DUHAMEL, JOSEPH-THOMAS, prêtre et archevêque catholique, né le 6 novembre 1841 à Contrecœur, Bas-Canada, dernier des 12 enfants de François Duhamel, forgeron, et de Marie-Josephte Audet, dit Lapointe ; décédé le 5 juin 1909 à Casselman, Ontario, et inhumé à Ottawa.

Joseph-Thomas Duhamel avait deux ans lorsque sa famille s’installa à Bytown (Ottawa). Ses études, faites entièrement sous les auspices des oblats de Marie-Immaculée, commencèrent en 1848 au nouveau collège Saint-Joseph (constitué juridiquement l’année suivante sous le nom de collège de Bytown et appelé collège d’Ottawa à compter de 1861). Plus tard, le directeur du collège, Joseph-Henri Tabaret*, lui enseigna. En 1857, Duhamel entra au séminaire diocésain. Tout en poursuivant ses études de théologie, il enseigna au collège, pratique alors courante au Bas-Canada parmi les séminaristes. Ordonné prêtre le 19 décembre 1863 par l’évêque d’Ottawa, Joseph-Bruno Guigues*, il fut un moment vicaire à Buckingham, dans le Bas-Canada, puis fut nommé en août 1864 curé de Saint-Eugène, dans le Haut-Canada. Ses sermons et son aisance en anglais attirèrent l’attention de ses supérieurs, principalement Guigues et l’évêque de Montréal, Ignace Bourget*. En 1869, Guigues l’invita à l’accompagner à Rome pour le Premier Concile du Vatican.

Après la mort de Guigues, survenue le 8 février 1874, il fallut régler la difficile question de sa succession. Le diocèse d’Ottawa, borné à l’est par le diocèse de Montréal, au sud par celui de Kingston et à l’ouest par l’archidiocèse de Toronto, chevauchait la rivière des Outaouais. Au moment des discussions qui avaient mené à la subdivision de l’archidiocèse de Québec et à la création de la province ecclésiastique de Toronto en 1870, l’évêque de Toronto, John Joseph Lynch*, avec l’appui de John Farrell*, évêque de Hamilton, et de John Walsh*, évêque de London, avait tenté d’obtenir que le diocèse d’Ottawa relève de Toronto. Selon Lynch, le fait que la ville d’Ottawa se trouvait en Ontario suffisait à justifier ce transfert, mais il estimait en plus que la capitale du pays devait avoir un évêque dont la langue maternelle était l’anglais. Les évêques du Québec s’élevèrent contre ce transfert parce qu’une bonne moitié du diocèse d’Ottawa se trouvait dans leur province. La hiérarchie ontarienne contre-attaqua en tentant de faire subdiviser le diocèse suivant les frontières civiles. Toutefois, l’épiscopat de la province de Québec persista dans sa résistance en faisant valoir que la moitié des fidèles catholiques habitant la partie ontarienne du diocèse étaient de langue française. Après 1870, Lynch, devenu archevêque, continua de faire valoir ses arguments contre le maintien du statu quo à Ottawa. Guigues s’inquiéta alors tellement de l’avenir de son diocèse que, en 1873, il implora ses collègues du Québec de veiller à ce que son successeur soit un Canadien français. Jamais, soutenait-il, les diocésains canadiens-français ne pourraient espérer être traités aussi équitablement par un prélat irlandais que les diocésains irlandais par un prélat canadien-français.

Le Saint-Siège refusa d’apporter au diocèse d’Ottawa les changements réclamés par les évêques ontariens. Il consulta uniquement les évêques du Québec avant de désigner le successeur de Guigues en 1874. Cependant, même si les évêques du Québec faisaient front commun contre la hiérarchie ontarienne, des différences de tempérament, des divergences d’intérêts, des désaccords tactiques les divisaient profondément. Comme on pouvait le prévoir, ils ne parvinrent pas à s’entendre sur le choix du successeur de Guigues. Bourget et l’évêque de Trois-Rivières, Louis-François Laflèche*, préféraient Duhamel ; d’autres, dont l’archevêque de Québec, Elzéar-Alexandre Taschereau*, voulaient Antoine Racine*. Rome choisit Duhamel en notant que « vraiment, il [n’aurait pas été] opportun de nommer à ce siège un évêque irlandais ». Cette décision ne plut pas au représentant de l’archidiocèse de Québec à Rome, Benjamin Pâquet*. Selon lui, Duhamel, en raison de ses affinités avec le clan de la hiérarchie québécoise dirigé par Bourget, était une « nullité » et une « nuisance ». Toutefois, Pâquet espérait que l’on pourrait amener le nouvel évêque à penser et à agir « d’une manière raisonnable ».

