PARENT, ÉTIENNE, journaliste, avocat, député, fonctionnaire, essayiste, né à Beauport le 2 mai 1802 du mariage d’Étienne-François Parent et de Josephte Clouet, décédé à Ottawa le 22 décembre 1874.
Le nom d’Étienne Parent est moins célèbre que celui de personnages politiques qui furent ses contemporains, tels Louis-Joseph Papineau ou Louis-Hippolyte La Fontaine*. On a seulement retenu à son sujet quelques appellations flatteuses : le Victor Cousin de l’Amérique, le Nestor de la presse. Paradoxalement, il n’existe encore aucune biographie de lui et l’on ne peut que s’interroger sur les raisons de ce silence. Doit-on l’imputer au fait que la plus grande partie de l’œuvre de Parent consiste en d’innombrables articles de journal et que ceux-ci se refusent davantage à la curiosité que les livres ou les textes de harangues ? Ou doit-on supposer que les débats pour lesquels s’est passionnée la génération de Parent ont perdu leur éclat au profit des orageux conflits idéologiques de la seconde moitié du xixe siècle ? Ou faut-il attribuer à la « modération » de Parent le moindre relief de sa pensée en contraste avec la rhétorique exaltée des chefs de la rébellion de 1837–1838 ? On peut sans doute retenir à des degrés divers chacune de ces hypothèses mais il semble que l’oubli relatif dans lequel il a glissé tient surtout à ce que ses idées ayant été essentiellement inspiratrices, on en a fait moins grand état que des réalisations politiques et sociales dont elles ont été la source.
En fait, la pensée d’Étienne Parent domine la première moitié du xixe siècle canadien-français. Cet homme incarne à un degré inégalé les ambitions d’un type social nouveau, celui de l’élite intellectuelle et politique qui, au tournant du xixe siècle, se substitue à la gentilhommerie des seigneurs terriens et prend délibérément en mains, parallèlement aux chefs ecclésiastiques, le destin du peuple canadien-français. On l’appellera « le père Parent » tant il est apparu comme un prototype et un exemple.
Épaules robustes, cou trapu, tête massive au front haut et large encadré de cheveux abondants, bouche autoritaire, peut-être amère, scellée sur d’inviolables convictions, yeux fixés au-delà d’un invisible auditoire, préoccupés dirait-on de devancer ses pensées pour hâter l’affirmation de conclusions prévues, désirées, décidées : tels apparaissent les contours nets d’un portrait de Parent en pleine maturité. Dès le premier regard sur ce visage, il évoque puissamment certaines caractéristiques essentielles de la personnalité : assurance, robustesse, détermination. On sent, avant de l’apprendre par la chronique, que Parent est un homme de la terre ; qu’avant le maniement des idées, il a connu celui des bœufs et de la charrue ; que ce regard méditatif s’est d’abord longtemps familiarisé avec les horizons d’une campagne prometteuse. On ne sera pas étonné d’apprendre par son gendre Benjamin Sulte* qu’il était « doué d’une constitution d’Hercule » ; qu’il pouvait « être à l’ouvrage dix-huit heures par jour » ; qu’il « produisait à lui seul presque autant que tous les journalistes de Québec réunis ». Aussi bien, on croira sans surprise que ses dons étaient tous intellectuels et qu’il était gêné ou maladroit en société. Toute sa vie, d’ailleurs, il souffrit d’une élocution malaisée. L’essentiel de cette vie est qu’elle transcende son époque par son intelligence et sa franchise. Parent fut l’un des premiers à réfléchir sur le destin des Canadiens français. Avec une lucidité et une vigueur insurpassées, il a défini des objectifs « nationaux » dont devaient vivre non seulement sa génération mais les suivantes durant plus d’un siècle.
Par une ascendance de deux siècles. Parent est enraciné dans le terroir québécois. Il appartient à la sixième génération des Parent au Canada. L’ancêtre, Pierre Parant, natif de Mortagne au Perche émigra en Nouvelle-France le 9 février 1634 avec un groupe de colons amenés par Robert Giffard* de Moncel. À sa suite, des Parant ou Parent ont continué d’exploiter sans interruption le domaine sur lequel il s’est établi à Beauport, à quelques milles en aval de Québec, sur la rive nord du Saint-Laurent.
Étienne Parent est l’aîné d’une famille qui comptera quinze enfants, neuf garçons et six filles. Dès que son âge le lui permet, il aide aux travaux de la ferme et fréquente une école primaire à Québec. Son intelligence le fait remarquer. Bien que ses parents soient peu riches, ils l’envoient, à l’âge de 12 ans, en 1814, entreprendre ses études secondaires au collège de Nicolet. Il y aura comme condisciples le futur Mgr Charles-François Baillargeon*, seizième évêque de Québec, le futur juge Charles-Elzéar Mondelet. Il y passera cinq ans. Il est studieux, méthodique. Il obtient plusieurs prix. Chaque été, il redevient le jeune cultivateur offrant ses bras aux labeurs des champs. En 1819, il quitte Nicolet et vient continuer ses études au séminaire de Québec. L’enseignement du séminaire est fortement influencé par le cartésianisme que perpétue un manuel de l’ancien régime, la Philosophie de Lyon. La pensée de Bonald y jouit d’une grande vogue et l’on fait encore grand état du Discours sur l’histoire universelle de Bossuet. Des cahiers d’étudiants de cette époque témoignent que l’enseignement de l’histoire dénigre la France et louange l’Angleterre. Le jeune Parent lit tous les livres qu’offre la bibliothèque et que prêtent certains professeurs. Sa mémoire est prodigieuse et une anecdote à ce propos veut qu’il ait, entre autres prouesses, appris par cœur un cours sur Bossuet. Il se distingue de ses camarades par la solidité de son jugement, ses aptitudes littéraires, la précision de ses ambitions. On le considère comme un jeune homme qui, phénomène insolite en son temps, « promet de compter sur sa plume ».
