l’assaut réussi des Britanniques contre les forts français de l’isthme de Chignectou, à l’été de 1755, Pichon remit à Scott un schéma des étapes à suivre en vue de s’en rendre maître, dont le lieutenant-colonel Monckton se servit lors de l’attaque. Pichon dissuada les Acadiens de se joindre aux Indiens et retarda le renforcement du fort Beauséjour en transmettant l’avis que les Britanniques n’attaqueraient pas au cours de l’année. Pendant le siège, il affaiblit encore la position des Français en conseillant aux colons acadiens de mettre fin à leurs épreuves en demandant au commandant, Louis Du Pont Duchambon de Vergor, de capituler. Pichon participa aussi à la rédaction d’une lettre envoyée par un habitant de l’Acadie au commandant du fort Gaspereau, Benjamin Rouer* de Villeray, réclamant une reddition immédiate. Au cours des engagements, il tint un journal, généralement exact et impartial, reproduit en partie dans son livre.
Avant la chute du fort Beauséjour, Pichon avait fait des arrangements avec les Britanniques pour la poursuite de son activité comme espion. Prisonnier à Halifax, il remit à Archibald Hinchelwood, secrétaire intérimaire de Charles Lawrence*, une partie de la correspondance et un plan préparé dans le dessein de se rendre maître de la ville que lui avait confiés un autre prisonnier, officier de la marine française. Quant au reste de cette correspondance, il l’emporta à Londres, à la fin de 1755.
À Londres, Pichon continua durant quelque temps à jouer son rôle d’espion auprès de quelques Acadiens et tenta de persuader Louis-Thomas Jacau de Fiedmont, l’officier d’artillerie du fort Beauséjour, de changer d’allégeance. Jouissant d’une pension de £100, il put consacrer beaucoup de son temps à la rédaction de son livre, Lettres et mémoires pour servir à l’histoire naturelle, civile et politique du Cap Breton, depuis son établissement jusqu’à la reprise de cette isle par les Anglois en 1758, paru en 1760. Fondé sur des écrits antérieurs et composé sous la forme de lettres à un ami, ce livre est une description, en général exacte mais inégale, des îles Royale et Saint-Jean. L’exposé que fait Pichon des coutumes et de la conduite des Micmacs et des Malécites est d’un réalisme frappant, mais ses considérations sur le rôle des missionnaires sont entachées de sarcasmes méprisants envers d’Église catholique, bien dans l’esprit du siècle des Lumières. Sa vision du gouvernement colonial est faussée parce qu’il suppose que les âpres divisions politiques et les factions qui marquèrent l’époque de Raymond et de Prevost furent une caractéristique commune à tous les gouvernements. Le reste de son livre, qui porte surtout sur les événements militaires dont il fut témoin, présente peu de choses nouvelles ou de révélations. Cet ouvrage demeure, néanmoins, l’une des rares sources fiables sur les Français en Acadie au xviiie siècle.
Pendant sa jeunesse, alors qu’il vivait à Paris, Pichon s’était fait la réputation équivoque d’être un séducteur de jeunes femmes. Après son arrivée à Londres, aucunement ébranlé par l’âge, il connut une série d’aventures galantes dont la plus compliquée fut celle qui le lia à Marie-Barbe de Beaumont, née Le Prince, romancière et directrice d’une revue pour enfants, dont le mariage avait été annulé. La passion de cette femme pour Pichon fut plus grande que l’attachement qu’il avait pour elle ; ils ne se marièrent pas, mais Pichon alla vivre dans son appartement en 1757 et continua d’y résider après qu’elle eut quitté l’Angleterre en 1760. Incapable de parler anglais, Pichon fréquenta un cercle restreint ; n’empêche que, dans les années 1760, il prit plusieurs maîtresses. Il se lia aussi d’amitié avec John Cleland, l’auteur de Fanny Hill, or the memoirs of a woman of pleasure. Peu après 1769, Pichon déménagea à Saint-Hélier. Il légua à sa ville d’origine, en Normandie, tous ses manuscrits et lettres, et une bibliothèque de plus de 3 000 volumes, composée principalement d’ouvrages d’histoire, de science et d’économie politique.
Les jugements sur Thomas Pichon ont été unanimement durs : son ton d’extrême suffisance, frappant dans sa correspondance, son ambition et son avarice, sa trahison et son comportement sexuel appelaient une condamnation. Pichon lui-même, toujours insatisfait de son sort, allait finir par se torturer l’esprit au sujet de sa trahison envers sa patrie. Il désirait être aimé, mais était incapable, pour sa part, d’aimer vraiment.