Duhamel fut sacré en la cathédrale d’Ottawa le 28 octobre 1874 par Taschereau, assisté de Laflèche et d’Édouard-Charles Fabre*, le coadjuteur de Bourget. Avec le temps, il s’avéra que Pâquet avait eu raison de s’inquiéter des allégeances du nouvel évêque. Sur l’épineuse question du rôle du clergé en politique, Duhamel resta un vigoureux partisan du clan de Bourget. Lorsque le Saint-Siège accepta la démission de Bourget en 1876, Duhamel tenta avec d’autres de faire annuler cette décision. Ensuite, il soutint fidèlement les combats que Laflèche menait, généralement contre l’archevêque de Québec, en vue d’empêcher la subdivision du diocèse de Trois-Rivières et de soustraire le clergé aux lois provinciales sur l’abus d’influence en période électorale. Duhamel défendit aussi la mission de Joseph-Gauthier-Henri Smeulders, le commissaire apostolique envoyé à Québec en 1883 pour apaiser les tensions à l’intérieur de l’Église.

Au sujet de la question scolaire du Manitoba, Duhamel préconisait l’adoption d’une loi fédérale qui viendrait restaurer les droits de la minorité catholique. Pendant la campagne fédérale de 1896, il soutint que l’Église était justifiée d’intervenir en faveur des candidats qui promettaient de travailler à la restauration de ces droits. Le compromis négocié ensuite par le premier ministre Wilfrid Laurier* et le premier ministre du Manitoba, Thomas Greenway, lui sembla une trahison. Il craignait que le triomphe des intérêts partisans annoncé par ce compromis ne sape l’influence morale de l’Église dans la société. C’est pourquoi il appuya les efforts tentés pour saborder le compromis, dont le voyage de Mgr Louis-Nazaire Bégin* à Rome en 1897. Bégin espérait contrer la mission diplomatique de Rafael Merry del Val, délégué apostolique envoyé au Canada par le Saint-Siège. À Merry del Val, qui craignait une flambée de fanatisme protestant si l’on ne satisfaisait pas bientôt, dans une certaine mesure, les souhaits de la majorité au Manitoba, Duhamel répliqua : « Il est hors de doute que les hommes politiques qui parlent de chisme, de guerre, cherchent à se persuader de la possibilité d’une éventualité que l’histoire récente du Canada montre tout-à-fait impossible. Ah ! oui, certainement, un parti peut perdre le pouvoir et croire que c’est une calamité publique ; mais [...] [d]ans notre régime parlementaire, un ministère n’est pas une institution permanente et héréditaire. » Duhamel appréhendait surtout que les droits des catholiques soient menacés dans tout le Canada, y compris au Québec, advenant une capitulation au Manitoba. En 1905, lorsque la création des provinces de l’Alberta et de la Saskatchewan remit à l’ordre du jour les droits des catholiques en matière d’éducation, Duhamel soutint vigoureusement Adélard Langevin*, l’archevêque de Saint-Boniface, contre Laurier et Donato Sbarretti, le délégué apostolique du Saint-Siège, qui semblaient tous deux penser que la raison d’État avait une importance capitale dans la conclusion d’une entente.

Toutefois, Duhamel ne fut pas à l’avant-garde de ces luttes ; rester dans l’ombre des acteurs principaux lui convenait. Avant tout, il se consacrait à son diocèse qui, malgré le travail de son prédécesseur, en était encore à l’époque des pionniers. Les établissements catholiques d’Ottawa étaient encore adaptés aux besoins d’un centre d’exploitation forestière, même si la ville était la capitale du dominion depuis 1867. En outre, le diocèse s’étendait au nord jusque dans la baie James et la péninsule d’Ungava. Guigues avait été membre de la communauté des oblats, et le fait que le diocèse englobait un vaste territoire missionnaire convenait à cette communauté, qui considérait l’évangélisation des Amérindiens comme l’un des principaux motifs de sa présence au Canada. Cependant, la communauté avait demandé expressément que le successeur de Guigues ne soit pas un oblat, et Duhamel avait du mal à répondre aux besoins de la partie nord de son diocèse.