L’occasion lui en est offerte alors qu’il est encore au séminaire. Les temps sont alarmants pour les Canadiens français. La menace d’une union des deux Canadas a été proférée dès 1805 et de nouveau en 1807 ; un premier projet a été proposé en 1810. Le gouverneur sir James Henry Craig* a suspendu le journal le Canadien en 1810. À la même époque, Papineau et John Neilson* ont adhéré au parti canadien et, en 1817, on a relancé le Canadien que l’on appelle le « petit Canadien » pour le distinguer du « grand » qui a vécu de 1806 à 1810. Au séminaire, Parent s’est lié d’amitié avec Augustin-Norbert Morin* qui collabore au petit Canadien. Morin obtient la collaboration de Parent qui, durant 1819, y publie ses premiers articles. Avant même la fin de ses études, sa carrière est commencée. Le séminaire cependant ne l’entend pas ainsi et lui interdit cette activité. Pour cette raison ou une autre, on ne sait, Parent quitte le séminaire à la veille de ses examens terminaux, en 1821. Sa famille lui propose alors, et il accepte, un emploi dans l’entreprise d’un oncle maternel, Michel Clouet, quincailler à Québec, rue Buade. Cette besogne le lasse bientôt et il décide de rentrer à la ferme familiale aider son père aux travaux des champs. Le destin vient l’y chercher en août 1822 : le propriétaire et l’éditeur du Canadien, le docteur François-Xavier Blanchet* et Flavien Vallerand, lui offrent de rédiger le journal ; Augustin-Norbert Morin qui a rempli cette tâche depuis décembre 1820 a dû quitter Québec pour étudier le droit à Montréal. Ils font valoir la conjoncture politique : une nouvelle menace d’union des deux Canadas inquiète les Canadiens français ; un projet de loi à cet effet vient d’être annoncé à Londres. Il hésite ; il réfléchit ; il accepte. À 20 ans, il devient rédacteur du Canadien.
Le poste est enviable bien que peu rémunérateur. Il est surtout fragile, menacé tant de l’extérieur que de l’intérieur. Le Canadien, en effet, s’oppose toujours à l’oligarchie dominante mais il ne rallie plus l’adhésion de tous les membres du parti canadien. Dès ses débuts à cette tribune controversée, Parent se révèle un journaliste combatif. Les traits qui domineront sa vie s’affirment avec fermeté : son étonnante capacité de travail, la rigueur de sa dialectique, l’imbronchable persévérance de ses convictions. Dans des articles véhéments, il combat et contribue à faire échouer le projet d’union dont Papineau et Neilson tenteront d’obtenir le retrait lors d’un voyage à cette fin en Angleterre en 1823. Exigeant le respect intégral de la constitution de 1791, il réclame la reconnaissance des libertés politiques bafouées. Durant ce temps, en 1823, la Gazette de Québec (fondée en 1764) est devenue une feuille politique et est passée au service du parti canadien. Le Canadien, délaissé par ses partisans, est forcé de disparaître en mars 1825.
Parent va consolider ses connaissances tout en diversifiant ses activités. De 1825 à 1829, il étudie le droit en s’inscrivant dans le cabinet de Joseph-Rémi Vallières* de Saint-Réal, plus tard dans celui de Charles-Eusèbe Casgrain*. Pour pourvoir à sa subsistance, il doit donner des leçons de français. À l’automne de 1825, il est engagé comme rédacteur de la section française de la Gazette de Québec. Bientôt, il commence à cumuler des fonctions administratives : en 1827, il est nommé traducteur français adjoint et officier en loi de l’Assemblée du Bas-Canada. Il est admis au barreau avec droit de pratique dans le Bas-Canada le 11 mai 1829. Peu après, le 30 juin, il épouse Marie-Mathilde-Henriette Grenier, fille d’un tonnelier de Beauport, Gabriel Grenier. De ce mariage naîtront cinq filles et un garçon ; Joséphine-Henriette épousera Antoine Gérin-Lajoie*, Mathilde-Sabine épousera d’abord Évariste Gélinas, le 3 septembre 1862 à Québec, puis en secondes noces, Guillaume-Sylvain de Bonald, le 17 février 1885, et Marie-Augustine épousera, à Québec, Benjamin Sulte, le 3 mai 1871.
Le Bas-Canada vit des années de plus en plus pénibles. Dans les années 1830, une génération de jeunes patriotes ardents se jette dans la lutte politique, plusieurs comme députés à l’Assemblée où ils deviennent des émules des grands aînés. Augustin-Norbert Morin, en 1826, a fondé le journal la Minerve pour seconder le parti patriote et enseigner aux Canadiens français « à résister à toute usurpation de leurs droits ». La révolution de 1830 en France émeut les esprits qui admirent les hommes des journées de juillet. La personne et la voix d’O’Connell, en Irlande, cristallisent les ardeurs. Les noms de La Mennais, Lacordaire, Montalembert deviennent des noms prestigieux. La Gazette de Québec n’est plus, dit-on, assez alerte et l’on cherche à fonder un nouveau journal. Parent s’étant vu refuser une augmentation de salaire à la Gazette, la décision est accélérée. Avec l’aide de René-Édouard Caron, de Jean-Baptiste Fréchette, d’Elzéar Bédard* et d’Hector-Siméon Huot, il recueille les fonds nécessaires et entreprend de relancer le Canadien. Le journal sera bihebdomadaire et aura son bureau au « Foyer politique du district de Québec », côte de la Montagne. L’âme dirigeante en sera Étienne Parent.
