MORGANN, MAURICE, fonctionnaire, né en 1726 à Londres ; décédé le 28 mars 1802 à Knightsbridge (maintenant partie de Londres).
Maurice Morgann arriva à Québec le 22 août 1768 avec mission de participer à la rédaction d’un rapport sur l’administration de la justice dans la province. Depuis la Proclamation royale du 7 octobre 1763, l’anarchie régnait dans les tribunaux. D’un côté, le juge en chef William Gregory et le procureur général George Suckling*, rédacteurs de l’ordonnance du 17 septembre 1764 établissant l’organisation judiciaire de la province, avaient affirmé que la Proclamation royale avait introduit les lois anglaises ; le rapport du Board of Trade du 2 septembre 1765 allait indirectement dans le même sens. D’un autre côté, en Grande-Bretagne, le procureur général Charles Yorke et le solliciteur général William de Grey avaient soutenu, dans un rapport daté du 14 avril 1766, que la Proclamation royale n’avait pas aboli toutes les lois françaises ; le successeur de Suckling, Francis Maseres*, prétendait, dans un rapport présenté en 1766, que la Proclamation royale n’avait pu changer les lois de la colonie, parce que seul le Parlement de la Grande-Bretagne avait un tel pouvoir. Les Canadiens et les Britanniques de la province de Québec ne s’entendaient pas non plus sur les lois qu’ils désiraient voir en vigueur : les premiers réclamaient les lois françaises, tandis que les seconds exigeaient les lois anglaises. La Cour du banc du roi et les juges de paix appliquaient les lois anglaises ; la Cour des plaids communs, parfois les lois anglaises, parfois l’équité au sens de justice naturelle, mais le plus souvent les lois françaises. L’organisation judiciaire était telle qu’en matière civile, sauf dans le cas des litiges dont la somme en cause était de £10 ou moins, le demandeur avait le choix de s’adresser soit à une cour appliquant les lois anglaises, soit à une autre utilisant le plus souvent les lois françaises. Les juges, à l’exception du juge en chef, n’avaient aucune formation juridique ; les juges de paix étaient d’une parfaite incompétence, et la justice était aussi lente que coûteuse.
Le 28 août 1767, le Conseil privé jugea qu’il avait besoin d’informations supplémentaires et ordonna au lieutenant-gouverneur Guy Carleton, au juge en chef William Hey* et au procureur général Maseres de préparer un rapport sur l’administration de la justice et, si nécessaire, de suggérer des réformes. De plus, il décida d’envoyer dans la province « une personne compétente et de confiance » pour remettre les instructions à ce sujet, transmettre le rapport à Londres et pouvoir en expliquer les difficultés. Pour cette mission délicate, lord Shelburne, alors secrétaire d’État au Département du Sud, choisit Morgann. Le 17 septembre 1767, il l’avisa de sa nomination et lui ordonna de se rendre immédiatement à Québec. Morgann s’entendit immédiatement avec le gouverneur Carleton, mais il fut reçu avec méfiance par Hey et Maseres qui acceptaient mal ce représentant de Londres qui n’avait aucune formation juridique et ne connaissait pas le pays. « M. Morgann, que nous avons pris l’habitude d’appeler « le législateur », écrivait Maseres le 31 août 1768, est arrivé [...] C’est un homme poli et agréable, mais ce n’est pas un avocat. Il parle avec une certaine emphase qui semble empruntée au langage affecté de la chambre des Communes et discourt sur la constitution et sur plusieurs autres sujets, sans avoir des idées précises sur ces questions. »
Conformément au décret du Conseil privé, Maseres remit un rapport à Carleton le 27 février 1769, dans lequel il recommandait une réforme de l’organisation judiciaire et donnait, sans indiquer expressément un ordre de préférence, quatre moyens de remédier au problème de l’incertitude des lois. L’un d’entre eux consistait à remettre en vigueur toutes les lois françaises et à introduire certaines lois anglaises, mais les commentaires faits au sujet de cette solution montraient que Maseres y était opposé. Carleton rejeta avec mécontentement le projet de Maseres. Morgann approuva entièrement cette réaction et il écrivit à Shelburne, le 30 août 1769, que le projet était plein « de défectuosités et d’imperfections », et qu’il était « un rapport étrange ».