Duhamel était un évêque consciencieux. Comme il prévoyait s’absenter d’Ottawa durant de longues périodes, il nomma quelques mois après son accession à l’épiscopat un vicaire général, Laurent Jouvent, curé à Pembroke, à qui il confia une part de ses fonctions administratives. Dès 1880, Duhamel avait déjà visité trois fois les régions habitées de son diocèse ; par la suite, il fit des tournées tous les trois ans. En 1878, il avait institué des conférences ecclésiastiques annuelles pour l’édification de son clergé. Il convoquerait des synodes en 1888, en 1891 et en 1895 afin de donner une plus grande uniformité à son diocèse. Conformément aux souhaits fréquemment exprimés par Rome, il créa en 1889 un chapitre qui le conseillait en matière d’administration diocésaine.

Tout au long de son épiscopat, Duhamel s’employa à doter les catholiques francophones de paroisses et d’écoles de langue française. Il insistait auprès de ses diocésains pour qu’ils envoient leurs enfants dans des écoles catholiques. En 1901, il eut une longue querelle à ce propos avec les paroissiens d’Orléans ; voyant qu’ils n’obéissaient pas à ses directives, il leur refusa les sacrements. Il encouragea la fondation de plusieurs confréries et la propagation des pratiques de dévotion. Par ailleurs, il tenait à ce que les Franco-Ontariens aient des institutions qui leur permettraient de mieux résister, sur le plan économique, à la domination de l’Ontario protestant. Adversaire des sociétés de secours mutuel qui regroupaient catholiques et protestants, il soutenait que tous les programmes d’assistance sociale devaient être intimement liés aux œuvres de l’Église, comme c’était le cas au Québec. On avait formé de petites sociétés de secours mutuel dans plusieurs localités où étaient rassemblés des Franco-Ontariens afin que, en cette période de mutation rapide de l’économie provinciale, leurs membres, appartenant surtout à la classe ouvrière, soient protégés contre les incertitudes financières. Ces sociétés offraient par exemple de l’assurance-chômage et de l’assurance-maladie, des fonds pour des obsèques décentes et des versements modestes à la mort de membres d’une famille, ainsi que la protection spirituelle d’un saint patron et du curé. À la fin des années 1880, Ottawa comptait au moins quatre sociétés de ce genre : l’Union Saint-Antoine-de-Padoue, l’Union Saint-Thomas, l’Union Saint-Pierre et l’Union Saint-Joseph d’Ottawa [V. Jacques Dufresne*]. Duhamel passerait souvent par ces sociétés pour parler à ses ouailles de questions comme l’éducation, la colonisation, la tempérance, la solidarité nationale et la nécessité d’être prévoyant en matière financière.