Le premier numéro du troisième Canadien paraît le 7 mai 1831. Parent lui donne comme devise le mot d’ordre : « notre langue, nos institutions, nos lois » qui demeurera durant toute son existence, écrira-t-il, sa propre « étoile polaire ». Son premier article a l’allure d’un manifeste : « C’est le sort du peuple Canadien d’avoir non seulement à conserver la liberté civile, mais aussi à lutter pour son existence comme peuple [...]. Point de milieu, si nous ne nous gouvernons pas, nous serons gouvernés [...]. Notre politique, notre but, nos sentiments, nos vœux et nos désirs, c’est de maintenir tout ce qui parmi nous constitue notre existence comme peuple, et comme moyen d’obtenir cette fin de maintenir tous les droits civils et politiques qui sont l’apanage d’un pays anglais [...]. »
Dès le 4 juin, il lance l’idée d’une association nationale, politique et patriotique qui serait sous le patronage de saint Jean-Baptiste. L’association sera fondée quelques années plus tard (1834) par Ludger Duvernay*. Sur tous les tons et par tous les moyens, il s’évertue à alerter les campagnes québécoises. Il publie aussi des vers et des chansons qui deviennent vite populaires, en particulier la chanson du Chouayen qui stigmatise les pleutres et les défaitistes. À la suite d’articles contre le Conseil législatif dans le Vindicator et la Minerve, Daniel Tracey* et Ludger Duvernay sont emprisonnés à Québec du 17 janvier au 25 février 1832 : à leur retour à Montréal, c’est Parent qui va offrir à Duvernay l’une des deux médailles que l’on a fait frapper pour commémorer cet emprisonnement.
Ce sont les années les plus denses de sa carrière, durant lesquelles il cherche à exprimer la conscience du peuple canadien-français tout en l’éclairant et en l’orientant. Philosophe par formation, journaliste par tempérament, lutteur par nécessité, il fait passer dans les pages du Canadien l’ardeur de ses convictions. Avec franchise, désintéressement, indépendance et compétence, il traite de toutes les questions brûlantes qu’impose l’actualité politique, signalant les écueils, exigeant la justice, demeurant un apôtre de l’ordre. À ce moment, Papineau est encore « constitutionnel » et les vues de Parent concordent avec les siennes. « Parent, a écrit Joseph-Guillaume Barthe*, est dans le journalisme ce que Papineau est à la tribune parlementaire. » Papineau est le chef politique du parti patriote, Parent en est le chef intellectuel. Sa maison de la haute ville de Québec, rue Saint-Joseph (l’actuelle rue Garneau), comme plus tard celles qu’il habitera à Toronto, Montréal et Ottawa, est le rendez-vous familier de tous ceux qui ont quelque prestige dans le monde politique.
Le métier de journaliste est cependant insuffisant pour permettre à qui l’exerce d’en vivre. Parent doit accepter de nouvelles charges. Déjà traducteur et officier en loi de l’Assemblée, il est nommé, le 30 janvier 1833, premier bibliothécaire en titre de l’Assemblée. Il est aussi chargé de surveiller l’impression et la correction des Journaux de la chambre d’Assemblée du Bas-Canada. Tous ces emplois lui rapportent le modeste salaire de $800. Ses deux rapports de bibliothécaire (7 janvier 1834, 27 octobre 1835) décrivent l’état déplorable de la bibliothèque, proposent l’achat de volumes d’un « besoin impérieux », annoncent qu’il a dressé un nouveau catalogue, recommandent de laisser la bibliothèque ouverte « jusqu’à la brunante » afin de favoriser ceux qui ne peuvent la fréquenter durant le jour. À la fin de 1835, jugeant son traitement insuffisant, il abandonne le poste de bibliothécaire et est nommé, peu après, greffier de l’Assemblée.
La détérioration du climat politique s’accélère rapidement. La crise économique de 1833 à 1836 a provoqué de graves malaises qui ne seront pas sans rapport avec l’agitation des années 1837–1838. Une grande partie des Quatre-vingt-douze résolutions présentées à l’Assemblée en 1834 par Papineau, Elzéar Bédard et Augustin-Norbert Morin ont été tirées du Canadien de Parent. Elles incitent l’Angleterre à envoyer, en 1835, une commission royale chargée d’enquêter sur la situation du Bas-Canada. Le rapport de cette commission donne lieu, en mai 1837, aux déplorables résolutions de lord John Russell. En août, a lieu la dernière séance de la chambre d’Assemblée du Bas-Canada. Les assemblées populaires de protestation se multiplient du printemps à l’automne. Surviennent l’engagement sanglant des Fils de la liberté contre le Doric Club à Montréal (6 novembre), l’adresse des six comtés (le 13 novembre), la rébellion à Saint-Denis (23 novembre), à Saint-Charles (25 novembre), à Saint-Eustache (14 décembre), la fuite de Papineau [V. Papineau].