Carleton et Hey demandèrent alors à Morgann de rédiger un nouveau projet. Le rapport de ce dernier plut au gouverneur, mais non au juge en chef qui décida d’en écrire un lui-même, alléguant qu’il n’était pas convenable qu’un tel rapport fût écrit par quelqu’un d’étranger à la colonie. À la fin de juin 1769, Hey remit à Carleton son projet qui, d’après Morgann, s’inspirait du sien, mais sans proposer de réforme spécifique. Le projet de Hey ne satisfit pas Carleton qui prit la décision de rédiger personnellement un rapport en s’inspirant du projet de Hey, mais surtout de celui de Morgann, à qui d’ailleurs il demanda des développements additionnels. Le rapport de Carleton, daté du 15 septembre 1769 et signé aussi par Hey, recommandait une réforme du système judiciaire et proposait en particulier la création d’un troisième district judiciaire, la limitation de la compétence de la Cour du banc du roi aux matières criminelles et la nomination de seigneurs et de capitaines de milice comme juges de paix. Il recommandait aussi le maintien des lois françaises, sauf en matière criminelle, commerciale et maritime. Il proposait enfin l’introduction de l’habeas corpus et du procès devant jury dans toute poursuite en dommages-intérêts, et non seulement en matière criminelle. Morgann se montra très satisfait du rapport. Il écrivit à Shelburne, le 30 août 1769, que le rapport de Carleton « n’offr[ait] aucune idée importante qui ne [fût] contenue dans le [sien] », et il vanta hautement les qualités du gouverneur. Hey, même s’il signa le rapport, annexa, en date du 15 septembre 1769, sa dissidence sur la question des lois françaises, dans laquelle il déclarait n’être favorable qu’au rétablissement de celles qui concernaient la tenure des terres, l’aliénation des biens meubles et immeubles, les hypothèques, les successions, les contrats de mariage, l’économie domestique et les liens de parenté. Maseres ne signa pas le rapport et il rédigea lui aussi une dissidence, datée du 11 septembre 1769, où il se disait opposé au rétablissement des lois françaises, sauf celles qui étaient relatives à la tenure des terres, à l’aliénation des biens-fonds, aux privilèges et hypothèques, au douaire et aux successions.
Le 18 septembre 1769, Carleton écrivit au secrétaire d’État aux Colonies américaines, lord Hillsborough, qu’il remettait à Morgann le rapport ainsi que les dissidences de Hey et de Maseres. Il y joignit des précis sur les lois civiles, criminelles et de police en vigueur au moment de la Conquête, de même que le précis préparé par François-Joseph Cugnet* sur les édits, déclarations, ordonnances, provisions et commissions. Carleton loua grandement la collaboration de Morgann, lequel retourna en Grande-Bretagne, où il remit à Hillsborough les documents qui lui avaient été confiés.
La mission de Morgann au Canada eut une grande importance dans le rétablissement de la plupart des lois civiles françaises par l’Acte de Québec en 1774, rétablissement qui avait le double avantage d’être plus équitable pour la population et d’indiquer clairement quelles étaient les lois en vigueur. Elle joua, d’autre part, un rôle dans la réforme apportée à l’organisation judiciaire par l’ordonnance du 1er février 1770. Enfin, lors de la réorganisation du système judiciaire après l’Acte de Québec, des recommandations importantes du rapport de Carleton furent mises en œuvre. Cette réorganisation ne se fit qu’en 1777 à cause de l’invasion américaine [V. Benedict Arnold ; Richard Montgomery*]. Les réformes de 1770 et de 1777 améliorèrent de façon appréciable l’organisation judiciaire. Elles laissèrent subsister, toutefois, des problèmes considérables.