L’engagement de Duhamel dans le mouvement de secours mutuel s’intensifierait énormément après la publication, en 1891, de l’encyclique Rerum novarum, dans laquelle Léon XIII pressait les catholiques de participer à la formation de sociétés de secours mutuel et de syndicats. Un œil sur Rome et l’autre sur les besoins de ses diocésains, Duhamel s’attela vite à la tâche de réunir la majorité de la population franco-ontarienne pour former une seule société de secours mutuel d’envergure provinciale. En 1895, avec plusieurs membres de l’élite canadienne-française à Ottawa, dont Napoléon-Antoine Belcourt*, il contribua largement à faire de l’Union Saint-Joseph d’Ottawa la première société nationale de la province (elle prendrait le nom d’Union Saint-Joseph du Canada en 1900). En grande partie grâce à l’appui inconditionnel de Duhamel, l’union prit rapidement de l’expansion un peu partout dans la province ; au moment de la mort de l’archevêque, elle aurait plus de 150 sections locales représentant la majorité de la population franco-catholique. Par le truchement des réunions hebdomadaires de l’Union Saint-Joseph à Ottawa et d’articles publiés dans le bulletin mensuel de cette société, Duhamel fut en mesure d’accroître son influence sur la population franco-ontarienne, très dispersée dans son diocèse et ailleurs dans la province, et de prévenir les membres de l’union des dangers que représentaient les orangistes du gouvernement de James Pliny Whitney*. Lorsque la communauté franco-ontarienne dut s’organiser rapidement pour défendre ses droits en matière d’éducation, ce fut par l’entremise des sections locales de l’Union Saint-Joseph que Duhamel lança son cri d’alarme. En grande partie grâce à son appel, lancé au début de 1909, la direction de l’Union Saint-Joseph put recueillir des fonds et mobiliser la communauté sous la bannière de l’organisme, L’union fait la force, afin d’envoyer plusieurs centaines de délégués au Congrès d’éducation des Canadiens français de l’Ontario, qui se tint à Ottawa en janvier 1910 [V. Belcourt]. Ce congrès, qui accueillit plus de 1 200 délégués, jeta les bases d’une organisation nationale – l’Association canadienne-française d’éducation d’Ontario – dont la plupart des membres seraient choisis par l’entremise des conseils locaux de l’Union Saint-Joseph du Canada.

Les rivalités entre l’épiscopat canadien-français et l’épiscopat irlandais, qui ne s’étaient pas apaisées avec sa nomination, firent rapidement prendre conscience à Duhamel que, s’il se contentait d’un second rôle dans le clan Bourget, la viabilité de son diocèse serait menacée. De plus, il parvint vite à la conclusion qu’Ottawa avait son caractère propre et que c’était hors des provinces ecclésiastiques de Québec et de Toronto que son diocèse pourrait le mieux s’épanouir. Dès la fin des années 1870, il poursuivait avec une grande ténacité trois objectifs : la création du vicariat de Pontiac (futur diocèse de Pembroke), afin de ne plus avoir sous sa responsabilité directe le territoire missionnaire du nord et du nord-ouest ; l’obtention d’une charte universitaire pontificale pour le collège d’Ottawa (cet établissement avait reçu une charte provinciale en 1866) ; l’érection d’Ottawa en province ecclésiastique. Dès 1889, ces trois objectifs étaient atteints et Duhamel lui-même se trouvait, de ce fait, dans une position moins précaire au sein de l’Église canadienne.

La création du vicariat de Pontiac, comparable au vicariat du Canada septentrional établi en 1874 à l’ouest du diocèse d’Ottawa [V. Jean-François Jamot*], fut recommandée à Rome par le sixième concile de la province ecclésiastique de Québec, qui se tint en mai 1878. Cependant, les évêques ontariens s’y opposèrent fermement, car ils y voyaient un moyen à peine déguisé de faire échec à leurs propres projets, soit l’annexion du diocèse d’Ottawa ou à tout le moins de sa portion ontarienne. Duhamel fit valoir que l’Église devait déployer de plus grands efforts afin de pourvoir au bien-être spirituel des Amérindiens de ces régions, dont certaines étaient situées à 600 milles d’Ottawa. Il ajouta qu’un évêque anglican et que plusieurs missionnaires de diverses confessions œuvraient sur le territoire de son diocèse. Ce fut probablement ce dernier argument qui convainquit le Saint-Siège d’agir. Le nouveau vicariat fut érigé le 11 juillet 1882, et la charge en fut confiée à Narcisse-Zéphirin Lorrain, mais les cardinaux qui approuvèrent la décision prirent bien soin de noter que l’épiscopat ontarien conservait le droit de réclamer l’annexion d’une partie ou de la totalité du diocèse. Toutefois, Duhamel avait un allié au Saint-Siège, à savoir le prélat chargé de l’affaire, le cardinal Luigi Oreglia di San Stefano, selon qui la solution ultime était de faire d’Ottawa une province ecclésiastique.