Il faudrait rapporter mois par mois, jour par jour, les attitudes et les propos de Parent dans le Canadien de cette époque, particulièrement durant la sombre année 1837. Il emploie son ardeur à réclamer des changements à la constitution, à appuyer la lutte contre le pouvoir, à préciser l’orientation des réformes nécessaires. Comme Elzéar Bédard qui, à Québec est le chef politique des modérés, il ne préconise, contre l’administration, que des moyens légaux. En 1835, il s’éloigne et se sépare de Papineau et Morin lorsque ceux-ci commencent à entraîner le peuple à la violence. Il est patriote mais il condamne l’agitation. « Nous ne sommes pas prêts, écrit-il le 24 avril 1837, pour l’indépendance ; prenons patience, faisons nos preuves, la législation reprendra son cours ; assurons aux citoyens le maintien et la protection de jurys impartiaux ; travaillons aux améliorations publiques suspendues depuis des années ; éduquons le peuple de ses affaires ; ouvrons les écoles fermées par suite de la tourmente politique. » Et encore, en mai 1837 : « Nous ne pouvons les suivre lorsqu’ils disent que notre soumission ne devrait être désormais que la mesure de notre force numérique, jointe aux sympathies que nous trouverons ailleurs. » De nouveau, en juin 1837 : « Nous, ne voulons nullement partager la terrible responsabilité qu’assument aujourd’hui nos ci-devant frères d’armes et leurs adeptes : sur leurs têtes nous rejetons tout le sang qui sera répandu [...] contre eux seuls devront s’élever les gémissements des veuves, des mères et des orphelins et les plaintes de tout un peuple conduit à l’abaissement social. »
Il encourt la réprobation de plusieurs patriotes montréalais. La Minerve l’injurie et reproduit, à l’automne de 1837, le décret du Comité central et permanent qui le déclare « traître à la nation ». Il n’en persiste pas moins à dénoncer les excès tant du côté gouvernemental que du côté patriote, ce qui lui vaut l’inimitié de tous. « Il n’y a plus maintenant de milieu : ou les chefs de l’agitation dont on commence à goûter les fruits empoisonnés savaient qu’ils déchaîneraient au milieu de la société les passions les plus funestes, ou ils ne l’avaient pas prévu ; dans le premier cas ils se sont rendus coupables d’une grande scélératesse, dans le second, ils ont montré une grande imprévoyance qui doit les faire déclarer indignes de guider les destinées du peuple. » (25 septembre 1837.) Après les combats de Saint-Charles et de Saint-Eustache, Parent se tait jusqu’à la fin de l’année 1837. Il est atterré par les tragiques événements dont il avait hélas prédit les conséquences.
Lorsqu’il reprend la plume, c’est pour plaider en faveur des proscrits qui l’avaient pourtant traité de renégat, pour essayer de réparer le mal, pour inciter l’Angleterre à comprendre la leçon de 1837. Il réclame un gouvernement responsable, le seul moyen qui permettrait de répondre aux griefs depuis longtemps accumulés. « Nous n’avons du gouvernement constitutionnel que le nom et l’ombre », écrit-il le 14 février 1838. Quelques semaines après le départ du gouverneur Gosford [Acheson*], la constitution de 1791 est suspendue. Le gouvernement se réduit à un Conseil spécial dirigé par sir John Colborne*.
Parent salue avec espoir l’arrivée de Durham [Lambton*], le 27 mai 1838. Il garde malgré tout confiance dans la justice britannique. Aussitôt Durham reparti, au début de novembre de la même année, une nouvelle insurrection éclate, sauvagement réprimée par Colborne : des villages sont mis à sac, près de 1 000 personnes sont emprisonnées, 3 juges canadiens-français, Philippe Panet*, Elzéar Bédard, Vallières de Saint-Réal, sont suspendus, 12 patriotes sont condamnés à mort. Face à ces outrages, la voix de Parent devient cinglante. « Les plaintes des opprimés écrit-il le 24 décembre 1838, réveillent les remords au cœur des oppresseurs, et leur font monter la rougeur au front [...]. Nous voudrions éviter à l’Angleterre l’honneur peu enviable de voir son nom associé à celui de la Russie « bourreau de la Pologne ». Voilà tout notre crime. Il est grand, nous l’avouons, aux yeux de tous ceux qui complotent l’anéantissement du peuple canadien [...]. »
Deux jours plus tard, le 26 décembre 1838, il est arrêté en même temps que l’imprimeur du Canadien, Jean-Baptiste Fréchette. Accusé de « menées séditieuses », il est conduit à la prison de Québec. Malgré ses démarches pour obtenir un procès, il y restera jusqu’au 12 avril 1839. On réussit à le faire libérer par un bref d’habeas corpus. Le froid et les mauvaises conditions de la prison l’ont rendu presque sourd et il demeurera affligé de cette infirmité jusqu’à la fin de sa vie. Même en prison, il n’a pas cessé de diriger le Canadien ni d’y publier des articles, grâce à un astucieux stratagème analogue à celui dont on fit jadis bénéficier le jeune duc d’Orléans à Clairvaux : régulièrement un jeune porteur-commissaire, Stanislas Drapeau*, lui apportait à la prison une tarte truquée qui renfermait des coupures de journaux, des nouvelles, des communications ; par le même moyen, Parent retournait des canevas d’articles, des épreuves corrigées. À sa sortie de prison, il ne retrouve pas son poste de greffier en loi et ne s’occupe plus que du Canadien.