Durant son séjour à Québec, Morgann avait rédigé un rapport sur l’Église et un autre sur les revenus ; ils ne furent toutefois pas envoyés en Grande-Bretagne par le gouverneur. De retour chez lui, Morgann continua d’écrire. Il fit paraître quelques essais dont le plus important, An essay on the dramatic character of Sir John Falstaff, fut publié pour la première fois en 1777. Il y défendait, avec esprit, le courage de ce célèbre personnage de Shakespeare.
En 1782, lord Shelburne confia une autre mission délicate à Maurice Morgann. Ce dernier devint secrétaire privé de Carleton qui, le 2 mars 1782, avait été nommé commandant en chef de l’armée britannique en Amérique du Nord, avec mission de réconcilier les colonies américaines et la mère patrie. En mai 1782, Morgann était à New York où il demeura jusqu’en juillet 1783, même s’il demanda son rappel dès le 17 juin 1782. En 1783, il fut nommé secrétaire de la délégation envoyée à Versailles pour ratifier le traité de paix avec les États-Unis. Trois ans plus tard, Morgann était toujours secrétaire de Carleton. Il continua de s’intéresser aux grandes questions de son temps. Ses Considerations on the present internal and external condition of France furent publiées anonymement en 1794 et son ouvrage, Remarks on the slave trade, aussi anonyme, parut probablement à la même époque. Il mourut à Knightsbridge le 28 mars 1802. Par testament, il avait ordonné de détruire tous ses écrits.
Maurice Morgann est l’auteur de An essay on the dramatic character of Sir John Falstaff (Londres, 1777 ; réimpr., New York, 1970 ; nouv. éd., Londres, 1820 ; 1825 ; W. A. Gill, édit., 1912) et de Considerations on the present internal and external condition of France (s.l., 1794). On lui attribue aussi l’ouvrage anonyme paru sous le titre de Remarks on the slave trade.
APC, MG 23, A4, 20 : 24, 37 (copies).— A collection of several commissions, and other public instruments, proceeding from his majesty’s royal authority, and other papers, relating to the state of the province in Quebec in North America, since the conquest of it by the British arms in 1760, Francis Maseres, compil. (Londres, 1772 ; réimpr., [East Ardsley, Angl., et New York], 1966).— Doc. relatifs à l’hist. constitutionnelle, 1759–1791 (Shortt et Doughty ; 1921).— Maseres, Maseres letters (Wallace).— Rapports sur les lois de Québec, 1767–1770, W. P. M. Kennedy et Gustave Lanctot, édit. (Ottawa, 1931).— British authors before 1800 : a biographical dictionary, S. J. Kunitz et Howard Haycraft, édit. (New York, 1952).— DNB.— Documents of the American revolution, 1770–1783, K. G. Davies, édit. (20 vol., Shannon, république d’Irlande, 1972).— Wallace, Macmillan dict.— Burt, Old prov. of Quebec (1968), 1 : 137, 152–156.— Neatby, Quebec.— Jacques L’Heureux, « L’organisation judiciaire au Québec de 1764 à 1774 », Rev. générale de droit (Ottawa), 1 (1970) :266–331.
Jacques L’Heureux, « MORGANN, MAURICE », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 5, Université Laval/University of Toronto, 2003– , consulté le 1 déc. 2024, http://www.biographi.ca/fr/bio/morgann_maurice_5F.html.
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Auteur de l'article: | Jacques L’Heureux |
Titre de l'article: | MORGANN, MAURICE |
Titre de la publication: | Dictionnaire biographique du Canada, vol. 5 |
Éditeur: | Université Laval/University of Toronto |
Année de la publication: | 1983 |
Année de la révision: | 1983 |
Date de consultation: | 1 décembre 2024 |