Duhamel passa à un cheveu d’atteindre immédiatement son deuxième objectif. Au cours de sa première visite ad limina à Rome en 1878, il demanda une charte pontificale pour le collège d’Ottawa. Sans charte de ce genre, soutenait-il, le collège avait beaucoup plus de mal à recruter des étudiants catholiques. De plus, il craignait que, voyant l’impossibilité d’obtenir à Ottawa les diplômes universitaires en théologie que seuls les établissements dotés d’une charte pontificale pouvaient décerner, les séminaristes n’aillent étudier ailleurs, ce qui représenterait une perte pour le diocèse. La requête de Duhamel avait l’appui du supérieur général des oblats, Joseph Fabre, ainsi que de l’archevêque de Paris, le cardinal Hippolyte Guibert. Léon XIII approuva cette requête en 1879, mais des jeux de coulisse en freinèrent la mise en application. Taschereau et Lynch s’opposaient fermement à cette mesure parce qu’elle semblait mettre en danger leurs propres établissements d’enseignement supérieur, soit l’université Laval de Québec et le St Michael’s College de Toronto. Duhamel revint à la charge au cours de sa deuxième et de sa troisième visite à Rome, en 1882 et en 1888–1889. Finalement, il obtint une charte d’université catholique le 15 février 1889, mais uniquement parce qu’Ottawa était alors devenu une province ecclésiastique.

En 1879, Taschereau, avec d’autres évêques du Québec, avait écrit à Rome en faveur de l’élévation d’Ottawa au rang de province ecclésiastique. De toute évidence pourtant, il n’était pas pressé de voir la chose se faire. Selon lui, Ottawa ne pouvait pas devenir une province ecclésiastique sans que le diocèse de Montréal le devienne aussi. Or, si cela arrivait, les dimensions de sa propre province ecclésiastique se trouveraient réduites et l’établissement d’une université indépendante à Montréal, rivale de l’université Laval, deviendrait plus probable. Pour leur part, les évêques ontariens, plus déterminés que jamais à stopper les initiatives de Duhamel, invoquèrent des arguments d’ordre ethnique. Lynch affirma à Rome que les Français du Canada connaissaient le sort que leurs cousins avaient subi en Louisiane. Leur influence politique déclinait sans cesse et ils seraient bientôt tous assimilés ; ils « ne laisseront pas une seule empreinte durable sur [le] pays », disait-il. À son avis, les évêques canadiens-français étaient étroits d’esprit, et leurs sempiternelles tractations en faveur du Parti conservateur prouvaient qu’ils étaient mauvais diplomates. Toujours selon lui, les décrets des conciles provinciaux tenus à Québec manquaient singulièrement de bon sens depuis que, en 1868, les évêques de l’Ontario avaient cessé d’y participer. D’après Lynch, ces raisons justifiaient pleinement l’annexion d’Ottawa à la province ecclésiastique de Toronto. Duhamel répliqua en invoquant lui aussi des arguments d’ordre ethnique. L’histoire, avança-t-il, montrait que, si l’Église avait pu prendre de l’expansion en Amérique du Nord britannique, c’était parce que les Canadiens français avaient constamment défendu les droits des catholiques, tant contre les autorités britanniques que contre les fanatiques protestants du Canada. En outre, les religieux francophones avaient fait du travail missionnaire d’un bout à l’autre du pays. Duhamel soutenait aussi que le diocèse d’Ottawa ne pourrait acquérir un caractère vraiment catholique qu’en se développant indépendamment de Toronto, où les influences protestantes étouffaient l’expression du catholicisme.

Cependant, ces arguments ne suffirent pas. Voyant que Taschereau persistait dans ses atermoiements, Duhamel décida de passer à l’action. En 1886, il présenta à Rome une requête signée par les trois membres canadiens-français du cabinet de sir John Alexander Macdonald*, qui avaient reçu des titres du Saint-Siège. Sa détermination porta fruit : Léon XIII éleva Ottawa au rang de métropole le 8 juin 1886, et le vicaire apostolique de Pontiac devint le suffragant de l’archevêque. En même temps, Édouard-Charles Fabre devint archevêque de Montréal et Taschereau, cardinal. À Rome, on avait enfin compris que, en créant de nouvelles structures ecclésiastiques, on avait une chance de mettre un terme aux querelles qui, depuis des années, déchiraient le clergé de la province de Québec et opposaient celui-ci à la hiérarchie ontarienne.