Le rapport de Durham a été publié en Angleterre le 8 février 1839. Étienne Parent le traduit et le publie par tranches dans le Canadien. Le rapport le laisse désenchanté : « Le rapport, écrit-il en avril 1839, s’il a été dressé avec autant de bonne foi qu’on le dit est une nouvelle preuve que les Anglais ne peuvent prononcer un jugement impartial entre nous, pauvres Canadiens français, et nos adversaires qui ont le bonheur de n’être pas frappés comme nous du péché originel. » Le rapport propose l’union des deux Canadas, mesure qui vise à rien moins qu’à l’assimilation des Canadiens français. Face à cette éventualité quasi inévitable de l’union, Parent adopte une attitude fataliste. Dans une série d’articles dans le Canadien entre mai et novembre 1839, il expose les arguments d’une dialectique qui le fait passer du dépit douloureux à la résignation, finalement à une confiance conditionnelle. « Nous invitons nos compatriotes, écrit-il le 13 mai 1839, à faire de nécessité vertu, à ne point lutter follement contre le cours inflexible des événements [...]. Nous avons toujours considéré que notre « nationalité » ne pouvait se maintenir qu’avec la tolérance sincère, sinon l’assistance active de la Grande-Bretagne, mais notre nationalité, on va travailler ouvertement à l’extirper de ce pays [...]. [Notre affaire] à nous Canadiens français, que l’Angleterre immole aux exigences d’une minorité favorisée, au mépris d’actes et de garanties qui équivalaient à un contrat social juré, c’est de montrer comme une des parties du mariage politique qu’on nous impose, que nous sommes disposés à apporter dans l’union proposée toute la bonne disposition nécessaire pour rendre l’alliance aussi profitable, aussi heureuse que possible, nous attendant à la réciprocité de la part de la partie conjointe. »
La dialectique de Parent connaît des moments de stupéfaction, voire de révolte. En décembre 1839 et en janvier 1840, il rend compte avec amertume des débats de l’Assemblée du Haut-Canada sur le projet d’union proposée par le gouverneur Sydenham [Thomson*]. Il constate la méfiance, souvent le mépris des haut-canadiens et prend conscience des injustices et de l’oppression que l’union peut entraîner pour ses compatriotes. Pendant un temps, il sera farouchement anti-unioniste. Avec François-Xavier Garneau*, en janvier 1840, il dirige un comité de 40 notables chargé de recueillir des signatures en vue d’une pétition contre l’union. On récolte 39 928 signatures [V. Caron]. L’Acte d’Union est cependant sanctionné en Angleterre le 23 juillet 1840 et, le 28 août, Louis-Hippolyte La Fontaine, inspiré par la thèse initiale de Parent, publie dans l’Aurore des Canadas son « Adresse aux électeurs de Terre-bonne », programme-manifeste qui accepte le principe de l’union et propose de collaborer avec les réformistes du Haut-Canada en vue de conquérir la responsabilité ministérielle. Parent publie l’adresse dans le Canadien du 31 août et, de nouveau, se met à espérer dans une possible efficacité de l’Union. Le 20 octobre, il collabore avec un comité des électeurs de Québec à une « Adresse aux électeurs de toute la Province » qui favorise l’Union et endosse le programme de La Fontaine. Malgré ces vicissitudes politiques, il ne cesse de se préoccuper de l’avancement intellectuel de ses compatriotes. Depuis longtemps le Canadien recevait des journaux de Paris et en reproduisait dans ses colonnes de nombreux articles. À l’automne de 1840, Parent et Jean-Baptiste Fréchette décident d’en faire la matière d’une revue spéciale qui publierait aussi des œuvres canadiennes « marquées au coin de l’excellence ». Ils lancent le Coin du feu, une revue hebdomadaire qui ne vivra que durant un an, du 21 novembre 1840 au 13 novembre 1841.
L’Acte d’Union est proclamé au Canada le 10 février 1841. Aux premières élections qui doivent choisir les députés de l’Assemblée du nouveau Canada-Uni (ou province du Canada), Parent se porte candidat dans le comté de Saguenay et est élu député, par trois voix de majorité, le 8 mai 1841. À Kingston, il assiste aux deux premières sessions du nouveau parlement, du 14 juin au 18 septembre 1841, et du 8 septembre 1842 au 12 août 1843. Dans le Canadien, il persiste à argumenter pour tirer le plus grand parti possible de l’Union, il plaide pour l’égalité « des deux populations et des deux pays », il incite à la confiance envers l’administration. Il est l’orateur invité lors de la première célébration de la Saint-Jean-Baptiste à Québec, le 24 juin 1842. À l’Assemblée, il soumet un projet de loi proposant que le français soit reconnu comme langue officielle. Sa demi-surdité l’empêche cependant de s’acquitter comme il le désirerait de sa responsabilité de représentant du peuple. Au moment où l’on a créé la surintendance de l’Instruction publique, le gouverneur sir Charles Bagot* a offert à Parent la direction de la section française de la province. C’est finalement le docteur Jean-Baptiste Meilleur qui a été choisi. La Fontaine qui vient de former un cabinet invite Parent à occuper une autre charge dans le haut fonctionnarisme : le 14 octobre 1842, il est nommé greffier du Conseil exécutif. Il doit quitter le Canadien dont il a été directeur durant près de 15 ans. Le 21 octobre 1842, il y publie son dernier article, un « adieu à ses lecteurs ». Il a 40 ans. Une seconde étape commence pour lui : celle du fonctionnaire et de l’écrivain-conférencier.
Commence aussi pour Parent une vie de nomade car il doit suivre les déplacements du siège du gouvernement de la province du Canada : à Kingston jusqu’en 1843 ; à Montréal de 1844 à 1849 ; à Toronto de 1849 à 1852 ; à Québec de 1852 à 1855 ; à Toronto de 1855 à 1859 ; de nouveau à Québec en 1859. Sa fonction le met en contact direct avec les décisions et l’orientation du gouvernement d’Union. Tout en observant de près l’évolution de la politique, il en demeure un critique impartial. Ami de La Fontaine, il joue vis-à-vis de lui le rôle de mentor. Son existence est moins trépidante que naguère mais il ne cesse pas d’être le travailleur acharné qu’il a toujours été. Il lit abondamment. De façon épisodique, il collabore au Canadien en 1847, de nouveau de 1851 à 1854. Il sera professeur de la façon dont on pouvait l’être alors que l’ancien Bas-Canada ne possédait pas encore d’université. L’Institut canadien a été fondé à Montréal en 1844 par de jeunes intellectuels enthousiastes (le futur gendre de Parent, Antoine Gérin-Lajoie en a été le premier secrétaire) et, par ses cours et conférences, par sa bibliothèque, il constitue l’équivalent d’une université canadienne-française. C’est durant la période où le siège du gouvernement est transféré à Montréal que Parent entreprend, devant les membres de l’institut, la série des conférences (ou lectures publiques, comme on les appelait) qui constituent une partie marquante de son œuvre. L’allure de sa pensée et son style changent. Le journaliste laisse le champ libre au philosophe. Maintenant que sont révolus les combats constitutionnels, il se préoccupe du devenir du peuple canadien-français. Dans ses conférences à l’Institut canadien de Montréal, il aborde successivement les thèmes suivants : « l’Industrie considérée comme moyen de conserver notre nationalité » (22 janvier 1846) ; « Importance de l’étude de l’économie politique » (19 novembre 1846) ; « Du travail chez l’homme » (23 septembre 1847) ; « Considérations sur notre système d’éducation populaire, sur l’éducation en général et les moyens législatifs d’y pourvoir » (19 février 1848) ; « Du prêtre et du spiritualisme dans leurs rapports avec la société » (17 décembre 1848). Devant une société littéraire, le Club social, il donne une autre causerie sur « la Presse ».