En ses dernières années, les péchés et les excès de sa vie passée accablèrent Pichon, qui sombra dans une profonde crise spirituelle. Seul et tourmenté, il était rebuté par sa dégénérescence physique, due à la vieillesse : « Quelle affreuse chose que la vieillesse ! Les ressorts de mes organes sont usés par l’âge, peut-être par la débauche et, comme on dit, pour avoir trop vécu. Mes infirmités augmentent à tout moment et me font passer les jours et les nuits dans des tourments insupportables. Mes jambes, autrefois mon ornement et l’admiration des bals et assemblées, sont étendues sans mouvement sur un tabouret ou sur une chaise et oedémateuses. Mes joues où l’on a vu briller l’embonpoint sont sèches et rétrécies par des rides. Il n’y a plus sur mes lèvres qu’une peau flétrie et livide ;j’ai perdu, non seulement le pouvoir de jouir des plaisirs, mais jusqu’au goût de la joie. »
Davantage encore, la pensée de la mort troubla et effraya Pichon. Ayant rejeté la religion, il trouva que la raison était une piètre consolation quand il s’agissait de faire face à cette fatalité dont il s’était une fois ri comme d’une illusion. « Je tremble malgré moi, écrivait-il, de quelque chose qui me menace et que je m’efforce en vain de ne pas croire. » Il songea au suicide et, dans son désespoir, se tourna vers Dieu. Il mourut protestant. Son angoisse ne pouvait être mieux exprimée que dans l’épitaphe qu’il composa pour lui-même : « Dieu d’amour, qui regardes ce monde et vois l’anxiété des hommes, aie pitié de mon âme ». Pichon espérait qu’à son exemple les autres apprendraient « s’il est d’un homme de bon sens de vivre dans un système où il n’oserait mourir ».
Thomas Pichon est l’auteur de Lettres et mémoires pour servir à l’histoire naturelle, civile et politique du Cap Breton, depuis son établissement jusqu’à la reprise de cette isle par les Anglois en 1758 (La Haye, Pays-Bas, 1760 ; réimpr., [East Ardsley, Angl.], 1966).
AD, Calvados (Cæn), F, 1 894 (fonds Surlaville) (mfm aux APC).— AN, Col., C11B, 31, f.51v. ; 33, f.70 ; 34, f.167v.— Bibliothèque municipale de Vire (dép. du Calvados), Coll. Thomas Pichon, 1750–1762 (copies aux APC).— BL, Add. mss 19 071, pp.141s. (copie aux APC).— PANS, RG 1, 341–341 1/2 (papiers Thomas Pichon).— Les derniers jours de l’Acadie (Du Boscq de Beaumont).— [L.-T. Jacau de Fiedmont], The siege of Beauéjour in 1755 ; a journal of the attack on Beauséjour [...], Alice Webster, trad., J. C. Webster, édit. (Saint-Jean, N.-B., 1936).— Military affairs in North America, 1748–65 (Pargellis).— Pierre Bagot, Marie Le Prince de Beaumont, lettres à Thomas Pichon (Vire, France, 1924).— J. C. Webster, Thomas Pichon, « the spy of Beauséjour », an account of his careeer in Europe and America [...] ([Sackville, N.-B.], 1937).— Albert David, Le Judas de l’Acadie, Revue de l’université d’Ottawa, III (1933) : 492–513 ; IV (1934) : 22–35 ; Thomas Pichon, le « Judas » des Acadiens (1700–1781), Nova Francis (Paris), III (1927–1928) : 131–138.— Gustave Lanctot, Le traître Pichon, BRH, XXXVI (1930) : 328–340.— Régis Roy, Thomas Pichon, BRH, V (1899) : 92s.
T. A. Crowley, « PICHON, THOMAS (Thomas Tyrell (Thirel, Tirel)) », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 4, Université Laval/University of Toronto, 2003– , consulté le 1 déc. 2024, http://www.biographi.ca/fr/bio/pichon_thomas_4F.html.
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Auteur de l'article: | T. A. Crowley |
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Titre de la publication: | Dictionnaire biographique du Canada, vol. 4 |
Éditeur: | Université Laval/University of Toronto |
Année de la publication: | 1980 |
Année de la révision: | 1980 |
Date de consultation: | 1 décembre 2024 |