Le travail de consolidation était presque terminé. Cependant, sans un deuxième suffragant, l’archevêque Duhamel n’était pas autorisé à réunir un concile provincial, de sorte qu’il ne pouvait pas mettre au point la discipline de sa province ecclésiastique. D’autres évêques de l’Ontario étaient préoccupés par l’accession d’Ottawa au statut de métropole. En avril 1889, sous la direction de James Vincent Cleary*, évêque de Kingston, ils demandèrent donc au Saint-Siège de subdiviser l’archidiocèse de Toronto afin de faire de Kingston une nouvelle province ecclésiastique et de créer dans l’est de l’Ontario un nouveau diocèse qui serait rattaché à Kingston. Le Saint-Siège accepta : il éleva Kingston au rang de province ecclésiastique, plaça Peterborough sous l’autorité de Kingston et créa le diocèse d’Alexandria (Alexander Macdonell en devint évêque).

Ce fut aussi à la fin des années 1880 que Duhamel fit cause commune avec l’abbé François-Xavier-Antoine Labelle*, commissaire adjoint au département de l’Agriculture et de la Colonisation de la province de Québec à compter de 1888. Tous deux étaient convaincus que, pour assurer l’avenir du Canada français, il fallait coloniser les terres inoccupées qui se trouvaient au nord de la vallée du Saint-Laurent. Pour encourager ce mouvement de colonisation, ils voulaient créer dans l’ouest du Québec un diocèse dont le siège serait soit Saint-Jérôme, soit Sainte-Thérèse-de-Blainville (Sainte-Thérèse), et dont l’évêque serait Labelle. Mais ils proposaient, pour que ce diocèse soit viable, de prendre une partie du diocèse d’Ottawa et une partie de l’archidiocèse de Montréal (le territoire enlevé à Montréal aurait formé un tiers du nouveau diocèse). Le premier ministre du Québec, Honoré Mercier*, appuya cette proposition avec enthousiasme, de même que les supérieurs du petit séminaire de Sainte-Thérèse et du collège de L’Assomption. L’archevêque Fabre, lui, la rejeta fermement. Ses relations avec Labelle étaient plutôt froides. En plus, il projetait de créer au nord de Montréal un diocèse qui relèverait de son autorité et qui serait formé d’un territoire provenant en partie de la province ecclésiastique d’Ottawa. Finalement, Rome rejeta la requête de Duhamel en décembre 1890 à cause des difficultés financières de l’archidiocèse de Montréal. En 1908, Duhamel tenta une dernière fois d’avoir un autre suffragant. Il suggéra d’annexer à Ottawa le diocèse de Sault Ste Marie (formé à partir de Peterborough en 1904), dont la population était très majoritairement francophone. Rome rejeta cette recommandation, mais accepta, comme le proposait Narcisse-Zéphirin Lorrain, évêque de Pembroke depuis 1898, de créer un nouveau vicariat dans la partie septentrionale du diocèse de Pembroke. Le vicariat de Témiscamingue fut érigé le 22 septembre 1908 ; peu après, Élie-Anicet Latulipe* en fut sacré évêque. Finalement, Duhamel triomphait : sa province ecclésiastique avait des assises solides.

Dans l’ensemble, Duhamel avait de quoi être fier. En 1871, le diocèse d’Ottawa comprenait 92 500 catholiques ; en 1911, le même territoire en comptait 246 600. Certes, à cause de la création du vicariat de Pontiac, Duhamel avait en 1911 un diocèse beaucoup plus petit qu’au moment de sa nomination, mais il avait tout de même la charge de 184 700 diocésains. Répondre aux besoins de cette population en pleine croissance n’était pas facile. La pénurie de prêtres était chronique, mais alors que Duhamel avait seulement 22 prêtres séculiers en 1878, leur nombre s’élevait à 114 en 1905. Au moment de son accession à l’épiscopat, le diocèse comptait seulement une communauté d’hommes, les oblats, et trois communautés de femmes, les Sœurs de la charité d’Ottawa, les Sœurs du Bon-Pasteur et la Congrégation de Notre-Dame. À la fin de son épiscopat, il y avait 6 communautés de prêtres, 4 de frères et 13 de religieuses qui remplissaient une variété de fonctions pastorales : enseignement à tous les niveaux et dans divers milieux, travail hospitalier et domestique, soins aux orphelins, aux enfants trouvés, aux délinquantes et aux vieillards. Les deux groupes linguistiques bénéficiaient de ces services. Pendant l’épiscopat de Duhamel, la proportion du clergé régulier par rapport au clergé séculier était plus élevée à Ottawa que dans n’importe quel diocèse du Québec. Duhamel exigeait des communautés religieuses qui souhaitaient s’établir dans le diocèse qu’elles installent leurs noviciats canadiens dans sa ville. Ainsi, disait-il, « catholiques et protestants, touristes, visiteurs et hommes d’affaires qui viennent en si grand nombre, chaque année, au siège du Gouvernement Fédéral, pourront constater de visu l’importance que l’Église attache aux arts et aux sciences à tous les degrés ». Manifestement, l’évêque aspirait à faire du siège de son diocèse, comme il convenait à la capitale du dominion, la vitrine du catholicisme canadien.