En 1847, il franchit de nouveaux échelons dans la hiérarchie gouvernementale : le 22 mai il est nommé sous-secrétaire (Assistant Secretary) de la province du Canada, en même temps qu’un collègue anglophone, Edmund Allen Meredith*. Plus tard, à Québec, à l’hiver et au printemps de 1852, il prononce quatre autres conférences à l’intention de divers groupes professionnels : « De l’importance du commerce » (15 janvier 1852) ; « De l’intelligence dans ses rapports avec la société » (22 janvier, 7 février 1852) ; « le Sort des classes ouvrières » (15 avril 1852). La même année, le Journal de l’instruction publique publie de lui un article sur « Pierre Bédard et ses deux fils ». À travers ces auditoires, comme auparavant ceux de Montréal, c’est à l’ensemble du peuple canadien-français que s’adresse Parent, l’adjurant d’œuvrer à son progrès matériel et intellectuel. Déjà il est l’un des aînés les plus respectés et écoutés de l’élite canadienne-française. Depuis le ministère de La Fontaine et de Robert Baldwin* et la reconnaissance effective de la responsabilité ministérielle, en 1848, les luttes du passé même récent s’estompent dans les souvenirs. Il est l’ami de tous ses contemporains, journalistes, politiciens, fonctionnaires qui ont de l’importance dans la vie publique.
Cette phase de l’existence de Parent est sans histoire autre que celle d’un fonctionnaire consciencieux. Il accompagne de nouveau le gouvernement, de façon définitive, à Ottawa en 1866. Nouvelle ascension dans l’administration publique : le 29 mai 1868, il est nommé sous-secrétaire d’État dans le gouvernement fédéral, poste qu’il occupera jusqu’à sa retraite, en 1872. Il vivra encore deux ans. Parent qui n’avait jamais cessé d’être croyant ni de fréquenter l’église, avait cependant, au dire de Benjamin Sulte, « conservé longtemps un scepticisme qui l’inquiétait ». Il édifia les amis qui le visitèrent assidûment durant les trois semaines de sa dernière maladie. Lui qui était déjà sourd, une cataracte rapidement développée le rendit presque aveugle. Il ne parlait plus que des troubles de 1837–1838 et de la prison où il avait été détenu. Il s’éteignit, à Ottawa, le 22 décembre 1874. Son épouse lui survécut 16 ans et décéda, aussi à Ottawa, en 1890, à l’âge de 86 ans.
La vie d’Étienne Parent étonne par sa continuité malgré les deux phases que ponctuent les activités du journaliste et du fonctionnaire, deux phases qui coïncident d’ailleurs étrangement avec deux périodes de l’évolution du peuple canadien-français. Aussi étonnantes par leur constance sont les dominantes de sa pensée. Celle-ci, enrichie des précisions, des élargissements et approfondissements qu’ont provoqués les événements, demeure polarisée par une préoccupation imperturbable : le souci du destin des Canadiens français.
Pour cerner les modalités de ce souci, il ne faut pas perdre de vue l’écologie, les structures sociales, les mentalités de la société québécoise au moment où Étienne Parent entre dans l’existence, ni surtout la conjoncture politique. Il est de la seconde génération après la conquête. Au moment où il est étudiant au séminaire (1820), Papineau qui a 34 ans est depuis onze ans député et depuis cinq ans président de l’Assemblée. Papineau est au sommet de sa gloire politique. Il est le plus prestigieux combattant des luttes parlementaires épiques dans lesquelles, depuis près de 30 ans qu’est en vigueur le régime constitutionnel de 1791, s’exprime la revendication de droits violés. La première période de la vie professionnelle et de la pensée de Parent est marquée par l’amertume, la combativité, l’agressivité que nécessite la continuation de ces luttes. Une fois cependant qu’après les tergiversations et les drames de conscience provoqués par l’institution du gouvernement d’Union, Parent devient convaincu que le nouveau régime autorise un espoir de stabilité politique et de gouvernement de soi, il conçoit sa tâche et celle de ses compatriotes comme devant être la consolidation et l’utilisation du pouvoir politique en vue de l’autonomie culturelle et de l’intérêt « national » canadien-français.
Pour autant, Parent s’oppose à Papineau comme l’homme de la continuité face à l’homme de la brisure. En eux aussi s’affrontent deux mentalités, deux visions du monde canadien-français associées à deux régions, à deux villes qui depuis longtemps ont été les pôles entre lesquels se sont élaborées les tensions dialectiques de la société canadienne-française : Montréal et Québec. Montréal est la métropole commerciale, la ville de la concurrence, le lieu symbiotique où s’affrontent le peuple anglophone et le peuple francophone canadiens ; Québec est la ville-forteresse, la capitale politique et religieuse, la « citadelle du souvenir ». Parent représente une certaine façon québécoise d’être canadien-français. Plus profondément, et ceci accentue cela, il est un homme de la terre. Sans accorder à l’atavisme ni aux influences du milieu une importance indue, il est impossible de ne pas reconnaître en Parent un homme qui, né sur la terre, ayant travaillé sur la terre, s’identifie à la petite patrie paternelle qui demeure à ses yeux un microcosme de la grande.
À son origine terrienne Parent doit aussi ses dons physiques et plusieurs traits moraux et intellectuels. Travailleur acharné, il a en horreur l’oisiveté. Il est l’homme de la persévérance. En conséquence, il s’oppose à toute forme de défaitisme. Si l’on ne tient compte de ces attitudes, on ne peut guère comprendre certaines de ses positions idéologiques. Il est sceptique sinon hostile vis-à-vis des seigneurs ou des descendants des nobles de l’ancien régime parce qu’il leur reproche d’avoir été oisifs, de n’avoir pas su être des artisans de progrès social : c’est eux qu’il faut tenir responsables du retard et de l’infériorité des Canadiens français dans la vie économique et industrielle. De même, Parent est impitoyable envers tous ceux qui, à l’instar de ceux-ci, se font les instruments ou les complices du nouveau maître, ceux que le peuple a baptisés les chouayens et que Parent brocarde dans une chanson cinglante. C’est enfin dans cette même perspective qu’il faut interpréter l’opposition de Parent à tous ceux qui, après 1837, prônent l’annexion du Canada aux États-Unis : l’annexionnisme lui apparaît une abdication, une solution de moindre effort, un manque de foi dans le destin national.
La pensée d’Étienne Parent, il faut le répéter, gravite autour d’un centre immuable : l’idée « nationale ». Avant lui et en même temps que lui, bien d’autres hommes politiques, des patriotes, des publicistes ont parlé de la nation, mais ce concept recouvrait en général une entité lyrique, sacrée, de caractère plus ou moins abstrait. Le mérite et l’originalité de Parent est d’avoir, le premier, pris conscience des réalités de la nation canadienne-française et d’en avoir explicité la définition en un corps de doctrine cohérent. La mise en forme de cette doctrine a été graduelle, selon les deux périodes de sa vie. Dès les débuts cependant les éléments en sont formulés avec clarté.
Ce nationalisme est avant tout charnel : il est fondé sur un sol et sur un passé. Il est aussi juridique et constitutionnel, à la façon de celui du premier Papineau. Par l’Acte de Québec, le Canada français a conclu avec l’Angleterre un « vrai contrat social », aux termes duquel il a droit au « gouvernement de soi ». Avec la même logique qui fut celle des premiers députés canadiens-français d’après 1791, Parent est convaincu que les Canadiens français doivent participer de façon effective au gouvernement de leur Bas-Canada. Il connaît la philosophie et il reconnaît la valeur des institutions du parlementarisme britannique : il exige qu’elles servent à la réalisation du contrat social, qu’elles ne soient pas viciées par une oligarchie abusive ni par un pouvoir discrétionnaire. Ce sera plus tard le postulat de son acceptation de l’Union : la conviction que chacun des deux peuples canadiens pourra se gouverner à l’intérieur d’un même cadre constitutionnel. Dans cette mesure, le nationalisme de Parent est loyaliste, si l’on entend par là que ce loyalisme a raison de moyen par rapport à l’impératif radical qu’est la survivance de la nationalité. Aussi bien, ce nationalisme n’a guère d’attache avec la France. Il s’inscrit plutôt dans la conception d’un droit naturel qu’ont les peuples de réaliser leur destin. Il s’inscrit en tout premier lieu dans une conception théologale et providentialiste. C’est Dieu « qui crée les nationalités pour qu’elles vivent ». La profession de foi nationaliste de Parent est un culte, « une religion ».
Ces données, latentes dans les articles de la première période de Parent, deviennent manifestes dans les conférences de la seconde. Dans celles-ci se dégagent aussi davantage les influences qui ont contribué à façonner son idéologie. Dans cette idéologie s’entrecroisent des routes très diverses qui néanmoins s’harmonisent dans de vastes visées souvent lyriques. À la vision providentialiste de l’histoire héritée de Bossuet, Parent intègre des credos philosophiques du siècle des lumières. Lecteur de Rousseau, il croit dans une bonté foncière de l’homme. Instruit des œuvres de Condorcet [Caritat] et de Buchez, il est convaincu de la nécessité d’un progrès indéfini de la nature humaine et de la société, d’un progrès et d’un perfectionnement qui sont « voulus par Dieu ». À La Mennais, il emprunte les titres et l’inspiration d’au moins deux de ses conférences. Il connaît les œuvres des socialistes, Saint-Simon, Fourier, Blanc et il n’est pas rare que des passages de ses conférences soient empreints d’un idéal utopiste. En tout ce qui touche la vie économique, il est disciple des physiocrates et résolument libre-échangiste. Une longue thèse serait nécessaire pour rendre justice à l’ensemble de la sociologie de Parent qui lui fait considérer la société comme un homme collectif au service de l’homme individuel, animé par la fraternité, et dont le progrès est au prix d’un équilibre qui respecte le double principe, matériel et spirituel, de la nature humaine. En définitive, la pensée « modérée » de Parent cherche une harmonie, analogue à l’ambition de la sociologie comtienne, entre l’ordre et le progrès.