En dépit de ses remarquables réussites administratives, Duhamel connut une fin de règne tourmentée. En 1903, deux terribles incendies survinrent à Ottawa : le premier jeta 800 personnes sur le pavé ; un père oblat trouva la mort dans le deuxième, qui détruisit les installations (dont la bibliothèque) du collège d’Ottawa. L’année suivante, à la Haute Cour de justice de l’Ontario, Hugh MacMahon, saisi de la plainte d’un instituteur catholique laïque d’Ottawa, conclut à la nullité d’un contrat entre le conseil scolaire d’Ottawa et les Frères des écoles chrétiennes parce que ceux-ci n’avaient pas de certificats provinciaux. Duhamel obtint des certificats temporaires du gouvernement de George William Ross*, mais la Cour d’appel maintint le jugement, puis le comité judiciaire du Conseil privé fit de même en 1906. L’année suivante, Queen’s Park adopta une loi qui renforçait ce jugement. Ce dernier menaçait de saper le travail accompli au fil des ans par Duhamel et de détruire les communautés enseignantes qui œuvraient dans la partie ontarienne de l’archidiocèse. Il fut l’un des principaux motifs de la convocation du congrès de 1910.

Une poignée de diocésains irlandais, autant religieux que laïques, rendit les 15 dernières années de l’épiscopat de Duhamel particulièrement éprouvantes. Aiguillonné, semble-t-il, par la question des écoles du Manitoba, ce groupe dénonçait surtout la situation de l’enseignement catholique dans l’archidiocèse. Les protestataires reprirent tous les arguments francophobes exprimés naguère par Lynch. Selon eux, Duhamel était réactionnaire, vil et ignorant, et les oblats s’intéressaient plus à l’argent qu’à la transmission d’un savoir que, de toute façon, ils ne possédaient guère. L’archevêque, disaient-ils, s’acharnait à rendre l’enseignement public aussi pitoyable qu’au Québec. En même temps, le clergé canadien-français menaçait les droits civils et religieux des irlando-catholiques en se mettant à dos la majorité protestante du Canada.

Divers établissements catholiques connurent des conflits ethniques dans les dernières années de l’épiscopat de Duhamel. À Buckingham, la première paroisse où il avait été affecté, des fidèles anglophones réclamèrent leur propre église et leur propre curé. Les Irlandais d’Ottawa exigèrent une plus forte représentation au conseil des écoles séparées de la ville. En plus, ils firent valoir que le collège d’Ottawa, où l’anglais était devenu la langue officielle en 1874, avait été fondé pour servir leurs intérêts et que, par conséquent, seules des personnes de langue maternelle anglaise devaient y enseigner [V. Théophile Lavoie]. L’hostilité éclata même au sein de la communauté des oblats.

Le prédécesseur de Duhamel avait soutenu que les catholiques des deux groupes linguistiques seraient mieux desservis par un clergé francophone que par des Canadiens irlandais dont le but semblait être l’assimilation des Canadiens français. Duhamel partageait ce point de vue. Il se peut que cette conviction l’ait empêché d’être sensible aux aspirations légitimes de ses diocésains anglophones, ceux de Buckingham notamment, mais c’est en s’appuyant sur elle qu’il put écarter les tentatives de certains Irlandais – par exemple Michael Francis Fallon*, vice-recteur de 1896 à 1898 – d’établir leur hégémonie sur le collège d’Ottawa. Duhamel fut certainement heureux que les classes françaises soient rétablies à l’université en 1901. En outre, avec l’approbation de Rome, il veilla à ce que l’université remplisse sa mission, desservir les deux groupes linguistiques, et congédia même le recteur Joseph-Édouard Émery, dit Coderre, en 1905 pour préserver cette mission.