Dans ses conférences, dont Parent a voulu que chacune portât sur un thème « étroitement lié à notre nationalité », il s’ingénie à illustrer comment celle-ci doit s’affirmer et progresser. Maintenant que la maison gouvernementale « est devenue habitable », la politique doit se consacrer aux questions matérielles et intellectuelles dont dépend le perfectionnement social et économique d’un jeune pays. Parent identifie des malaises, porte des diagnostics, propose des plans d’action. Les Canadiens français doivent sans tarder s’initier à l’économie politique : les aînés ont fait leur tâche, aux jeunes de faire la leur ; ceux-là ont été tribuns, il faut dorénavant être « des économistes éclairés ». L’âge nouveau sera celui de l’industrie. Les nouveaux nobles de l’Amérique sont les industriels. Honorons l’industrie par nos actes, sinon « la masse du peuple [...] livrée à l’influence et à l’action dénationalisatrice des chefs d’industrie de la race rivale [...] perdra avec le temps son caractère national ». D’où nécessité d’un système d’éducation qui soit conçu en fonction des besoins spécifiques du peuple canadien-français et non « inspiré par des codes étrangers » car, à l’instar de Montesquieu, Parent sait que les législations ne peuvent ni s’exporter ni s’imiter de pays à pays. Il propose l’instruction obligatoire et gratuite. L’intellectuel quelquefois utopiste qu’il est soumet un plan général d’enseignement dont l’objectif serait rien moins que de créer « une classe de lettrés » à qui seuls serait confiée l’administration publique. Il parle d’éducation populaire et ce terme, sous sa plume, a une résonance toute voisine de celle que nous lui donnons maintenant : il faudrait que les journaux, « le livre du peuple », traitent des questions économiques et de tous les problèmes dont la connaissance est nécessaire à une vie sociale éclairée.
Ainsi Étienne Parent fut-il à la fois réaliste, utopiste, Cassandre et planificateur. Plusieurs de ses pronostics et de ses suggestions, en particulier dans le domaine économique et en éducation, sont demeurés d’actualité, hélas sans beaucoup d’écho jusqu’à la fin du siècle sinon jusqu’à nos jours. Ses thèses seront encore celles de Robert Errol Bouchette* et d’Édouard Montpetit*. Avec une singulière pénétration, il a su élaborer une doctrine nationaliste complète jusque dans ses composantes économiques et culturelles. Le style de sa pensée peut maintenant sembler tour à tour trop sec ou trop lyrique. Il faut en accuser l’époque plutôt que l’homme. Il est remarquable que la rhétorique du temps laisse émerger chez lui tant de largeur de vues et d’originalité. Peu de ses contemporains se sont maintenus à sa hauteur. Peu d’hommes ont pu écrire, comme lui : « Pour moi, je n’ai jamais compris que Dieu eût imposé le travail à l’homme comme une peine. »
Des inédits d’Étienne Parent se trouvent aux APC, aux ANQ et aux ASQ. On trouvera là aussi des documents se rapportant à Parent, de même qu’aux AAQ, aux AJQ et aux ASN. Pour plus de détails sur les documents contenus dans ces dépôts d’archives, on pourra consulter : Urbain Blanchet, Étienne Parent, ses opinions pédagogiques et religieuses (thèse de d.e.s., Université Laval, 1965).
Sur Parent, on trouvera des renseignements intéressants dans : P.-E. Gosselin, Étienne Parent et la question politique au Bas-Canada de 1836 à 1838 (Québec, 1939 ; manuscrit dactylographié à la Bibliothèque du séminaire de Québec).— [J. G. Lambton], Le rapport de Durham, M.-P. Hamel, édit. et traduct. ([Saint-Jérome], Qué., 1948).— J.-G. Barthe, Souvenirs d’un demi-siècle ou mémoires pour servir à l’histoire contemporaine (Montréal, 1885).— F.-X. Garneau, Histoire du Canada depuis sa découverte jusqu’à nos jours (4e éd., 4 vol., Montréal, 1882–1883), III.— Antoine Gérin-Lajoie, Dix ans au Canada de 1840 à 1850 ; histoire de l’établissement du gouvernement responsable (Québec, 1888).— P.-E. Gosselin, Étienne Parent (1802–1874) (« Classiques canadiens », 27, Montréal et Paris, 1964).— Marc Lebel, Pierre Savard et Raymond Vézina, Aspects de l’enseignement au petit séminaire de Québec (1765–1945) (« SHQ, Cahiers d’histoire », 20, Québec, 1968).— Monet, Last cannon shot.— P.-E. Parent, Histoire généalogique des familles Parent-Grenier, Fournier dit Préfontaine et Lamarre ou Delamarre (Ottawa, 1931).— Benjamin Sulte, Étienne Parent, Mélanges historiques, Gérard Malchelosse, édit. (21 vol., Montréal, 1918–1934), XIV.— Turcotte, Canada sous l’Union.— Mason Wade, Les Canadiens français de 1760 à nos jours (« L’Encyclopédie du Canada français », III, 2e éd., 2 vol., Ottawa, 1966), I.— Marcel Cadieux et Paul Tremblay, Étienne Parent, un théoricien de notre nationalisme, L’Action nationale (Montréal), XII (1939) : 203–219, 307–318.— Bernard Dufebvre, Étienne Parent, le « renégat », RUL (Québec), VII (1953) : 405–412.— Roger Duhamel, Le journalisme, Cahiers de l’Académie canadienne française (Montréal), 3 (1958) : Essais critiques : 126–130.— Fernand Ouellet, Étienne Parent et le mouvement du catholicisme social (1848), BRH, LXI (1955) : 99–118.— Gérard Parizeau, Mon ami Étienne Parent, L’Action universitaire (Montréal), II (1935–1936) : 50s., 64.— Léon Pouliot, Une leçon d’histoire d’Étienne Parent, BRH, LX (1954) : 71–73.— Antoine Roy, Les Patriotes de la région de Québec pendant la rébellion de 1837–1838, Cahiers des Dix, XXIV (1959) : 241–254.
Jean-Charles Falardeau, « PARENT, ÉTIENNE », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 10, Université Laval/University of Toronto, 2003– , consulté le 1 déc. 2024, http://www.biographi.ca/fr/bio/parent_etienne_10F.html.
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Auteur de l'article: | Jean-Charles Falardeau |
Titre de l'article: | PARENT, ÉTIENNE |
Titre de la publication: | Dictionnaire biographique du Canada, vol. 10 |
Éditeur: | Université Laval/University of Toronto |
Année de la publication: | 1972 |
Année de la révision: | 1972 |
Date de consultation: | 1 décembre 2024 |