« Il est mort au poste », précisa Donato Sbarretti dans la dépêche où il informa Rome du décès de l’archevêque d’Ottawa. Sbarretti expliquait que, même si Duhamel faisait de l’angine de poitrine depuis un an, il avait continué à s’épuiser au travail. Le jour de sa mort, il avait conféré les ordres mineurs et majeurs à 65 jeunes religieux ; la cérémonie, d’une durée de quatre heures, avait commencé à six heures du matin. L’après-midi, il s’était mis en route pour visiter l’archidiocèse, mais il était tombé malade à Casselman. Toujours en pleine possession de ses facultés, il avait reçu les derniers sacrements, puis était « parti pour une vie meilleure ».

Joseph-Thomas Duhamel n’était ni un érudit, ni un orateur, ni un chef plein de charisme, mais c’était un administrateur compétent, et il consacra le meilleur de ses énergies à son diocèse. En dépit des luttes entre groupes ethniques et clans, il parvint à donner au siège de son diocèse un caractère unique, à en faire le foyer du catholicisme canadien. Il dut braver la froide hostilité des évêques anglophones de l’Ontario. Il dut aussi affronter l’incompréhension de certains de ses collègues du Québec qui jugeaient que les établissements religieux et éducatifs bilingues d’Ottawa étaient « trop anglais », et qui dénonçaient l’insistance que Duhamel mettait sur la nécessité, pour les Canadiens français, d’apprendre l’anglais. Par le truchement d’organisations telle l’Union Saint-Joseph du Canada et par les idéaux qu’il défendit, Duhamel put vaincre la dispersion des Franco-Ontariens et les rassembler en une communauté énergique, prête à lutter pour ses droits. Sévère en matière de discipline, rigoriste sur le plan de la morale, il n’oublia pourtant jamais ses origines modestes : il avait une empathie naturelle pour les gens ordinaires. Tout au long de sa vie, ce furent son dévouement infaillible à Rome et son souci de promouvoir les intérêts et les droits des Canadiens français qui guidèrent ses actes.

Roberto Perin et Gayle M. Comeau-Vasilopoulos

ANQ-M, CE1-58, 6 nov. 1841.— Archivio della Propaganda Fide (Rome), Acta, vol. 240–241, 250 ; Nuova serie, vol. 240–241, 272, 333, 463 ; Scritture originali riferite nelle Congregazioni generali, vol. 1020, 1037 ; Scritture riferite nei Congressi, America settentrionale, vol. 14, 20, 24, 28, 32.— Archivio Segreto Vaticano (Rome), Delegazione apostolica del Canadà, 37, dossiers 1–2 ; 50 ; 179 ; Segreteria di Stato, rubrica 251, fasc. 13.— ASQ, Univ., 35, n° 16.— Centre de recherche en civilisation canadienne-française (Ottawa), C 2 (Assoc. canadienne-française de l’Ontario, auparavant l’Assoc. canadienne-française d’éducation de l’Ontario) ; C 20 (Union du Canada, auparavant l’Union Saint-Joseph du Canada).

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Roberto Perin et Gayle M. Comeau-Vasilopoulos, « DUHAMEL, JOSEPH-THOMAS », dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 13, Université Laval/University of Toronto, 2003– , consulté le 1 déc. 2024, http://www.biographi.ca/fr/bio/duhamel_joseph_thomas_13F.html.

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Auteur de l'article:    Roberto Perin et Gayle M. Comeau-Vasilopoulos
Titre de l'article:    DUHAMEL, JOSEPH-THOMAS
Titre de la publication:    Dictionnaire biographique du Canada, vol. 13
Éditeur:    Université Laval/University of Toronto
Année de la publication:    1994
Année de la révision:    1994
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